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L'appel de la route

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II

Fidèle à ma promesse, je revins, durant quatre ou cinq jours, chaque matin. S’il faut l’avouer, un si beau zèle n’avait pas pour objet unique de calmer des inquiétudes reconnues illusoires dès le début, mais, après avoir entrevu le père, j’étais devenu curieux de la fille.

Hasard ou calcul réfléchi, M. Lormier, hélas ! s’attachait à mes pas dès l’arrivée, pour ne me lâcher qu’à la sortie. Quant à mademoiselle Lormier, aussi calme que son père l’était peu, elle se montrait avare de paroles et toujours désireuse de couper au plus court. A ce régime, je pouvais revenir indéfiniment sans découvrir en elle autre chose qu’une intelligence évidente et une froideur qui ne l’était guère moins.

Tant de réserve, loin de me décourager, m’excita au jeu. Loin de me tenir pour battu, quand le jour vint de signifier à ma malade que je lui rendais sa liberté, je n’hésitai donc pas à annoncer que je reviendrais encore m’assurer de la parfaite convalescence, mais je n’eus garde de fixer une date.

— Je profiterai, dis-je, de la première occasion qui me ramènera dans le quartier.

On acquiesça, et je laissai passer une semaine environ, jusqu’au jour où, apercevant depuis ma fenêtre M. Lormier, canne en main et l’allure preste, en train de se diriger vers la rue Bourg-Voisin qui est à l’opposé du Rempart, je songeai : « Voici l’occasion de trouver la fille seule. » Aussitôt je partis à mon tour. A supposer que mademoiselle Lormier fût demeurée chez elle, j’étais bien sûr cette fois de rattraper mon avance et d’éclairer la nuit qui m’intriguait.

Non seulement mademoiselle Lormier n’était pas sortie, mais je fus accueilli par un : « Je comptais vous voir paraître » qui, à défaut de sourire, me donna tout de suite à penser.

Je répliquai, de l’air le plus naturel du monde :

— J’avais promis de profiter de la première course au Rempart pour vérifier que votre guérison est complète. Me voici fidèle à la parole donnée. Comment vous trouvez-vous ?

— Tout à fait bien.

— Rien de particulier à signaler ?

— Absolument rien.

— Allons ! voilà de quoi enchanter votre père !

Et parfaitement décidé à ne point lâcher la place, toutefois avec un air de complète bonhomie, je pris le siège qu’on ne m’offrait pas.

— Mais, repris-je, je n’entends pas M. Lormier ; aurais-je la malchance de ne pas le rencontrer ?

Mademoiselle Lormier me regarda fixement :

— Ne le saviez-vous pas ?

Je fus surpris en même temps de constater combien son regard à ce moment rappelait celui de la morte.

— Comment l’aurais-je appris ?

— Je pensais que, demeurant sur la place, vous l’aviez vu passer.

Une telle clairvoyance ne parvint pas à me déconcerter.

— Tant pis, expliquai-je en affectant un entier détachement : il en sera quitte pour se contenter du rapport que vous lui rendrez d’ailleurs avec votre précision coutumière.

Puis, achevant de m’installer sur ma chaise, paisiblement je commençai de regarder autour de nous.

Au fait, je n’ai pas encore dit où nous étions. Il s’agit toujours de la chambre du troisième étage où je n’avais cessé de soigner mademoiselle Lormier. Ayant cette fois le loisir de l’inspecter, je tentai d’analyser les raisons de l’impression revêche qu’elle produisait. Ceci frappait à première vue qu’on n’y apercevait, en guise d’ornements, aucune des niaiseries chères aux jeunes personnes. Pas de vide-poches : point de photographies encadrées avec des rubans, encore moins de filet brodé, mais des meubles nus, qui manquaient de style : sur la cheminée, un Christ entre deux torchères de bronze coulé ; sur le sol, une simple sparterie. Bref l’ensemble d’un garni de couvent, et sur toutes choses l’air glacé de celle qui vivait là.

Autre remarque : lorsque j’étais entré, mademoiselle Lormier ne travaillait pas des doigts ainsi qu’il sied, en province, chaque fois qu’une demoiselle reçoit. Installée à sa fenêtre comme à un observatoire, elle tenait un livre à la main, et quand elle l’eut déposé sur le guéridon qui nous séparait, me surprise fut grande à déchiffrer son titre. C’était le Discours sur les passions de l’amour, c’est-à-dire de beaucoup l’œuvre la plus inattendue chez une fille vivant sans relations à Semur, tout au fond du Rempart.

