L'appel de la route
III
Il faut ici faire un détour et en venir à des gens qui, en apparence, sembleront étrangers à l’histoire. Qu’ils aient été au cœur de celle-ci, c’est possible, et même probable : mais qu’ils y aient tenu au moins d’une certaine manière et par des fils ténus, j’en suis certain. Au surplus, puisqu’il s’agit de comparses dont les silhouettes seules se profilèrent à l’horizon, je me contenterai de l’essentiel. Admettez aussi que pour eux, plus encore que pour les Lormier, je laisse dans l’ombre les noms véritables.
A quelques pas de la maison Lormier, en bordure de la falaise et dominant l’Armançon, s’élevait l’hôtel de Thil.
Les touristes les moins avertis le remarquent au passage. C’est un spécimen magnifique du style parlementaire bourguignon. Il comprend un corps central, flanqué d’ailes en saillies, et reculé au fond d’une cour d’honneur qu’achèvent de dessiner le porche monumental et des communs reliés aux ailes. Du côté de la rivière, une longue façade, dans le goût de Versailles, domine des terrasses en étages dont chacune tend, comme une guirlande au-dessus du ravin, son parterre à la française. L’ensemble est d’ordonnance sobre, grandiose, et un peu nu.
Au temps dont je parle, l’hôtel de Thil était en propre aux Traversot qui, en dépit du nom roturier, l’avaient recueilli par voie de cousinage. Il faut aller au fond de la province française pour trouver ainsi des propriétés maintenues dans une même tradition, à travers deux siècles de convulsions sociales. Chez nous, on change de régime, mais il est rare qu’on touche au fond.
De mémoire d’homme, les Traversot ont toujours occupé à Semur une situation considérable. Non du fait de leur fortune, — celle-ci, médiocre et composée de biens fonciers, ne cesse de s’amoindrir, — mais parce qu’étrangers aux dissensions locales, et gardant avec jalousie le culte de leur passé, ils ornent la ville au même titre que la tour Lourdeau. Et cela, également, est bien un phénomène de chez nous : on y clame l’égalité, on ne vénère que ce qui s’en éloigne…
Les Traversot étaient au nombre de quatre : monsieur, madame et deux enfants dont un fils, officier de cavalerie, vivant on ne sait dans quelle garnison, et une fille, Annette, alors âgée de dix-neuf ans ou à peu près.
Il va de soi qu’aucun rapport n’existait entre le train des Traversot et le cadre où ils vivaient. Comme ils prétendaient garder intact leur palais et y ajouter au besoin des embellissements nouveaux, on peut dire qu’à la lettre, la demeure dévorait ses habitants. D’où la nécessité impérieuse de rechercher pour Annette un établissement avantageux. Il était à craindre, hélas ! que l’occasion ne s’en présentât jamais. Réduits au cercle étroit du Semurois, les Traversot avaient inutilement fait le tour des partis acceptables. De plus, très entichés de noblesse, ils désiraient un titre : avantage qui va rarement avec la fortune quand il s’agit d’une fille pauvre. Jeune et assez jolie pour ne passer nulle part inaperçue, Annette Traversot semblait donc destinée à vieillir solitairement sous les lambris du palais auquel on la sacrifiait, ce qui, après tout, est une façon de finir aussi grande que bien d’autres.
Jugez maintenant de l’émoi dans Semur quand le bruit se répandit tout à coup des fiançailles probables de mademoiselle Traversot avec un jeune homme, nouveau venu dans la ville et répondant au nom de La Gilardière.
Émoi est un terme qui rend mal ma pensée…
Il y a, en effet, dans nos cités provinciales, quelque chose de plus étonnant que l’apparence morne et l’indifférence affectée pour toute forme de vie sociale : c’est le besoin exaspéré de connaître la vie privée de chacun. Non content d’atteindre les faits et gestes quotidiens et comme si le présent ne suffisait pas, il remonte aux origines, fouille dans la famille, et de proche en proche, finit par joindre les grands-oncles et les arrière-cousins. Comment des êtres qui ne se rencontrent presque jamais, ne se communiquent rien, n’écrivent pas, lisent encore moins, comment, dis-je, parviennent-ils à connaître ce que des familiers ou des parents ne soupçonnent pas ? Là est le mystère.
Impossible pourtant de nier l’existence et le pouvoir de cette police officieuse, qu’on ne saisit nulle part, que chacun ignore et que tout le monde suit. Si loin qu’on prétende s’en tenir, si hostile qu’on lui soit, à l’heure propice, elle surgit, souffle à l’oreille la nouvelle importante ou niaise, tantôt éclaire une aventure inexpliquée, tantôt d’une chiquenaude démolit l’œuvre de longues patiences, enfin toujours affirme son droit de contrôle et de justice sans appel.
