L'appel de la route
IV
M. Lormier ne parut pas le lendemain, malgré sa promesse. Une semaine s’écoula. J’avais cessé de l’attendre et ne songeais plus à sa visite, quand j’eus la surprise de l’entendre annoncer. En l’apercevant, je me rappelle avoir éprouvé même un peu d’humeur, ayant, je ne sais pour quelle raison, besoin de ma fin d’après-midi. Je ne me doutais guère en revanche que, grâce à lui, j’allais découvrir un aspect de la vie, et me heurter pour la première fois à des idées qui, depuis lors, n’ont plus cessé de me hanter.
Il entra, l’air résolu, et sans montrer l’hésitation habituelle.
— Me voici, dit-il ; me portant à merveille, je ne viens pas consulter, mais remercier l’ami que vous avez été pour nous. Il y a longtemps déjà que j’avais décidé de le faire. Si ma démarche est tardive, cela tient à ce que personne n’est jamais tout à fait maître d’agir comme il le voudrait.
Je répondis :
— J’espère que vous ne vous êtes pas dérangé pour si peu, et je compte bien que vous satisferez, par-dessus le marché, ma curiosité.
— Votre curiosité ?
— Ne deviez-vous pas me parler des Traversot ?
J’allais ainsi droit au but. J’ai toujours trouvé que la méthode est bonne. Il prit, au contraire, un air évasif :
— Ah ! oui, j’oubliais… seulement cela n’a plus d’importance.
— Que comptiez-vous m’en dire ?
— Rien en vérité. Je croyais l’autre jour avoir besoin d’un conseil. Il se trouve qu’il arriverait trop tard, la décision étant prise et… exécutée.
— Et moi qui rêvais de révélations sensationnelles ! m’écriai-je.
— J’hésitais précisément à les porter à qui de droit. Partagé entre le scrupule de me mêler de choses qui ne me concernent pas, et le désir de ne pas laisser duper des gens honorables, je comptais vous soumettre mon embarras. Mais hier, conversant avec mon notaire, j’eus l’idée de lui sortir mon cas. Jugez de ma chance : il gère aussi les intérêts des Traversot, chose que j’ignorais. Sans que je l’aie voulu, ma conscience s’est donc trouvée libérée, et le cas qui me troublait a cessé d’exister.
Je répliquai, désireux d’en tirer au moins le peu que je pourrais :
— Tant pis : cela prouve du moins que vous connaissez M. de La Gilardière.
— Moi ?… pas du tout.
— Alors comment étiez-vous renseigné sur lui… car il s’agissait de lui, n’est-ce pas ?
— Oh ! un hasard trop long à expliquer… Une compagne de couvent de ma femme qui, devenue dame de compagnie chez la mère du jeune homme, a voulu s’informer près de nous des Traversot et qui, du même coup… bref des histoires ; fort heureusement, elles ne m’intéressent plus.
— Allons ! fis-je déçu, il reste que vous aviez songé à moi pour vous éclairer dans une circonstance délicate : je vous en remercie.
Tout ceci, échangé sans qu’il prît seulement la peine de choisir un siège. Je crus qu’il allait repartir aussitôt ; mais non, après avoir regardé l’heure, il reprenait :
— Si je ne dérange pas, puis-je m’asseoir ? Depuis quelque temps, je me sens vite las.
Sans attendre la réponse, il s’affala ensuite sur un fauteuil. Du même coup, l’air du début fit place à un autre, accablé. Ainsi qu’il arrive fréquemment aux nerveux, après avoir paru prêt à tout renverser sur son passage, il ne semblait plus capable que de crier grâce, comme un coureur à bout d’étape.
— Est-il bien sûr, demandai-je, que votre fille ait tort quand elle vous pousse à vous soigner ?
— Oh ! murmura-t-il, ma fille ne s’inquiète pas de moi autant que vous le croyez…
Et sa main, qui avait tenté de se soulever, retomba lourdement sur l’accoudoir.
— Je suis témoin pourtant du souci que lui donne votre état.
— On parle, les mots s’envolent, l’âme est ailleurs…
— Vous n’allez pas prétendre que votre fille soit indifférente à ce qui vous concerne ?