Je note ces détails au passage. Ils aideront, je pense, à vous orienter à travers les sinuosités de l’entretien qui va suivre. Si décousu que celui-ci paraisse, croyez aussi que j’en ai gardé un souvenir très fidèle, tant il me parut révélateur.

Quand mademoiselle Lormier eut reconnu que non seulement je m’installais, mais prétendais en outre me taire et laisser venir, elle haussa les épaules et reprit :

— J’imagine, puisque vous ne dites rien, que vous avez une communication à me faire. N’hésitez plus. J’aime aller au but sans détours inutiles.

Il m’apparut, en l’écoutant, qu’elle savait prêcher d’exemple : mais il y a des façons qui coupent court aux meilleures volontés d’entretien.

— Oui et non, répliquai-je.

— Puisque j’ai deviné l’essentiel, rassurez-vous et parlez.

— Il est vrai, mademoiselle, et bien que vous ne paraissiez pas beaucoup m’y encourager, que j’avais résolu de profiter de cette visite du médecin, — la dernière d’ici longtemps, espérons-le, — pour vous faire part de sentiments amicaux probablement déjà devinés. Au cours d’épreuves récentes, je n’ai pas été sans m’attacher vraiment à votre père. Ce que j’ai vu de lui me prouve qu’il vous aime… au delà des mesures habituelles. J’imagine que vous le lui rendez. De tels sentiments sont rares : ils peuvent, suivant les circonstances, devenir une source de joies exceptionnelles et de douleurs sans égales. De toutes manières, vous me trouverez prêt à les servir. Si donc vous avez jamais à utiliser mon dévouement, pour votre père ou pour vous-même, je vous serai obligé de n’y pas apporter de scrupules.

Il va de soi que j’avançais assez péniblement dans mes phrases. Je n’ai pas coutume d’improviser. De plus, je me sentais suivi sans indulgence. Tournée vers moi, mademoiselle Lormier avait moins l’air d’écouter ce que je disais, que de chercher quelle arrière-pensée me guidait.

— Qu’entendez-vous par là ? dit-elle enfin.

— Mais… rien que ce que j’exprime : n’en ôtez rien, n’y ajoutez rien.

Puis j’affectai de regarder, moi aussi, par la fenêtre et pour changer de sujet :

— Vous commandez ici, je le vois, toutes les rues d’accès. On ne saurait approcher, sans être signalé du haut de votre tour !

Mademoiselle Lormier redemanda, paisible :

— Oui, que faut-il entendre par « amitié » et ces offres vagues auxquelles, je l’avoue, le passé ne m’a pas préparée ?

Je m’efforçai de sourire.

— Mon Dieu ! mademoiselle, n’allons pas supposer plus qu’il n’y a : je répète qu’un jour ou l’autre, vous pouvez avoir besoin soit d’une aide amicale, soit d’une démarche, enfin d’un de ces riens, fréquemment à la portée d’un habitant du pays, et au contraire, délicats si c’est une jeune fille seule qui s’en occupe. Dans ce cas, rappelez-vous que j’existe, usez de moi, vous et votre père… c’est tout.

Un pli d’ironie tendit les lèvres de mademoiselle Lormier.

— En cas de mariage, par exemple, vous vous chargeriez des enquêtes ?

Je répétai, sans relever la raillerie :

— En cas de mariage ou en tout autre.

Subitement, je vis les yeux traversés par une lueur :

— Voyons, cher monsieur, n’êtes-vous plus sérieux ? Je sais lire dans ma glace.

Et comme j’esquissais un geste de protestation :

— Parfait ; vous demeurez poli, mais n’en pensez pas moins. Qui songerait à épouser le laideron que je suis ?

— Cependant, mademoiselle, sans accepter ce que vous dites, ne puis-je rappeler qu’on n’épouse pas qu’un visage ?

— Alors une dot ? La mienne est mince.

— Qu’en savez-vous ?

— Vous croyez aux inventions de mon père ?

— Je vois que vous êtes au courant.

— Mon père ne me cache rien, pas même ses illusions… Pauvre père ! il s’en fera jusqu’à la mort.

— A mon tour, interrompis-je, me permettrez-vous de craindre que vous ne vous en fassiez pas assez ?

Elle eut un mouvement de tête singulier.