Qui l’incarne ? Où découvre-t-elle ses documents ? Quels agents la servent ? Ne cherchez pas : c’est vous, moi, tout le monde… Il m’est arrivé d’apprendre le même fait, et le même jour, par l’entremise d’un cordonnier, du vicaire, de l’adjoint radical et d’une dame royaliste. Elle est partout et elle s’occupe de tout, sans indulgence, avec férocité. Mais s’agit-il de l’étranger, de celui-là surtout qui tente de forcer la confiance de la communauté ou de prendre place parmi les habitants, elle devient sans pitié. Pour un mot l’homme est compromis ; une démarche, le plus souvent innocente, l’achève ; pris à la gorge par l’opinion, il n’a plus qu’à partir, laissant derrière lui la ville indemne, et délivrée.
Que les fiançailles d’Annette Traversot eussent suffi par elles-mêmes à émouvoir Semur, vous n’en doutez pas : mais la qualité du fiancé, l’ombre dont il avait réussi à s’envelopper allaient faire bien autrement bouillonner les cervelles.
Qu’était, en somme, ce La Gilardière ?
Débarqué depuis cinq mois à peine, tout de suite introduit dans la banque Chasseloup, il y figurait en qualité d’associé libre, c’est-à-dire que, sans être rien en titre, il passait déjà pour futur successeur. Ses références étaient diverses. Au mieux avec le sous-préfet, il avait aussi pour lui le clergé de Notre-Dame et recevait à dîner l’abbé Valfour. Élégant, il menait un train qui, modeste à Paris, offusquait à Semur la parcimonie générale. On assurait qu’il avait une mère, mais celle-ci n’avait jamais paru. Son nom enfin était sonore. Toutefois, nul dans le pays ne connaissait des La Gilardière, si bien que le titre, la famille et la fortune demeuraient sans gérants : un aventurier en quête d’héritière n’eût pas semblé très différent.
Chose curieuse, on n’en savait littéralement rien de plus. Interrogé, le clergé se bornait à louer un jeune homme si bien élevé. Les Chasseloup restaient muets. Quant au sous-préfet, les recommandations venues de Paris lui paraissant des ordres, il se moquait du reste.
L’annonce qu’un tel homme osait prétendre à la main d’une Traversot provoque un déchaînement. Personne qui, à propos de rien et de n’importe quoi, ne vous en entretînt. Les gamins dans la rue, l’épicier à son comptoir, les dames en visite, tous en jasaient. Si bien que moi-même, gagné par la contagion, mais désireux de remonter aux sources, je décidai de faire visite aux Traversot.
Quinze jours environ s’étaient écoulés depuis mon entretien avec les Lormier, quand je me rendis ainsi à l’hôtel de Thil.
Reçu fort aimablement par madame Traversot, et après un certain nombre de détours préalables, je réussis à aborder le sujet délicat. N’ayant nourri de son côté aucune illusion sur la raison de ma politesse, madame Traversot s’empressa aussitôt de me décocher en plein visage un éloge de M. de La Gilardière, où je fus libre d’admirer à volonté comme il était fait avec ardeur et combien cette ardeur manquait de conviction. J’en conclus sans effort que la situation de La Gilardière était moins solide que le bruit n’en courait, mais qu’à défaut des parents, il avait dû conquérir la fille. L’aventure est fréquente.
En manière de péroraison, madame Traversot termina d’un air moitié figue, moitié raisin :
— Annette a la candeur des personnes de son âge : j’ai confiance toutefois dans sa raison. Et puis… de tels projets ne sauraient se préciser qu’avec l’aide d’une mère : madame de La Gilardière n’est pas encore venue chez son fils, que je sache ?…
— Quel que soit l’heureux élu, répliquai-je poliment, le choix de mademoiselle Annette sera toujours accueilli avec sympathie. Elle est de celles à qui chacun souhaite le bonheur.
Madame Traversot, qui m’avait accompagné jusqu’au perron, mit le doigt sur sa bouche pour m’inviter une dernière fois à une discrétion qu’elle estimait illusoire :
— Nous ne sommes pas pressés, croyez-le bien. Annette non plus… Elle est si jeune encore !
Et nous nous quittâmes sur cet adieu dont la diplomatie résumait assez bien le mélange d’espoirs et de craintes à travers lequel les Traversot devaient s’égarer pour le moment.
Je m’apprêtais à quitter le Rempart quand, machinalement, je levai les yeux vers l’observatoire de mademoiselle Lormier. Je ne pouvais penser à elle sans me la figurer là : il ne me venait pas à l’esprit qu’elle fût libre de se trouver ailleurs, comme tout le monde. J’eus la déception de n’apercevoir personne.
