L'appel de la route
XI
Dans la même nuit, on sonna chez moi vers deux heures. Je me levai en sursaut et, stupéfait, me trouvai devant René.
— C’est moi, dit-il, qui viens dormir chez vous. L’hôtel m’a fait peur : j’avais besoin d’un toit ami.
Cinq minutes plus tard, il me racontait tout. J’écoutai son récit, détaillé avec une simplicité parfaite et le calme tendu qui, chez les nerveux, marque l’extrême limite de l’émotion. A l’inverse de ce que vous devez supposer, le rôle de mademoiselle Lormier y paraissait réduit à rien. Cette fille, aux yeux de René, n’avait été que l’occasion du destin. Il ne lui en voulait pas : il l’ignorait. On ne s’occupe pas non plus de la pierre qui a provoqué un déraillement. De mon côté, je ne songeai que plus tard à ce qu’il y avait de singulier dans les attitudes successives de l’auteur, volontaire ou non, de la catastrophe. J’avais à ce moment, un bien autre souci !
— En quittant mon frère, acheva René, j’ignorais à quoi me résoudre, mais il y a des grâces d’état. J’ai réfléchi, j’ai vu, et j’arrive avec une décision prise. Elle tient compte de tous, de ma mère que je ne puis me décider à aborder en ce moment, de mon frère qui sera débarrassé de ses scrupules pieux, enfin de moi-même qui tiens à laisser derrière moi le souvenir d’un homme probe.
Je tremblai : il s’en aperçut.
— Oh ! rassurez-vous : aucune tragédie en perspective. Si compliquée que soit une situation, il existe toujours une solution pour la dénouer et la plus simple est la meilleure. Dès ce matin, je gagne Marseille : après quoi, départ pour le Maroc. La légion étrangère est, dit-on, un asile parfait pour qui prétend se passer d’état civil. J’espère y trouver l’anonymat auquel je tiens, l’oubli, à tout le moins le pouvoir de vivre, bref ce que je cherche…
C’était bien, comme il l’avait annoncé, une volonté définitive : mes objections échouèrent devant elle.
Il me demanda ensuite la permission d’écrire et fit trois lettres. A son frère, il expliquait en détail son projet. A sa mère, il adressa un bref adieu, sans donner d’autres motifs de son départ que la soudaine rupture de son mariage et le besoin d’étourdir une déception cruelle. La dernière, la plus longue, était pour Annette. J’ignore ce qu’elle contenait : on peut l’imaginer.
Quand il acheva, l’aube pointait. Nous échangeâmes ensuite des promesses de revoir et de fréquentes correspondances. Nous avions l’air d’y croire, sans parvenir à être dupes. Pareillement les grands malades se livrent au jeu des projets avec d’autant plus d’ardeur qu’ils savent ne devoir jamais les réaliser.
A sept heures, enfin, René me quitta sans me permettre de l’accompagner. Je revois son geste de main au bas de la rampe. J’entends encore son adieu :
— A bientôt des nouvelles !
Il avait à la main le petit sac de voyage pris à Semur. C’est la seule chose, je crois, qu’il emportait de sa vie passée. Le bruit de son pas s’évanouit. Je le guettais encore qu’il n’était déjà plus. Et le rideau tomba sur lui, sur madame Manchon, sur tout ce groupe d’êtres qui avaient connu le bonheur, qui désormais ne connaîtraient plus que la détresse.
L’après-midi en effet, m’étant présenté rue Monsieur, je me heurtai à une Lapirotte munie de la consigne de ne recevoir qui que ce fût. En m’expliquant qu’à son retour madame Manchon avait eu un évanouissement et que le docteur redoutait une congestion cérébrale, elle gardait son sourire neutre, mais ses yeux luisaient de plaisir. Elle ne donnait aucune explication et elle avait l’air de crier : « Voyez quel prophète je suis : rien de ce qui arrive ne m’a surprise ! »
Au cours d’une seconde tentative, l’abbé m’accueillit en personne. Madame Manchon était très malade : lui-même avait décidé de quitter Versailles et renoncé au ministère paroissial afin de ne pas la quitter durant une convalescence qui — si elle venait — serait fort longue. Comme j’annonçais mon intention de repasser aux nouvelles, il m’arrêta :
— Non, ne vous dérangez plus. Si l’état de ma mère s’aggravait, vous en seriez averti. Sinon… je crois meilleur qu’elle ne vous revoie pas, du moins pour un temps. Tous ceux qui ont beaucoup connu mon frère ne peuvent que lui apporter des émotions inutiles.