— Vous vous trompez. Les miennes sont assez grandes pour diriger ma vie.

Et elle conclut :

— Enfin, merci pour vos bonnes intentions : soyez certain qu’il vous en sera tenu compte.

Je me levai, croyant à un congé, mais il paraît qu’elle n’était plus pressée de me renvoyer.

— Pourquoi n’attendez-vous pas ? Mon père sera ici dans cinq minutes et vous seul parvenez à le rassurer.

Je répliquai sans conviction :

— C’est que… j’ai encore beaucoup à faire.

— Tant que cela ? Je ne m’en doutais pas…

— Soit, encore un instant.

Je revins à ma chaise. J’étais à la fois retenu et intrigué par l’attitude de cette étrange fille, tour à tour accueillante et hostile.

— Vous avez dû très mal me juger, fit-elle, voyant que j’hésitais à renouer l’entretien.

— Quand ?

— A la mort de ma mère.

— Je ne me le serais pas permis. Je suis trop convaincu qu’il y a toutes les formes de chagrin. Les silencieuses ne sont pas les moins vives.

Ses yeux semblèrent soudain se perdre au loin.

— Ma mère avait une manière à elle de nous aimer. On ne choisit pas toujours celle que les autres souhaitent : cela n’empêche pas d’aimer vraiment…

— Il y a même des bonnes volontés qui font beaucoup souffrir, murmurai-je.

Mademoiselle Lormier haussa les épaules.

— Elles valent mieux que rien. En somme, j’adore mon père, mais je comprends aussi très bien ma mère.

Pour le coup, c’est moi qui ne suivais plus. Elle dut le sentir, car elle poursuivit :

— Si jamais je m’avisais d’aimer, je crois que, moi non plus, je ne regarderais pas aux moyens.

— Le bonheur de l’autre vient ensuite, s’il peut, continuai-je, un peu railleur. Votre père, par exemple…

— Oh ! je ne prétends juger personne, mais j’imagine que mon père, s’il s’y était prêté, aurait pu être heureux.

Je m’abstins de répondre. Elle-même, sans doute, ne tenait pas à insister, car elle était revenue à sa croisée.

Il se fit un silence. M. Lormier décidément ne rentrait pas.

— Quoi ! reprit mademoiselle Lormier, déjà quatre heures ! Voici l’abbé Valfour qui sort de l’hôpital.

— Je vois que vous connaissez les habitudes de chacun.

— C’est vous-même qui l’avez dit : j’observe, du haut de ma tour.

— L’abbé Valfour était, je crois, aux obsèques de votre mère ?

— Nous le connaissons un peu et il la confessait.

— Votre mère était très pieuse, n’est-ce pas ?

— Oui, plus que moi.

— Ne le seriez-vous pas ?

— Vous avez envie d’être scandalisé ?

— En aucune manière.

— Avant de répondre, qu’entendez-vous par être pieuse ?

Je ne pus retenir un sourire.

— C’est difficile à préciser, en effet. J’imagine qu’être pieuse consiste principalement à suivre avec conscience les prescriptions de l’Église.

— Et à faire maigre le vendredi ?

— Par exemple.

Mademoiselle Lormier eut un nouveau coup d’œil ironique de mon côté.

— Là encore, nous ne parlons pas de même. Si j’étais vraiment pieuse, j’aimerais Dieu à la folie, c’est-à-dire jusqu’à l’extrême et sans réserve.

— Ce qui signifie que vous en mettez une pour le moment ?

— Il est possible.

Mais en même temps, elle examinait le Christ qui décorait la cheminée. Curieuse fille, décidément, tenant tour à tour des propos de vieillard désabusé et d’amoureuse exaltée.

— Qu’est-ce qu’aimer jusqu’à l’extrême et sans réserve ? continuai-je, songeur.

Mais cette fois, elle m’arrêta vivement :

— Vous n’êtes pas l’abbé Valfour ; ne comptez pas le remplacer. Je déteste d’ailleurs me confesser.

— Vous avez raison : ce sont là matières secrètes. On en disserte, tant qu’elles sont loin : on se tait, dès qu’elles paraissent.

— Alors, soyez rassuré : vous êtes témoin que j’ose en parler.

— Nous serons même deux à pouvoir témoigner, acheva M. Lormier derrière moi.

Je me retournai vivement : il avait poussé la porte sans bruit et nous écoutait déjà depuis un instant.