Il releva la tête, me considéra un instant :
— Non, soupira-t-il, je crois qu’elle m’aime encore.
— Vous n’en êtes pas sûr ?
Il ne répondit pas. Je n’osai insister : j’attendais qu’il lui plût de reprendre la conversation, là où il voudrait. Et ce fut alors un silence d’autant plus pesant qu’à Semur, et sur la place que j’habite, il n’y a jamais de bruits au dehors : les seuls que je connaisse sont au moment des offices ou quand l’heure sonne à Notre-Dame.
En même temps que j’attendais, j’eus aussi l’étonnement de m’apercevoir que le visage de M. Lormier avait repris exactement l’expression de la première nuit, au chevet de la mourante. Même aspect de relâchement total, souligné par la torpeur du regard fixe. Il faut croire que les traits humains disposent de bien peu d’éléments pour extérioriser l’âme : ils ne diffèrent pas, qu’il s’agisse d’escompter la fin d’une catastrophe ou d’en appréhender la venue !
Soudain, il parut prendre une résolution définitive. Le regard redevint net, se fixant sur le mien. Je compris que le sujet véritable de la visite, encore inexpliqué, allait paraître.
— Docteur, recommença-t-il d’une voix qui s’efforçait d’être posée, y a-t-il des cas où l’on soit fou, tout en gardant la conscience nette de sa folie ?
— Ouais ! m’écriai-je, à quel propos ces balivernes ?
— Parce qu’obsédé par une pensée que la raison des autres jugerait démente et qui doit l’être par conséquent, je ne la discute plus et l’accepte.
— Et peut-on connaître de laquelle il s’agit ?
— Entre ma fille et moi, il y a quelqu’un.
— Qui ?
— J’ai dit quelqu’un : si je savais qui, je ne serais pas ici.
De nouveau, son visage changeait. J’y déchiffrai une telle angoisse que brusquement une pensée m’étreignit. Le drame — que, l’autre jour, candide, j’attendais seulement pour des temps à venir, — aurait-il déjà paru ?
Ne sachant plus très bien si je voulais le confesser ou le consoler, je pris ses mains dans les deux miennes, et m’efforçant de ne rien laisser voir de mes appréhensions :
— Vous êtes fou, en effet, cher monsieur, mais d’une folie sans fièvre et dont je vous ai donné le nom, quand nous étions au Rempart : la jalousie.
Il secoua les épaules.
— Je vous affirme que je ne me trompe pas.
— Je vous affirme aussi que la jalousie est un état dans lequel on s’épuise à interpréter le réel à la lueur d’une chimère. Qu’on écarte celle-ci, tout redevient clair. Dès qu’on se sait jaloux, d’ailleurs, la moitié de la cure est réalisée : la seule difficulté est de le reconnaître. Essayez.
Il avait paru m’écouter attentivement : cependant, à peine eus-je achevé qu’arrachant ses mains prisonnières, il répéta :
— Non, je ne me trompe pas…
Puis martelant les mots, comme s’il prétendait les graver mieux dans mon cerveau :
— Aucune chimère ne me trouble ; j’ai des yeux et ils voient. Ma fille n’est plus à moi : quelqu’un me l’a prise. Nous avons l’air encore de vivre en tête-à-tête : ce n’est pas vrai, entre elle et moi, il y a lui !
Convaincu que plus je garderais de ménagements et plus il s’entêterait dans ses affirmations sans les éclairer d’aucune manière, je ripostai alors rudement :
— Pour prendre votre fille, il faudrait d’abord pouvoir en approcher ! Vous ne vous quittez pas. Elle sort si vous sortez, et rentre quand vous rentrez. Et qui connaissez-vous ici ? Quelques prêtres, des voisins, personne… Nulle maison plus fermée que la vôtre ! Songez que, lorsque vous m’avez appelé, j’avais à peine entendu prononcer votre nom ! Ma venue a été un fait tellement extraordinaire que vous en avez conçu, un instant, les pires craintes ; celles-ci se sont dissipées, soit, mais jugez des autres ! Le voilà, le réel ! Y ajouter quoi que ce soit est inductions et sottises. Quant au traitement, il dépend de vous seul. La jalousie n’est pas une maladie : elle est un vice. On ne s’en guérit pas avec des drogues : on s’en corrige. A vous de la dompter, comme on y arrive pour la morphine ou le vin.
