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L'appel de la route

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IV

Il faut maintenant quitter l’oasis et revenir à Paris où le drame commençait. Au cours de mon récit, d’ailleurs, je ne cesserai d’osciller entre Paris et Semur, les événements, ici et là, tendant à se joindre et n’y parvenant que lorsqu’il sera trop tard.

Quand je dis que le drame commençait alors à Paris, j’exprime mal ma pensée. Le début en remontait au départ de René pour Semur, mais ce début avait été soigneusement masqué par les intéressés.

Extérieurement, en effet, René parti, la vie avait repris rue Monsieur un cours normal. Aucun changement, soit dans les habitudes, soit dans les propos. Comme avant, l’abbé venait dîner chaque soir, Lapirotte obéissait aux ordres du tyran, madame Manchon décidait et grondait… Presque aussitôt, cependant, un œil averti eût déjà découvert certains gestes mal surveillés, telle attitude momentanée et qu’on ne reverra plus, toutes choses qui sont les craquements sourds par lesquels s’annonce le bouleversement proche.

En fait, madame Manchon était sans cesse à la limite d’impatiences sans cause visible. On constatait qu’elle faisait tout avec la même attention : elle ne se plaignait de personne, et l’on humait autour d’elle une mauvaise humeur continue, une perpétuelle irritation contre la vie et les gens qui l’approchaient.

Pareillement, l’abbé ne paraissait pas moins taciturne que de coutume. Sa parole demeurait rare, toujours marquée au coin d’une hostilité latente. Toutefois, on lui voyait parfois un air interrogateur, comme s’il avait espéré des nouvelles importantes qui ne venaient pas.

En revanche, jamais Lapirotte n’avait montré résignation plus enjouée.

Arrêtons-nous un instant sur cette fille. J’ai esquissé tout à l’heure sa silhouette, telle qu’elle m’apparut d’abord. Plus tard, je l’ai revue assez souvent, car, soit effet du hasard, soit calcul, on ne parvenait guère auprès de madame Manchon qu’à travers elle et par son entremise. Or, à chaque occasion, mes impressions premières se sont modifiées. Après l’avoir supposée sotte, j’ai dû reconnaître qu’elle avait des parties d’intelligence supérieure ; après l’avoir crue neutre, j’ai pressenti en elle des abîmes à faire trembler. D’une curiosité qui, depuis son entrée dans la famille, n’avait jamais désarmé, elle avait enfin tout vu et tout retenu ou tout compris. Ne doutez donc pas qu’elle, au moins, dès l’origine, ait perçu la raison profonde de ce qui commençait.

Elle disait, par exemple :

— Je me demande si M. René nous confie vraiment les aventures qui ne manquent pas de lui arriver là-bas.

Madame Manchon répliquait sèchement :

— Mon fils m’a toujours fait part de tout, même de ses sottises.

Ou bien, c’était un soliloque à mi-voix :

— Ah ! à votre place, il me semble que je n’aurais jamais eu le courage de jeter un si beau garçon dans le tourbillon de l’existence, car il est beau, madame !

— Un tourbillon ! s’exclamait madame Manchon : Semur est une mare.

N’importe, chaque fois le trait portait : et satisfaite de ce que l’accent lui avait révélé, Lapirotte se sentait assurée de rester un témoin qui voit juste.

Je viens de trouver le terme exact… Elle et l’abbé étaient devenus des témoins, — les témoins de madame Manchon qui, sans en rien dire, ne songeait, elle, qu’à une chose, ne souffrait que d’une chose : l’absence…

L’absence de René, telle est la cellule initiale, la nébuleuse au noyau de laquelle vont peu à peu s’agglomérer les éléments du drame.

Auparavant, René avait souvent quitté la maison, fait des voyages : ce n’étaient pas des absences. Pour qu’il y ait absence réelle, il faut que la vie s’établisse ailleurs, c’est-à-dire se détache de celle qui précédait. Pour la première fois, René avait ainsi une maison à lui, des occupations à lui, et la possibilité d’engager son existence sans avertir : tout cela, madame Manchon l’avait voulu, désiré, préparé, mais en aveugle et sans comprendre qu’elle préparait aussi son désastre. A peine la maison vidée, ses yeux s’étaient ouverts ; maintenant elle en mourait d’angoisse.