Il y a des choses qu’on ne dit point et qui s’entendent plus clairement que si on les prononçait. L’accent de M. Lormier, son visage, son maintien n’exprimaient rien de particulier : et cependant, avant qu’il eût achevé sa phrase, j’avais déjà compris que, se méprenant au sens de nos paroles, et convaincu d’interrompre une tentative de déclaration, il avait envie de me jeter par la fenêtre.

Résolu de faire tête à cette situation absurde, je montrai le livre déposé sur le guéridon :

— Votre fille, monsieur, me paraît s’adonner à des lectures bien dangereuses, lui dis-je gaiement. Pascal a mal fini : prenez garde qu’elle ne l’imite !

M. Lormier tenta en vain d’esquisser un rire qui répondit au mien.

— Craindriez-vous que le jansénisme ne lui monte à la tête ?

— Pis que cela : l’amour de Dieu ! c’est elle qui vient de l’affirmer. Soyons justes toutefois : il n’est plus question d’autre danger. J’ai ainsi le plaisir de vous promettre que je ne reparaîtrai que sur convocation spéciale.

Soit pour couper court à l’incident, soit qu’elle n’eût point remarqué que j’étais déjà levé, mademoiselle Lormier, de son côté, demanda sans transition :

— Hé bien ! père, quelles nouvelles du notaire ? Tu n’as pas l’air content.

M. Lormier se détourna vivement.

— Si… si… absolument.

Et je sentis encore qu’il aurait souhaité que la question ne fût pas posée en ma présence. Il était écrit que nous manquerions tous d’à-propos.

— Adieu, dis-je, il s’agit d’affaires. Je ne veux pas être indiscret.

Les serrements de main d’usage s’échangèrent ; je m’esquivai. Contrairement à son habitude, M. Lormier n’avait pas tenté de m’accompagner.

Dehors, la promenade du Rempart s’offrait toute proche ; je ne sus pas résister à son appel et, installé sur un banc, laissai courir ma rêverie.

Devant moi ne s’élevaient que des collines riantes. Deux enfants demi-nus s’ébattaient à l’extrémité de la pelouse. En ce lieu plein de silence, leurs rires éclataient comme une fleur rouge au centre d’un parterre sombre. Partout ailleurs un calme doux et la sérénité poignante des ombrages qui ont vu les générations disparaître l’une après l’autre, sans cesser de reverdir. Devant cette magnifique indifférence de la nature, qu’étaient les Lormier, les petites curiosités qui m’avaient tourmenté à leur égard, et même l’imperceptible désillusion que je ramenais de ma visite ? Cependant je n’aurais pu songer à autre chose.

Il est rare que se découvre tout de suite le mobile profond qui a guidé nos actes. En voulant connaître mieux mademoiselle Lormier, j’avais cru d’abord n’obéir qu’à un goût d’indiscrétion désintéressée que je confesse, et qui s’irrite d’autant mieux qu’on affecte de le défier. La vérité, autrement complexe, était, je le reconnaissais maintenant, que j’espérais découvrir beaucoup plus que des précisions sur un caractère, la nature même du lien unissant entre eux des êtres aussi dissemblables que le père et la fille. Inconsciemment, j’avais pressenti que, différents à ce degré, ils devaient vivre sous la perpétuelle menace de conflits irrémédiables. Mademoiselle Lormier m’intéressait moins encore que le drame souterrain minant peut-être deux vies, en apparence si parfaitement unies.

Vous souriez : je parle de drame, alors qu’il n’y a eu devant nous jusqu’à présent qu’une maison, des personnages quelconques et l’extérieur le plus paisible qui soit. Mais, en province, plus l’extérieur est dépourvu de rides, plus les gens s’efforcent d’être pareils à tout le monde, et moins on doit y croire. Ici d’ailleurs, n’avais-je pas eu pour aiguiller mes soupçons l’aveu d’un passé singulièrement troublé, auquel la mort seule avait mis fin ?

Bref, quels qu’aient pu être mes désirs secrets, un seul point apparaissait désormais évident, et c’était, qu’ayant entrevu un instant chacun des deux Lormier, j’avais de fortes chances pour ne plus jamais les approcher. On voit de même une barque se détacher de la rive où elle semblait amarrée, et fuir sans vous laisser le loisir de reconnaître qui la monte. Après tout, si c’est une déception, il en existe de plus cruelles. Résigné, je m’efforçai donc d’accueillir celle-ci avec bonne humeur, et las de philosopher, je m’apprêtais à regagner la ville, quand soudain j’aperçus de nouveau M. Lormier. Au rebours de mon attente, la barque restait en vue : je devais encore longtemps suivre ses passagers.