Il s’était remis à m’écouter avec l’avidité de l’enfant qui tente de se rassurer auprès d’une grande personne. Peut-être aurait-il été déçu si je ne lui avais pas dit ces choses qu’il s’était déjà dites, et précisément de cette manière ; mais, comme auparavant, je sentais aussi que mes paroles glissaient sur lui sans l’atteindre, telle une averse sur des ardoises. Quand il comprit que j’avais fini, ce fut cette fois sur un ton rectiligne qu’il reprit :
— Vous avez raison, le réel est cela : deux êtres qui matériellement ne se quittent pas, que jamais ou très rarement un tiers visible ne distrait ; deux êtres encore qui mangent à la même table, sont abrités par le même toit, échangent des apparences de confidences avec une apparence d’abandon… Seulement, est-ce tout ?… Quand ma fille ne croit pas que je la surveille, avez-vous vu ses yeux ?… des yeux d’absente !… Quand, après un long silence, je m’avise de lui parler, avez-vous vu l’effort de son visage pour revenir au présent ? Quand nous sommes à table, avez-vous vu avec quelle attention elle surveille le moindre bruit de rue, et, si par hasard quelqu’un passe, avec quel art elle invente un prétexte pour approcher de la fenêtre et vérifier si par bonheur ce serait lui ? Pas de tiers visible, c’est exact : mais à quel moment celui dont je parle consent-il à nous quitter ? A lui, les seuls vrais sourires de ma fille ! Essaie-t-elle de livrer un peu d’elle-même, comme elle s’adresse à lui ! Pas une phrase qui ne passe alors par-dessus moi, pour l’aller retrouver, je ne sais où ! Il est là, vous dis-je, sans répit, dans nos silences douloureux, nos causeries importunes ; non seulement il a violé la demeure, mais il s’étonne de m’y trouver : avant longtemps, il tentera de m’en chasser !
Il conclut :
— Et puis, qu’ai-je besoin de voir ? Si par hasard vous avez jamais aimé, ce dont je vous plaindrais, fallait-il que vous vissiez pour apprendre quand on était las de votre présence ? Vous le sentiez ! Ce que l’on sent est autrement certain que ce que l’on voit. Sentir, c’est happer l’impondérable, tâter l’invisible, atteindre là où le regard ne pénètre pas. Dans un doute poignant, je vous le demande, est-ce vos yeux que vous consultez ou la perception intime, continue, que la raison méprise et qui, heureusement, veille à sa place pour notre garde ?
Tandis qu’il parlait ainsi, j’avoue qu’une partie de son discours m’échappait ; j’étais trop à la découverte de l’homme nouveau qui se révélait. Je ne savais pas encore que l’âme s’abrite toujours derrière de fausses apparences, comme l’amande derrière une coque et qu’il faut le marteau de la souffrance pour les briser. J’avais connu jusqu’alors un Lormier un peu falot, un peu rêveur, et dont l’unique originalité consistait dans une tendresse paternelle qui confinait à l’état maladif : c’était un autre que j’écoutais, certainement le seul vrai, un autre, maître de sa pensée et de sa parole, soulevé par la passion et l’analysant comme si elle lui demeurait étrangère, tour à tour s’exprimant avec la monotonie d’un greffier et plongeant brusquement dans le détail subtil de sentiments inexprimés, mais toujours avec une telle force logique que je commençais à subir l’entraînement de ses raisons. Se trompait-il d’ailleurs ? Sans aller jusqu’à le croire tout à fait, je me sentais ébranlé. Déjà, je ne criais plus à l’impossible. Après tout, qu’il fît erreur ou non, le fait de deux êtres amenés à vivre ainsi l’un près de l’autre, en simulant une confiance qui n’existe plus, n’était-il pas déjà par lui-même un drame certain ?
— Admettons, répondis-je enfin après une courte réflexion. Il est entendu que le cœur de votre fille ne vous appartient plus, ou plutôt qu’il se partage entre vous et un autre. Il existe, semble-t-il, un moyen assuré d’obliger l’autre à découvrir son visage et, — très probablement, — de l’écarter. Votre fille a l’audace de la vérité : interrogée, elle répondra. Ayez le courage d’aller droit à l’ennemi, demandez le nom, et après…, après, suivant ce qu’il sera, vous chasserez l’homme, ou, s’il est digne d’elle, donnez-le lui !