Bien entendu, je ne m’y arrêtai pas autrement, et j’allais dépasser la porte Lormier, quand celle-ci s’ouvrit pour livrer passage à une dame en noir que j’hésitai un instant à reconnaître, tant son visage était caché par une voilette épaisse. Tandis que je cherchais en haut mademoiselle Lormier, c’était elle en personne qui paraissait au bas.
Amusé par la coïncidence, je n’hésitai pas à m’approcher.
— Admirez, mademoiselle, la puissance mystérieuse de nos désirs secrets : je songeais à vous !
Elle fit un geste de surprise et, négligeant de tirer la porte derrière elle :
— Singulière occupation ! Quel prétexte vous y incitait ?
— La vue de votre tour… Mais vous sortiez ; moi-même, je rentrais ; me permettrez-vous de faire route avec vous ?
Elle se mit à rire :
— Vous souhaitez donc bien me compromettre ?
Elle demeurait devant sa porte ouverte : impossible ainsi de savoir si elle acceptait. Elle poursuivit, toujours riant :
— Et… qui est malade chez les Traversot ?
Je haussai les épaules.
— A quel propos pareille demande ?
— Parce que je vous vois revenir de l’hôtel de Thil.
— Allons, répondis-je égayé par ce contrôle, que vous soyez au pied de la tour ou au sommet, je vois que rien ne vous échappe. Rassurez-vous, les Traversot sont tous en bon état.
— Même la fille ?
Ceci était parti si net que j’en fus d’abord interloqué.
— Mademoiselle Annette, comme les autres.
Mais déjà un nouveau sourire éclairait mademoiselle Lormier.
— Alors, plus de mariage à l’horizon ?
— Quoi ! vous vous intéressez aussi ?…
— J’en ai entendu parler, probablement moins que vous ; et d’ailleurs, cela m’est indifférent.
— Vous êtes une sage !
— Ce qui signifie que, ne l’étant pas au même degré, vous venez de vous informer à la source.
Je la regardai avec inquiétude.
— Décidément, murmurai-je, je ne cesserai pas d’admirer votre perspicacité. S’y mêlerait-il de la rancune ?
— Non, fit-elle d’une voix un peu moins claire, je ne suis que désœuvrée et m’amuse quelquefois à plaider le faux pour découvrir le vrai. Voici d’ailleurs qui vous donnera la mesure de mes ignorances : qu’est-ce au juste que mademoiselle Traversot ?
— Ne l’avez-vous jamais aperçue ?
— Si.
— Hé bien ! vous en savez autant que moi. C’est une jeune fille, et elle paraît charmante.
— Dans ce cas, une girouette au vent ?
— N’en avez-vous jamais vu qui, une fois orientées, restaient calées ?
— Vous croyez que celle-ci ?…
— Mais, mademoiselle, je ne crois rien : pas même que le vent souffle !
Elle ne répondit pas. Tout à coup, elle s’était mise à surveiller la rue : encore le faisait-elle distraitement.
Je repris :
— Vous ne me demandez pas qui est l’autre ?
— Quel autre ?
— Le futur… conditionnel.
— Un temps dont je n’use pas.
— Sérieusement, que pensez-vous de ce La Gilardière, qui doit passer à vos pieds chaque jour ? Au surplus…
Je n’achevai pas ; celui dont nous parlions venait de paraître.
Il arrivait, une badine à la main, l’allure allègre. Je ne vous le décrirai pas. Il me suffira de vous dire qu’il était beau, d’une beauté peut-être un peu efféminée, peut-être pas régulière, mais telle qu’elle provoquait l’envie. Il était beau comme mademoiselle Lormier était laide. Ni pour l’un, ni pour l’autre, on ne pouvait ignorer cela.
Comme nous nous taisions, nous étions, aussi, bien obligés d’entendre son pas. C’était, on n’en pouvait douter, le pas d’un homme qui aime et qui se sait aimé. Pourquoi sent-on de la sorte l’amour autour d’un être ? Parce que les talons de La Gilardière frappaient avec une certaine cadence les pavés du Rempart, je compris tout à coup que madame Traversot se leurrait d’illusions et que sa fille ne lui appartenait plus.
Quand il passa, il nous jeta un bref regard ; mais nous aperçut-il ? Il était clair qu’à ses yeux, nous comptions autant que deux cailloux sur la route. Il remarquait l’obstacle matériel que nous pouvions être : rien de plus, rien de moins.
Et puis, arrivé à l’hôtel de Thil, il poussa la porte sans même sonner. Il rentrait vraiment chez lui ; on devinait que rien n’aurait pu s’opposer à sa venue, et qu’une hâte pareille répondait à la sienne, derrière les murs silencieux. Ensuite, on ne le vit plus.
Je me tournai vers mademoiselle Lormier. Elle continuait de contempler la rue redevenue déserte.
— Qu’augurez-vous de cette marche en fanfare ? demandai-je.