Il approcha de moi, rapidement, l’air gêné.

— Hé quoi ! m’écriai-je, aurais-je par hasard oublié de faire une ordonnance ?

Je m’étais efforcé de prendre un accent jovial : par contraste, son expression soucieuse n’en devint que plus visible.

— Non, dit-il, mais vous ayant vu entrer ici et sachant que la promenade n’a qu’une issue, j’espérais bien vous joindre. Au cas où vous ne seriez pas trop pressé, j’aurais voulu aussi… enfin je tiendrais à vous entretenir de choses… particulières…

— Rien de plus simple : voici une place qui nous attend.

En même temps, je montrai le banc sur lequel j’étais assis auparavant.

— Merci, je préfère marcher.

— A votre gré… De quoi s’agit-il encore ?

Et prenant son bras, je l’entraînai vers la terrasse. Il hésita, puis avec un peu d’effort :

— Je suis sans fausse honte, commença-t-il, et tiens d’abord à m’excuser.

— De quoi, grand Dieu ?

— Oh ! vous le savez aussi bien que moi. En ne m’obligeant pas à préciser, vous me prouverez que vous ne m’en voulez plus… A peine étiez-vous parti que ma fille me contait votre entretien : — elle ne me cache jamais rien, cela va de soi. Mis au courant des sentiments que vous veniez de témoigner pour tous les deux, il m’a semblé désirable de ne pas remettre mon remerciement. Elle et moi, croyez-le, sommes touchés… extrêmement.

Je me contentai d’acquiescer d’un signe de tête. Excuses et remerciements ne me paraissaient ni si urgents ni même utiles.

— … Le plus délicat enfin reste à dire… acheva-t-il avec un embarras croissant. Consentiriez-vous à me laisser mettre à l’épreuve sur l’heure le dévouement que vous nous offrez et dont je ne doutais pas, quoi qu’il y parût ?…

Cette fois, du moins, le but véritable de son retour apparaissait. Je répondis, intrigué :

— Mais… certainement !… Que désirez-vous que je fasse ?

— Rien que répondre à ma question : qu’avez-vous appris chez le notaire ?

Je l’abandonnai stupéfait :

— Quel notaire ?

— Le mien… cela va de soi.

— En vérité, cher monsieur, vous me voyez tout à fait dérouté. J’ignore qui est votre notaire. Personne ne m’a jamais parlé de vous. Si donc vous désirez que je sache quelque chose, c’est à vous de me l’apprendre.

Il parut réfléchir.

— Soit… je vous crois…

Son visage parut ensuite se détendre. A coup sûr, sans savoir de quelle manière, je venais de dissiper en lui une prévention dernière, demeurée en dépit des protestations qui avaient précédé.

— A défaut du notaire, ce sera donc moi qui vous mettrai au courant, reprit-il d’un ton plus libre. Je vous ai avoué, l’autre jour, que j’avais jadis rêvé la fortune pour ma fille. Admirez l’ironie de la vie : je viens d’apprendre que cette fortune existe et qu’il est inutile de la conquérir. Grâce à ma femme, qui s’occupait de tout sans me rien dire, nous sommes riches, trop riches, et non seulement je n’en éprouve aucune satisfaction, mais je tremble… au point de vous supplier, si le bruit en courait, de vouloir bien le démentir. Pour tout le monde, Geneviève doit rester pauvre.

Il n’exagérait pas : il tremblait, en effet.

— Et pourquoi ce mensonge ? murmurai-je interdit.

— Pourquoi ?… parce que si Geneviève se marie un jour, — ce qui est possible et je ne songe pas à m’y opposer, — je ne veux pas ajouter, aux risques courus normalement, celui d’un calcul intéressé chez l’homme qui me la prendra.

Il tremblait toujours, mais à travers les derniers mots avait passé je ne sais quelle vibration de colère ; j’eus la sensation que de toutes les forces de son être il se dressait à l’avance contre le ravisseur inconnu qu’il évoquait.

— N’y a-t-il pas danger, pour le moins équivalent, à donner à votre fille figure de parti sans dot ? répondis-je froidement.

Il haussa les épaules :

— La préserver de la plus basse des duperies, d’abord !

— Sans la consulter ?