— Inutile. J’ai posé la question : Geneviève s’est tue.
— Ah ! murmurai-je, voilà qui est plus grave ; il y aurait donc un obstacle qui vient d’elle ou de lui. Le soupçonnez-vous ?
— Il n’y en a pas. J’ai osé aussi tout dire à ma fille, même qu’elle était riche, même que je pardonnais à cet homme !
— Et s’il aimait ailleurs ?
— Allons donc ! Croyez-vous ma fille de taille à se contenter des restes d’une autre ?
— Dans ce cas, j’en suis fâché pour votre clairvoyance : le sentiment vous trompe, votre fille n’aime pas, et je reviens au premier diagnostic : des chimères !
— Chimères étrangement réelles, puisque nous en serons bientôt à ne plus nous connaître sous un même toit !
— De grâce, pas de grands mots : vous n’en êtes pas là.
— Croyez-vous ?
Il me considérait avec un air de défi. Je pensai qu’il allait entrer dans de nouveaux détails, mais non : ses paupières s’abaissèrent, et comme, pressentant la discussion sans issue, je ne répliquai rien, nous eûmes la sensation que tout s’arrêterait à ce point.
Quelques secondes s’écoulèrent dans une indécision pénible. Je m’attendais à la voir tranchée par un départ. De fait, M. Lormier se leva : seulement, ce fut pour se promener à travers mon cabinet. Nous imaginions n’avoir plus rien à nous dire, et ce qui allait suivre devait nous plonger au cœur même des questions que je vous ai posées tout à l’heure…
Oublieux de ma présence, M. Lormier, à ce moment, était en effet en train de se replier sur sa propre vie, pour découvrir quelles lois la conduisaient.
L’homme est toujours ainsi, rebelle au cas particulier. Parce qu’il place en lui-même le centre de l’univers, il prétend ne subir que des lois universelles, et s’indigne de ne pouvoir conclure de son aventure misérable à la destinée de tous.
Quand il eut marché un assez long temps, M. Lormier s’arrêta brusquement devant moi :
— Si je savais au moins pourquoi je souffre ! s’écria-t-il. Il y a des gens pour croire en Dieu : sérieusement, que penseriez-vous d’un homme apportant à ses rigueurs la dixième partie de l’incohérence qui préside à nos vies et que ces gens taxent de providentielle ?
J’allais tenter de répondre ; il m’arrêta d’un geste rude.
— De grâce, ne m’interrompez pas ! J’ai besoin de crier. Je ne suis même venu que pour cela. Dans une heure d’abandon, j’ai commencé l’autre jour de me livrer à vous : autant continuer jusqu’au bout. De cette façon, il n’y en aura jamais qu’un à être informé !… Oui, qui décide du lot de bonheur ou de malheur attribué à chacun ? Au nom de quelle justice y a-t-il des êtres comblés, et d’autres toujours broyés ? Tenez, moi, par exemple…
Il jeta autour de nous un coup d’œil circulaire, comme s’il dominait une foule suspendue à son récit :
— Voulez-vous le compte de ce qui me fut octroyé ? Dès mon enfance, gêne, misère et maladie. Mes parents étaient de pauvres vanniers qui allaient de village en village, gagnant au jour le jour de quoi manger. Encore, si humble soit-elle, pareille origine pouvait-elle rester honorable ? Point : mon père, faussement accusé de grivèlerie, est mort en prison. Quant à ma mère, j’ignore comment elle a fini : personne, cela va de soi, n’a paru autour de moi pour entretenir son souvenir. Ainsi, un début de gueux, et l’aurore d’une vie que je n’avais point sollicitée, tarée avant même que j’aie pu m’en rendre compte. Où est mon délit jusque-là ? Pour quelle dette suis-je déjà recherché par le sort ?… Mais continuons… Donc, on me recueille dans une ferme pour garder les bêtes ; je vais à l’école ; le curé fait de moi un enfant de chœur ; finalement, je suis expédié au petit séminaire, tant on me trouve intelligent. L’intelligence ! Ah ! cette fois, vais-je me plaindre ? Je pouvais n’être qu’un berger idiot, et grâce à une cervelle que je n’ai pas plus choisie que je n’avais désiré l’existence, je vais devenir apprenti curé ! Je suis honnête aussi, — le sort, vous le voyez, me prodigue les dons de qualité supérieure, — et ne pouvant me résoudre à vivre d’une vocation que je n’ai pas, je m’enfuis à Paris, honni par mes bienfaiteurs, sans autre désir que de satisfaire une soif d’apprendre qui m’a été injectée comme un venin, que je croyais exceptionnelle, et qui était celle de tout le monde. Nouvelle chance, direz-vous : comptez vite, nous arrivons au bout. Aussi bien, peu importe comment je devins, non pas un savant, non pas même un ingénieur de talent, simplement un bon ouvrier de laboratoire, honnête, ingénu grâce à la pauvreté, et dont on disait que peut-être il ferait fortune. C’est à ce moment que j’ai rencontré ma femme et que l’amour a paru dans ma vie…
Il eut une sorte de hoquet convulsif.