Avant l’absence, madame Manchon avait pu aussi se croire une mère comme la plupart. Elle trouvait alors normal que René habitât près d’elle, lui obéît, et, inconsciente de la tutelle qu’elle exerçait, ne l’était pas moins de la passion maternelle qui la dévorait. René ne s’était pas éloigné depuis une semaine qu’une lumière l’éblouissait : comprenant l’impossibilité totale de vivre sans lui, elle n’apercevait plus à travers le monde que des ennemis décidés à le lui voler.

Tout à l’heure Duclos nous a montré la jalousie paternelle d’un Lormier : celle de madame Manchon, aussi exclusive, aussi violente, était pire. Non seulement, elle se refusait à un partage quel qu’il fût, mais elle prétendait commander. Toutefois, jusqu’au départ de René, ces sentiments avaient conduit madame Manchon sans qu’elle le sût : désormais, elle ne les ignorait plus. L’absence, encore, en lui montrant ce qu’elle pouvait perdre, du même coup, lui en avait révélé la valeur.

Vous me direz : « Si madame Manchon en était là, quoi de plus simple que de rappeler son fils ? De même qu’elle avait décrété l’apprentissage à Semur, ne pouvait-elle y renoncer ? »

D’accord : comptez cependant qu’avouer son erreur en une matière si grave, la seule à vrai dire où la soumission de René eût manifesté des résistances, était un risque redoutable. Quand on a pris le parti d’être infaillible, on n’a plus le pouvoir de revenir sur ses arrêts, c’est-à-dire de reconnaître qu’on se trompe autant qu’un autre. Cela, madame Manchon le sentait à l’évidence : de là, son malaise et l’irritation latente qui ne cessait de la dresser contre le présent. La ponctualité même de René à revenir, chaque dimanche, ne parvenait pas à les calmer. Parce qu’il était las de sa vie à Semur, il la racontait le moins possible : on en pouvait conclure aussi qu’il en tenait à dessein des parties cachées. D’une semaine à l’autre, madame Manchon en doutait moins. Et, convaincue d’avoir de ses propres mains creusé l’abîme, elle se sentait y courir, sans soupçonner par quels chemins, sans oser non plus revenir en arrière.

Trois jours après la réception Traversot, René, désireux de présenter son remerciement à l’hôtel de Thil, apprit que le jour de madame Traversot était précisément le dimanche et jugea nécessaire de renoncer pour une fois au voyage coutumier. Déjà, et sans qu’il le soupçonnât, Annette dominait sa vie. De plus, et par un scrupule explicable en somme, avisant sa mère de ce grave changement dans une habitude prise, il s’abstint d’en donner la raison véritable, car lui-même la trouvait futile autant qu’impérieuse.

Ceci suffit : le drame qui, jusqu’alors et comme une eau souterraine, avait miné les âmes, rue Monsieur, était libre d’affleurer à la lumière : désormais, rien n’allait plus en endiguer la marche.

Au reçu de la nouvelle, madame Manchon blêmit, avertit la femme de chambre qu’il était inutile de préparer la chambre de M. René et ne souffla mot ni à Lapirotte ni à l’abbé. Simplement, quand l’abbé parut le dimanche soir, et pour qu’il ne s’étonnât pas, madame Manchon dit :

— J’ai prié René de ne pas venir aujourd’hui : je ne le trouvais pas bien. Trop d’allées et venues fatiguent.

Elle mentait hardiment, résolue de laisser aux choses l’aspect qu’elle leur voulait. Lapirotte approuva, plus souriante que jamais. L’abbé fit de même, et chacun s’enferma dans une indifférence affectée. Il n’était pas jusqu’aux domestiques qui n’eussent l’air de trouver naturelle l’explication donnée.