— Ne suis-je pas le meilleur juge, ayant, hélas ! une expérience qu’elle n’a pas ? Le notaire, bien entendu, a juré qu’il se tairait : mais, dans une étude où tout le monde passe, quel secret voulez-vous qu’on garde ?

Il s’interrompit, hésita de nouveau, puis brusquement :

— Et tenez, l’avouerai-je ? si tout à l’heure j’ai paru troublé en vous découvrant en tête-à-tête avec Geneviève, vous qui auparavant n’aviez jamais cherché seulement à la mieux connaître, c’est que tout de suite j’ai pensé : « Voilà ! il sait et il commence ! » Absurde, n’est-ce pas ? Oui, je m’en rends compte, et je vous demande encore pardon… Mais demain ! un autre paraîtra, et ce sera vrai ! Que dis-je, demain ?… Suis-je assuré qu’il n’a pas pris les devants, qu’il n’est pas dès ce soir installé dans l’âme de ma fille ?… Pour me rendre un peu de sécurité, il faut, je le répète, qu’aux propos qui vont courir, un homme comme vous, autorisé, reconnu pour être au fait de la situation, puisse répondre hardiment : « Les Lormier ? Évidemment ils ont hérité, mais de dettes ! Le père est un vieux fou qui avait tout mangé d’avance ; ils n’ont rien… absolument rien ! » Cet homme, voulez-vous l’être ? Y consentirez-vous ?

J’écoutais, moins attentif à ce qu’il demandait qu’au spectacle d’une telle passion désordonnée et aux lumières qu’elle me livrait. N’y avait-il pas déjà une contradiction tragique entre le cri qui venait de lui échapper : « Sais-je s’il n’est pas dès ce soir installé dans l’âme de ma fille ? » et la certitude dont il se targuait, cinq minutes avant : « Elle ne me cache rien, cela va de soi ! »

Effrayé peut-être de mon retard à lui répondre, il reprit :

— Qu’y a-t-il ? vous vous taisez… Serait-ce donc là ce dévouement…

Je l’arrêtai :

— Rassurez-vous, j’accepte le mandat, à condition toutefois de n’être, ni de près, ni de loin, responsable de l’issue.

— Ah ! s’écria-t-il, vous êtes donc bien l’ami que j’espérais !

Je hochai la tête et poursuivis :

— Je voudrais aussi vous poser une simple question : qu’arrivera-t-il le jour où se trouvera sur votre chemin le prétendant, officiel ou caché, choisi par la destinée pour prendre votre place dans le cœur de votre fille ?

Il recula, comme au reçu d’un choc :

— On ne prend pas la place d’un père !

— On ne prend pas la même, c’est entendu, mais vous croirez qu’elle l’est.

Je vis un flux de sang colorer ses joues.

— Vous ne craignez pas, j’espère, que je devienne jaloux de ma fille ?

— Vous ne le deviendrez pas : vous l’êtes.

— C’est fou !

— Ce ne sont jamais les choses raisonnables qui arrivent.

Il parut se recueillir.

— Non, vraiment, assura-t-il d’une voix pesante, si j’étais sûr qu’un être existât, capable de rendre ma fille heureuse, j’aurais le courage… il me semble que je n’hésiterais pas à lui ouvrir notre porte.

— Alors, tout va bien, répliquai-je.

Et en même temps, une phrase de mademoiselle Lormier me revint en mémoire : « Si je m’avisais d’aimer, je crois que je ne regarderais pas aux moyens. » Avais-je eu tort, tout à l’heure, quand, sur mon banc, j’envisageais la possibilité d’un drame ? J’étais sûr désormais qu’un jour viendrait où, dressés passionnément l’un contre l’autre, le père et la fille se porteraient des coups mortels.

Cependant, côte à côte, nous cheminions le long de la terrasse, devant le beau paysage indifférent ; invisible et chuchotant, l’Armançon faisait monter vers nous sa chanson paisible qui se mariait au bruit des feuilles. Soudain, j’eus l’impression d’une solitude plus grande. Ayant probablement tout dit, M. Lormier venait de me quitter.

Je le regardai s’éloigner et murmurai :

— Le malheureux ! que deviendra-t-il plus tard ?…

Pauvre chose que l’imagination humaine ! Je pensais à un avenir éloigné, et le ver était dans le fruit ! J’appréhendais un éclat terrifiant : pour se torturer, ces deux êtres déjà avaient commencé de se taire !

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