— L’amour… Regardez-moi : ce mot, dans ma bouche, a l’air d’une gageure. Cependant toute l’humanité, belle ou laide, grande ou vulgaire, tout ce qui pense et tout ce qui sent sur notre boule de terre, ne le prononce-t-il pas de même et avec un égal frémissement ? Si j’avouais qu’en découvrant l’amour, j’ai trouvé l’existence un bienfait et cru qu’elle a de quoi se faire pardonner le reste ? Il était donc possible de mettre contre son cœur un autre cœur battant à l’unisson, et, côte à côte, des pensées qui, pareilles à une fonte en fusion, ne seraient plus qu’un grand jet lumineux ! Entrevoir une telle ivresse, soupçonner seulement qu’on en approche, n’est-ce pas assez, je vous le demande, pour rendre le présent ineffable, et le passé inconsistant ? En revanche, que j’aie attendu ce miracle, que j’aie cru le pouvoir vivre, de quel nom nommerez-vous cette cruauté, vous qui savez que cela n’a pas été ? Paix à la morte ! j’ai trouvé dans mon mariage les rations de confort que beaucoup auraient souhaitées et je ne souhaite à personne la misère et la soif qui m’y ont consumé… Paix à la morte, encore un coup ! Mais pourquoi la passion d’aimer qui m’a dévoré, et ce don fatal attaché à l’être, comme une robe de Nessus, sinon pour mieux faire souffrir ? Souffrir !… enfin, voici le mot lâché ; il n’explique rien mais commence et conclut tout. La souffrance est injuste, bête, incompréhensible ; elle ne conduit nulle part, elle est inutile ; et, pareille à une bête de proie, elle ne guette que certains, s’en repaît, s’en amuse et va pour prolonger son plaisir jusqu’à négliger tous autres gibiers à sa portée… Ma femme n’est plus là pour me séparer de ma fille : Dieu merci ! c’en est fini des heures cruelles, je vais être libre d’adorer mon enfant ? Sottise ! La bête m’ayant pris au début sous sa griffe ne me lâchera point : non seulement ma fille m’échappe, mais j’en suis à redouter qu’un inconnu ne la torture. Cependant, ailleurs, d’autres s’obstinent à être heureux ! vous, ce La Gilardière dont nous parlions, ce boutiquier peut-être que j’aperçois là, au seuil de sa boutique… Je connais des voleurs triomphants, des cœurs que l’amour comble, bien qu’ils soient à soulever de dégoût… Alors je demande : au nom de quoi ceux-ci plutôt que ceux-là ? Quelle est la règle qui protège ? On parle d’un Dieu : où est-il ? d’une justice : où la trouve-t-on ?
Je me suis efforcé de reproduire ce long discours tel que je l’entendis. Ce que je ne puis rendre, c’est l’impression extraordinaire que donnaient la mimique de cet homme, la variété du ton, les alternances d’une voix tantôt basse comme pour confier un secret, tantôt éclatant sous la révolte ou brisée par un sanglot mal contenu. Et quelle sensibilité exaspérée dans ces aveux arrêtés à mi-route ! car il était évident que plus le récit approchait de l’intime de sa douleur, moins il parvenait à s’exprimer. A peine quelques mots sur le naufrage de son amour, rien sur le drame actuel.