Toute la semaine qui suivit, madame Manchon se demanda par quelles voies confesser son fils, quand il paraîtrait, sur la cause véritable qui l’avait retenu. Tour à tour, elle imaginait des questions captieuses, une explication directe, une scène attendrie. Incapable de se résoudre, mais guidée par un instinct sûr, elle demeurait persuadée que le danger redouté venait de paraître, cherchait en vain à le concevoir, et s’en désespérait.

Le samedi, dépêche de René annonçant encore une remise de voyage ; cette fois, il donnait pour excuse un rhume violent.

Ce fut Lapirotte qui reçut le télégramme des mains du facteur, elle qui en donna lecture à madame Manchon. Probablement touchée par l’air de celle-ci, elle jugea même nécessaire d’ajouter une remarque :

— Les rhumes de M. René sont toujours sans gravité. Je doute qu’il soit obligé de garder la chambre.

— Si mon fils pouvait sortir, il serait ici, répartit madame Manchon. D’ailleurs, je vais l’inviter à venir se reposer près de moi dès qu’il sera mieux. C’est un retard de quarante-huit heures au plus…

— Espérons-le, soupira Lapirotte.

Il faut croire qu’elle voyait juste : quatre nouveaux jours s’écoulèrent sans autres nouvelles de René, que des bulletins de santé, aussi brefs que rassurants. Il s’agissait bien de santé ! l’inquiétude de madame Manchon était ailleurs.

On atteignit ainsi le vendredi. Si René ne s’était pas décidé à avancer son voyage, comme sa mère l’en avait prié, du moins s’était-il abstenu, jusque-là, d’annoncer un nouveau délai.

Ce même vendredi, l’abbé Manchon, venu dîner suivant l’usage, pénétra dans le salon de la rue Monsieur, avec l’air interrogateur qui lui était habituel depuis quelque temps. Une fois assis, il se tint coi en se frottant les mains.

— Avez-vous froid, Henri ? demanda madame Manchon.

Il répondit non, d’un signe de tête. Mais, et bien que ce ne fût pas sa coutume, il s’informa le premier de René :

— Mon frère vient-il enfin ?

Madame Manchon étouffa un soupir :

— Vous savez bien que le courrier n’est pas encore passé : je n’aurai pas de nouvelles avant huit heures.

L’abbé répliqua :

— En tout cas, rassurez-vous : il est tout à fait bien.

— Vous aurait-il écrit ?

— Non.

— Alors d’où le tenez-vous ?

— De mon ami, M. l’abbé Valfour.

Madame Manchon haussa les épaules :

— Les indifférents trouvent toujours excellent l’état du voisin.

Apercevant ensuite Lapirotte à côté d’elle, elle lui fit signe de s’en aller. Docile, Lapirotte obéit.

— L’abbé Valfour ne vous communique-t-il rien d’autre ? reprit madame Manchon, dès que la porte se fut refermée.

L’abbé Manchon continuait de se frotter les mains.

— Non, fit-il encore d’un ton détaché ; du moins rien de précis…

— Rien de précis ? Il dit donc quelque chose ?

— En effet… ou plutôt, pour être exact, il me fait part de certaines pensées personnelles… qui d’ailleurs concordent avec les miennes.

— Je goûte peu qu’un inconnu se mêle de nos affaires.

— M. Valfour n’en est pas un pour moi.

— Enfin, à quoi songe-t-il ?

— A marier René.

Madame Manchon, qui mettait en ordre des livres sur une console, se retourna violemment :

— Votre ami est fou, je pense ?

— Pas plus que moi, puisque je partage son avis.

— Et pourquoi, s’il vous plaît ?

— René est à l’âge où, sous peine de faire des sottises, un jeune homme doit s’établir. Il est naturel que je préfère un nœud légitime à des… expériences momentanées, aussi dangereuses pour le corps que pour l’esprit.

Madame Manchon eut un sourire dédaigneux, puis laissa tomber :

— Je n’entends rien pour mon compte aux raisons théologiques : il me suffira que René se marie quand je le jugerai utile, et avec une femme que j’aurai choisie. J’en suis fâchée pour votre ami Valfour, avertissez-le que, m’estimant le meilleur juge en la circonstance, je l’invite à pratiquer désormais une réserve dont il n’aurait pas dû sortir.