Devant ce congé en règle, il n’y avait qu’à s’incliner : je ne revins plus.
Que se passa-t-il ensuite durant trois mois ? Je le répète, le rideau était tiré : libre à moi d’imaginer, mais l’imagination, croyez-le, est toujours, dans ce cas, inférieure à la réalité. J’étais devenu comme Duclos après la disparition des Lormier : pas tout à fait pourtant, car je suivais encore René.
« Suivre », me semble aujourd’hui une expression étrange. Est-ce en effet suivre quelqu’un que de percevoir chaque jour un peu plus sa disparition progressive au fond de terres mystérieuses ? Sans doute, il ne cesse pas d’être vivant, on ne peut affirmer qu’on ne le reverra pas : cependant chaque jour aussi le rend plus difficile à atteindre, plus impossible à ramener et l’on sent bien qu’il ne reparaîtra jamais !
Deux billets brefs comme des dépêches : voilà tout le lien me rattachant à mon ami. Le premier parlait de hâte à quitter la vie du camp : le second annonçait un départ en colonne, vers le Sud ; les deux répétaient : « Qu’on ne s’inquiète pas si la correspondance se fait plus difficile ». Pauvres courts billets ! les derniers… Comment rendre l’extraordinaire sensation d’effacement qu’ils m’apportèrent ? Je me représentais le désert, l’immensité mouvante des espaces couverts de sable, et à la limite de l’horizon, la silhouette évanouissante de celui qui me quittait. Vous connaissez cette impression : on se dit : « Le voilà encore ! » Les yeux se troublent, les plans se mêlent : « C’est lui : je ne cesse pas de l’apercevoir ! » Le point dès longtemps n’est plus visible : on se flatte de le distinguer quand même.
Que de fois, dans cette période, me suis-je reproché de n’avoir pas su retenir René ! Un autre, moins impulsif, aurait au moins pesé les conséquences d’une disparition mille fois pire que la situation à laquelle elle prétendait remédier. Après tout, l’aventure, jugée de sang-froid, ne méritait pas d’être prise avec un tel emportement. La plupart à la place de René s’en seraient à peine soucié. Hélas ! de tels regrets ne menaient qu’à me faire sentir mieux la fierté de mon ami. Jugez, d’après ce que j’éprouvais, du supplice que dût être celui de madame Manchon !
Je vous ai dit que fidèle à la consigne reçue, je m’abstins de tenter de la revoir : mais à diverses reprises, il m’arriva de passer devant son hôtel. J’entrais alors chez la concierge :
— Comment va madame ?
— Mieux, monsieur.
— Monsieur l’abbé est toujours là ?
— Oui monsieur.
— Et mademoiselle Lapirotte ?
— Toujours aussi.
Rien d’autre. La façade avec son air habituel. Les volets arrêtés aux crans de jadis. Et derrière les murailles, quelles agonies ! quelle frénésie peut-être ! Car enfin, n’oublions pas que madame Manchon ignorait pourquoi son fils était parti, que l’abbé ne pouvait douter d’avoir condamné son frère, que le sourire de Lapirotte enfin, si stable qu’on le suppose, devait bien refléter un peu de cette douleur et de ce remords vivants…
Mais à quoi bon insister, puisque je n’ai pas vu, puisque les murs gardent le même visage, qu’ils abritent l’extase de deux amants ou étouffent les cris tragiques d’une mère ? Arrivons au dénouement, ou plutôt à ce que je tiens pour tel, faute de terme meilleur.