Au dernier cri, enfin, il passa la main sur son front, de l’air d’un homme qui s’éveille. Peut-être ne se rendait-il pas compte de tout ce qu’il avait dit. Puis, s’interrompant soudain :
— Je vous demande pardon, balbutia-t-il, je crois que je me suis égaré…
Et de nouveau, nous demeurâmes silencieux.
Que répondre en effet aux questions qu’il posait ? Quelle justification lui donner de la souffrance imméritée qui l’avait amené, pantelant, dans mon cabinet habitué jusqu’alors à n’entendre que le cri de la chair douloureuse ? Cependant, si impuissant que je fusse à l’éclairer, pouvais-je aussi continuer de me taire ? A de certains moments, et quoi qu’elle prononce, la parole humaine est source d’apaisement. Après avoir hésité, j’approchai de lui, et prenant ses mains comme au début :
— Cher monsieur, combien je vous plains ! Les problèmes que vous soulevez sont, hélas ! sans solution. D’ailleurs, à quoi bon la chercher ? Nous vivons dans l’inexpliqué. Que la souffrance soit un don divin ou l’œuvre d’un destin malfaisant, qu’elle perde ou non son mystère, elle pèse du même poids. En revanche, je doute qu’un bilan, tel que vous tentiez tout à l’heure de l’établir, puisse être exact : il y manque toujours quelque chose, et parfois l’essentiel. On ne néglige aucune douleur, on ne compte pas les joies. S’efforce-t-on de le faire, il n’est pas de commune mesure entre les unes et les autres. J’ajoute que, s’il en existait…
Il m’interrompit :
— Je devine que vous allez dire : tout se compense. Ce n’est pas vrai.
— J’entends bien, repris-je à mon tour, vous croyez au voleur triomphant : accepteriez-vous pourtant de prendre sa place ? Pour changer de sort, changeriez-vous d’âme avec lui ?
Il haussa les épaules.
— Vous pensez que je refuserais ?… La vérité est que je ne sais pas… on ne sait jamais rien.
— Si, on sait parfaitement qu’il existe, jusque dans la pire, un bien qui le balance. Par exemple, imaginez une seconde que, d’une manière ou d’une autre, votre fille cesse d’exister…
Il eut un cri :
— Taisez-vous !
— Vous voyez bien ! Même s’il n’était pas imaginaire, votre supplice actuel se double encore de joies dont la seule pensée qu’elles pourraient disparaître vous fait pâlir d’effroi. Alors, cessons de discuter. Que votre cœur s’apaise ! qu’il tue la chimère ! et…
Je le regardai avec une pitié sincère. Son accablement me touchait.
— … Et quand vous aurez encore envie de crier, comme tout à l’heure, n’hésitez pas à revenir. Vous trouverez ici, je vous l’affirme, une compréhension affectueuse et le secours d’un ami.
Ayant remercié d’un signe de tête, il prit son chapeau sans répliquer et se dirigea vers la porte.
Je compris qu’arrivé à ce point, il n’aurait pu poursuivre. Moi-même, changeant d’attitude pour l’accompagner, m’efforçai de reprendre un ton plaisant.
— Admirez, dis-je tandis que nous descendions ensemble, combien c’est toujours l’imprévu qui vient. J’avais compté apprendre grâce à vous des merveilles sur La Gilardière, et je ne saurai rien, pas même s’il est amoureux de votre fille !
Un pâle sourire erra sur la face désolée de M. Lormier.
— Oh ! pour celui-là, je suis tranquille ! Tout le fâcheux que j’en ai su me venait par Geneviève.
Sur le seuil, il dit encore :
— Je reviendrai peut-être… probablement…
Je songeais de mon côté :
— Pauvre homme ! je le reverrai avant huit jours.
Or, non seulement il ne devait plus reparaître dans ce lieu, témoin de notre amitié naissante, mais convaincu d’avoir atteint au sommet de son calvaire, à peine commençait-il d’en gravir les premières marches.