— Cependant, répliqua l’abbé avec une nuance d’irritation, si René avait trouvé à Semur une personne…

— Je le saurais.

— Vous serez, je le crains, la dernière informée.

— Ne calomniez donc pas votre frère !

Et madame Manchon, cette fois, couvrit d’un regard dur son fils aîné, avant d’achever pour elle-même :

— D’ailleurs, je suis sûre de mon fils.

Une ride légère barra le front de l’abbé. Sans doute ne supportait-il pas sans impatience la manière dont madame Manchon prononçait « mon fils », en parlant de René. Ce sont le plus souvent de très petites choses qui irritent, de préférence aux grandes.

— Vos avis, ma mère… commença-t-il sur un ton singulièrement raffermi.

Mais Lapirotte rentrait, annonçant le repas.

— Tout à l’heure, s’interrompit l’abbé, nous reprendrons ce sujet.

— Je ne le crois pas, répliqua madame Manchon.

— J’en ai pourtant le désir.

Madame Manchon affecta de ne pas entendre. Elle se dirigeait déjà vers la salle à manger, suivie par Lapirotte.

Dîner rapide, inquiet et silencieux. Depuis le départ de René, des ondes n’avaient cessé de glisser dans la demeure, donnant le même frisson qu’une approche d’orage. Fréquemment aussi, on y subissait une sorte d’appréhension muette, telle qu’on avait envie de tourner la tête pour voir si quelque malfaiteur n’avait point profité d’une porte ouverte. Malgré cela, les apparences restaient paisibles. Ce soir-là, au contraire, il eût été impossible de méconnaître la tension dont souffraient les convives. Les gestes étaient saccadés, les visages clos, les pensées absentes.

On achevait le dessert quand enfin le courrier vint.

— Dieu merci ! déclara madame Manchon, apercevant de loin le plateau qu’on apportait, je commençais à craindre que le facteur n’eût rien laissé !

— Il ne faudrait pas s’étonner pourtant si M. René n’avait pas écrit, dit Lapirotte. Qui sait s’il n’hésite pas encore à se mettre en route demain ?

Elle se trompait. Il y avait deux lettres, dont l’une de René, mise soigneusement en évidence. Madame Manchon se saisit du tout. Elle s’aperçut ensuite que la seconde était pour Lapirotte, mais avant de la remettre, en examina par habitude la suscription et le timbre.

— Tiens, dit-elle, vous avez aussi des correspondants à Semur ?

— Moi ?… non… du moins je n’en connais pas, s’exclama Lapirotte.

— Il paraît que si, puisque ce papier en vient.

— En effet… voilà qui est curieux.

— S’il s’agit d’une conquête imprévue, poursuivit madame Manchon satisfaite de lâcher bride à son humeur, avisez-moi. Sans tenir à vos secrets, je prétends ne pas vous perdre à l’improviste.

Lapirotte ne répondit que par un de ces regards où madame Manchon était libre de lire un reproche attendri pour ses rigueurs, mais où d’autres auraient découvert peut-être une rancune effrayante.

On entendit, après cela, le double bruit des papiers que déchiraient des mains pareillement fiévreuses. Parties le même jour et de la même ville, écrites par des êtres qui ne se soupçonnaient guère occupés des mêmes choses, les deux missives venaient échouer simultanément sur cette table, chacune apportant sa part au destin de tous qui commençait. Dès les premières lignes, madame Manchon et Lapirotte semblèrent évadées du présent. Le silence n’était pas plus grand qu’auparavant, mais le froissement des feuillets tournés y ajoutait on ne sait quoi de tragique, en même temps qu’il mesurait l’avidité avec laquelle on lisait.

Soudain madame Manchon rejeta la serviette sur la table, et se leva. Elle avait terminé. La lettre adressée à Lapirotte devait être plus courte que celle de René, ou avait été lue plus vite, ou encore n’avait pas été lue tout entière : quoi qu’il en soit, elle avait disparu depuis un instant dans la poche de son destinataire.