Mademoiselle Lormier tressaillit, rappelée à elle-même.
— Ah ! fit-elle, excusez-moi ; j’étais en train de songer à mon père qui m’inquiète depuis quelque temps. Je le sens nerveux et il a cessé tout travail.
Je répliquai distraitement :
— Ne vous tourmentez pas : je crois savoir pourquoi ses inventions ne l’intéressent plus.
Et revenant à mon idée :
— Si j’en crois les apparences, avant huit jours, vous verrez passer aussi la mère du beau fiancé.
Au même instant, mademoiselle Lormier qui s’appuyait, sans y penser, à la porte demeurée entre-bâillée, faillit tomber en arrière. Quand elle eut repris son équilibre, elle parut hésiter, puis brusquement :
— Vous appréciez beaucoup la jeune fille ?
— J’ai déjà répondu qu’elle me paraît charmante.
— Tant pis ! à sa place, j’aurais moins de confiance dans un inconnu.
Frappé du ton qu’elle y avait mis, j’attendis qu’elle complétât sa phrase ; mais elle n’ajouta rien.
— Si vous avez appris quelque chose de sérieux, repris-je enfin, peut-être serait-il bon d’éclairer mieux la lanterne.
— Non, dit-elle, je formulais une opinion que je croyais répandue à Semur. Au surplus, cher docteur, j’aperçois mon père : fermons le feuilleton.
Et tout en répondant aux signes de reconnaissance que nous adressait M. Lormier :
— Aidez-moi à obtenir qu’il vous consulte : je vous assure que sa santé me préoccupe.
Puis s’adressant à celui qui nous rejoignait :
— Cette fois, père, j’ai retenu le docteur : tu ne peux plus lui échapper.
M. Lormier balbutia :
— Elle veut, en effet… je comptais…
Je ne sais pourquoi, j’eus tout de suite l’impression qu’il n’irait pas plus loin.
— N’est-ce pas demain jour de consultation ? reprit mademoiselle Lormier.
— Certainement.
— Hé bien ! comptez que mon père ira vous voir.
— Entendu, je l’attends. D’ailleurs, il n’a pas l’air souffrant.
— Je ne le suis pas, interrompit M. Lormier.
— Alors, visite d’ami : ce n’en sera que plus agréable.
Je regardais en même temps M. Lormier avec plus d’attention. Qui avait raison ? sa fille, ou lui ? Point changé évidemment : la même mine que l’autre jour, au Rempart… Mais quand approchent les grandes crises de l’organisme, n’est-ce pas à d’autres signes indéfinissables qu’on les dépiste : une modulation nouvelle dans la voix, des modes de penser inaccoutumés, parfois un changement de caractère ? La fêlure commence toujours par l’âme. Et je m’avisai soudain d’un symptôme grave : ce jaloux semblait avoir perdu sa jalousie. Me retrouvant en tête-à-tête avec sa fille, il n’en manifestait aucun souci. Résolu de vérifier si je ne me trompais pas, et sous couleur de changer de conversation, je poursuivis :
— Savez-vous, cher monsieur, que nous étions en train, mademoiselle et moi, de parler encore d’amour ?
Il ne broncha pas :
— L’amour de Dieu ne m’inquiète pas.
— Il s’agit bien de cela ! M. de La Gilardière venait de passer.
— Tant mieux pour mademoiselle Traversot !
— Ah ! m’écriai-je, je vous prends aussi à en parler, comme tout le monde !
Mais à ma grande surprise, il ne sourit pas :
— Non, dit-il, je n’en parle pas comme tout le monde et même, à ce propos, peut-être demain vous demanderai-je…
— Rentrons-nous ? interrompit mademoiselle Lormier. Tu parais fatigué.
Nous échangeâmes de rapides serrements de main.
— Demain donc, vers deux heures…
— Oui, répondit mademoiselle Lormier pour son père.
Je me retrouvai seul. Je m’expliquais mal les dernières paroles de M. Lormier. Y avait-il donc un lien entre La Gilardière et lui ? et encore, de quelle manière, sous quel prétexte, prétendait-il me mêler à l’histoire ?
— Bah ! murmurai-je, je verrai demain ce qu’il en retourne !
Ensuite, à grands pas, je m’éloignai du Rempart. Cependant, parvenu à la hauteur de l’isthme qui rejoint la ville, je me retournai de nouveau, peut-être pour chercher une réponse anticipée aux questions que j’agitais, et voici le spectacle que j’aperçus.
Sur la chaussée passaient un monsieur, la badine à la main, et les dames Traversot. En arrière, mademoiselle Lormier, oubliant qu’elle devait sortir, et remontée à sa tour, avait ouvert ses fenêtres toutes grandes ; accoudée à l’une d’elles, elle regardait les promeneurs…