A l’exemple de madame Manchon, Lapirotte et l’abbé s’apprêtaient à retourner au salon, quand un ordre arrêta celle-ci :

— Lapirotte, je n’ai plus besoin de vous et j’ai à m’entretenir avec Henri. Ainsi, laissez-nous, bonne nuit, et à demain.

Le ton était impérieux comme de coutume, mais une chose nouvelle y paraissait : la colère, — une colère qui, pour la première fois, agitait les syllabes, comme eût fait un grand vent fouettant les feuilles d’un arbre.

Lapirotte, la main dans une poche, pour bien s’assurer sans doute qu’elle n’égarait pas le précieux écrit qu’elle venait d’y mettre, lança sur madame Manchon un regard perçant.

— J’espère que Madame n’est pas souffrante ?

— Nullement, dit l’abbé. Allez en repos, mademoiselle Éva.

Il acheva, décidé à se montrer gracieux autant que sa mère avait été sèche :

— Surtout ne rêvez pas du tentateur !

Elle rougit violemment :

— Je ne saisis pas.

— Auriez-vous déjà oublié votre conquête de Semur ?

— Quoi ! vous aussi, monsieur l’abbé ?…

Les yeux de Lapirotte exprimaient cette fois une surprise douloureuse :

— Ne puis-je avoir, comme tout le monde, une amie de passage à Semur ?…

— Je ne vous demande point de confidences ! interrompit le prêtre, étonné pourtant du trouble qu’avait provoqué sa plaisanterie.

— Henri, j’attends ! appela madame Manchon.

Et le tête-à-tête qu’avait interrompu le dîner, recommença : toutefois, tandis que l’abbé, plus effacé que jamais, reprenait sa place et le frottement des mains d’auparavant, madame Manchon, la face contractée, les yeux mi-clos, allait et venait à travers la pièce. Elle ne semblait plus s’apercevoir que son fils était présent : absorbée par son étrange promenade, elle paraissait résolue à ne rien dire, comme à ne rien écouter.

— C’est bien une lettre de René que vous avez reçue ? dit enfin l’abbé, las d’attendre.

Sur un signe affirmatif de sa mère, il reprit :

— Vous semblez mécontente. Auriez-vous de mauvaises nouvelles ?

Un certain temps s’écoula avant la réponse. Madame Manchon, prise de crainte à la pensée de traiter René trop rudement, recueillait ses forces pour mieux se maîtriser.

— En effet, reconnut-elle d’une voix sourde : les racontars de votre abbé n’étaient que trop vrais. On a eu le tort, — je dis on ne sachant qui, mais je compte bien l’apprendre, — on a eu le tort de mettre sur le chemin de votre frère une fille, probablement à court d’épouseurs, et désireuse de se conquérir un état sans regarder aux moyens. René, qui est plein de candeur, se laisse prendre, parle mariage, et m’invite à me rendre à Semur pour faire la demande… Oh ! tout lui paraît simple ! Elle me plaît, je l’adore, tu l’aimeras, marions-nous… Heureusement pour lui qu’à mon âge et avec mon expérience, on est moins romanesque. Quatre mots suffiront pour ramener l’idylle aux proportions véritables, c’est-à-dire une flambée sans lendemain.

Visiblement, elle s’efforçait de réduire les événements à la dimension d’une petite chose, à la fois ridicule et sans conséquences dignes qu’on s’y arrêtât. Mais sentez-vous quel bouleversement d’âme se cachait sous ces apparences détachées ? Il y a un monde entre la peur d’un vol et le vol lui-même. Jusqu’à hier, jusqu’à tout à l’heure, elle avait tremblé qu’on ne lui prît René ; mais elle tremblait dans le vide. Entre deux hypothèses qui la faisaient blêmir, elle trouvait le temps de se dire : « Peut-être qu’il n’y a rien », et du coup, un peu d’espoir rafraîchissait son âme. Désormais l’incertain n’était plus : l’abîme était devant elle !

— Serait-il indiscret de connaître le nom de cette… demoiselle, comme vous dites ? fit l’abbé sans quitter son air de parfaite tranquillité.

— Traversin… non… Traversot… enfin un nom quelconque.

— Hé bien ! ma mère, ainsi que vous deviez le prévoir, je me permets de n’être pas de votre avis, et même d’insister pour que vous reveniez sur le vôtre. Il s’agit de l’avenir de mon frère, j’entends son avenir moral, le seul qui compte à mes yeux : puisque l’occasion s’est présentée, puisque lui-même s’y offre, il me paraît excellent qu’il fasse une fin satisfaisante.

L’abbé, je le répète, affectait de garder un calme parfait, ses mains ne cessaient pas d’aller et venir l’une contre l’autre, son dos demeurait courbé et pourtant les mots semblaient maintenant prendre progressivement dans sa bouche une autorité dont l’origine ne s’expliquait pas. Elle était due peut-être aux seules idées qu’il exprimait, peut-être encore au ton devenu plus ferme.

— Pour faire une fin, il serait bon qu’il y ait eu un commencement, coupa rudement madame Manchon.

L’abbé négligea de relever l’interruption et poursuivit :

— J’ai eu de mon côté des renseignements excellents sur les Traversot. La famille est honorable, la jeune fille est accomplie. Je ne mentionnerai pas les sentiments des intéressés qui sont, m’assure-t-on, fort vifs : cette question m’échappe. Mais du moment qu’ils existent, je suis heureux de constater qu’ils peuvent concorder avec les vues de parents chrétiens, et cela suffit pour me les faire approuver.

— D’où savez-vous tant de choses ? interrompit encore madame Manchon, sans parvenir à cacher son étonnement.

L’abbé eut un vague haussement d’épaules.

— Vous croyez toujours que je ne m’intéresse pas à mon frère : reconnaissez que vous êtes injuste, puisque me voici à prendre la défense d’un projet qui lui est cher et que vous auriez tort de vouloir entraver.

— Tort ? répéta madame Manchon, dont l’étonnement croissait.

Elle fit deux ou trois pas, puis s’arrêtant devant l’abbé :

— Voici un mot auquel vous ne m’avez pas habituée ; j’aime à croire qu’il a dépassé votre pensée. De toutes manières, Henri, vous allez l’expliquer.

L’abbé plongea dans son siège de l’air d’un homme qui quitte enfin les sujets inutiles.

— C’est en effet d’autant plus nécessaire, que, malgré tout mon respect, je ne pourrais le retirer, répondit-il froidement.

Une expression indéfinissable mit ensuite des lueurs inaccoutumées sur son visage émacié. Il y paraissait à la fois le respect dont il parlait, du dédain et une subite hauteur.

— Excusez-moi, reprit-il, si, pour arriver au but, je dois faire d’abord un bref retour sur le passé : il est nécessaire, ce soir… Je ne vous ai jamais reproché, je pense, des préférences dont je ne veux pas apprécier les raisons…

Madame Manchon eut un sursaut :

— Henri ! je ne puis non plus accepter cela !

L’abbé fit un geste évasif.

— Mettons, si vous y tenez, que vous ne nous avez pas aimés de la même manière et passons… Ce n’est pas d’ailleurs en fils que je me permets de parler en ce moment. Le prêtre seul a le droit d’évoquer ce que le fils ignore, et, puisqu’il s’agit d’âmes, pour ceci comme pour le reste, acceptez que, prêtre, je continue de m’exprimer en prêtre.

Un second sursaut secoua madame Manchon.

— Henri, ne mêlez donc pas vos rancunes de famille à ce qui n’a rien à y voir !

— Je vous demande pardon, ma mère : je tiens beaucoup au contraire à oublier que je fais partie de la famille. De grâce, ne m’obligez pas à quitter un terrain que j’ai choisi : il est le seul possible… et le meilleur… pour tout le monde.

— Je ne comprends pas.

— Préciser mes raisons serait inutile ou encore… déplacé, répartit l’abbé d’un ton détaché.

Toutefois, ses yeux s’étaient levés en même temps vers sa mère et la regardaient fixement. Il y eut un choc silencieux, suivi d’un de ces arrêts imperceptibles à l’oreille mais durant lesquels l’inexprimable passe en trombe, laissant derrière lui l’épouvante d’une chose dont on n’a point parlé, que l’un a crue cachée, que l’autre sait, peut-être !… Et soudain madame Manchon, lasse de marcher, regagna son fauteuil, au coin de la cheminée. Accoudée dans la même attitude que son fils, elle inclina la tête et contempla le feu.

— Je reprends… dit paisiblement l’abbé. En traitant René comme vous fîtes, je ne doute pas que vous n’ayez désiré son bonheur. Sans le vouloir pourtant, vous n’aviez cessé auparavant de favoriser en lui un penchant à s’en remettre à des volontés étrangères qui, pour un homme, est le pire des dangers. C’est avec regret que je vous voyais vous obstiner à le garder près de vous. C’est avec joie que j’ai considéré la première séparation temporaire dont vous souffrez. L’occasion se présente aujourd’hui d’une… émancipation définitive. Épargnez-vous les risques d’un avenir que le passé rendait problématique et puisque, pour une fois, l’intéressé fait preuve de décision… que Dieu le bénisse et qu’il épouse !

La fin de la dernière phrase parut jetée avec violence, bien que la voix n’eût pris aucun éclat. Madame Manchon s’aperçut qu’après avoir entendu parler son fils, elle n’entendait plus que le tic-tac de la pendule. Elle ne cessait point de considérer les flammes.

— Et si j’ai, moi, le désir de ne pas laisser mon fils s’établir loin de moi ? dit-elle soudain, comme si elle s’éveillait d’un rêve.

— Justement, ma mère, vous m’obligez à aller au fond d’une pensée que j’espérais déjà comprise. En envoyant René à Semur, pour quelques mois, vous avez accompli, je crois, le commencement du devoir. Je vous demande d’aller au bout et de rendre stable ce que vous aviez cru passager. Non seulement vous rendrez à René la conscience de sa destinée, mais le sacrifice, — si grand qu’il vous paraisse, — sera pour vous un élément de salut… nécessaire… C’est tout ce que j’avais à dire.

Vers la fin, madame Manchon avait peu à peu tourné de nouveau la tête pour examiner son fils. Une seconde fois, les yeux se rencontrèrent. Après le choc, le duel : en silence, ces deux êtres également passionnés et volontaires affrontaient leurs secrets. On n’évalue pas la durée de tels instants : ils abolissent la réalité.

L’abbé baissa le premier les paupières. Il tira sa montre.

— Neuf heures : je dois partir, sous peine de manquer mon train.

Madame Manchon parut, à son tour, revenir à elle :

— Henri !… commença-t-elle.

Mais elle n’ajouta rien.

— Bonsoir, ma mère.

Et ayant ramassé sur la cheminée son bréviaire qu’il y avait déposé avant le dîner, l’abbé sortit.

Immobile, madame Manchon se remit à surveiller les braises. Elle revoyait des figures disparues. Une émotion inexprimable faisait battre son cœur. Elle avait aussi la sensation qu’une dalle s’abattait sur ses épaules, tandis qu’elle s’efforçait de se rappeler exactement une parole de son fils : « Ce sera pour vous un élément de salut… nécessaire… » ; mais brusquement, la pensée de René balaya ces fantômes.

— Bah ! murmura-t-elle, des phrases de prêtre !

Reprise ensuite par la conscience du seul péril immédiat qui survenait, elle alla vers son bureau, et d’une écriture appuyée, débuta :

« Mon cher enfant, je ne viendrai pas. Je ne te laisserai pas non plus consommer une sottise… »

La plume courait. On aurait dit qu’elle prétendait aller plus vite que le cœur qui dictait. C’est qu’aussi, après s’être longtemps dissimulé, le destin entamait au grand jour son œuvre. Des deux fils de madame Manchon, l’un menaçait de lui être volé : l’autre… Au fait, qu’arrivait-il avec l’autre, et pourquoi cette question suffisait-elle pour troubler l’image même du premier ?

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