L'appel de la route
V
J’ai toujours pensé que si une intelligence humaine était en mesure de percevoir les millions d’aventures individuelles qui s’entrecroisent à une heure donnée, la notion du hasard s’effacerait pour elle. L’enchevêtrement de tant de faits, dus en apparence aux seules fantaisies du sort, est en réalité le produit d’une logique implacable. C’est pourquoi je demande à interrompre une seconde fois mon récit, au profit d’une poussière de menus événements tous relatifs encore au mariage de La Gilardière. Précisément parce qu’il est resté dans l’aventure Lormier une part de mystère, je m’en voudrais de négliger rien. A vous ensuite de juger du fond et de lier entre elles des parties que vous jugeriez devoir l’être.
Donc, après la visite que je viens de raconter, un temps s’écoula durant lequel je m’attendais chaque jour à voir reparaître M. Lormier. Attente parfaitement vaine. Il ne vint pas. Je cessai même d’en avoir des nouvelles, n’allant pas du côté du Rempart, et ne l’ayant plus rencontré dans Semur. En revanche, il sembla brusquement que l’aventure Traversot-La Gilardière remplît l’horizon visible.
Il y eut d’abord l’annonce de l’arrivée prochaine de madame de La Gilardière. On donnait du même coup des précisions sur celle-ci. Elle habitait Paris, mais possédait, assurait-on, un hôtel somptueux à Orléans et des propriétés en Beauce que, pour des raisons inexpliquées, elle ne visitait jamais. Ses sentiments religieux ne pouvaient faire doute, car son fils aîné, seul frère de La Gilardière, entré fort jeune dans les ordres, desservait actuellement, en qualité de vicaire, une paroisse de Versailles. On affirmait enfin que, si excellente chrétienne qu’elle parût, elle aimait l’argent, et exigerait certainement une dot des Traversot. Comme il était douteux que ceux-ci pussent la fournir, on en concluait que le projet sombrerait au cours du voyage.
Puis, ce fut une autre histoire. Plus d’arrivée en perspective. Madame de La Gilardière ne viendrait pas. Le mariage était rompu. La raison ? Un conte à dormir debout. La Gilardière n’était pas La Gilardière, mais prosaïquement un sieur Manchon, frère de l’abbé Manchon fort lié avec l’abbé Valfour, lequel, comme on sait, avait été des premiers à patronner dans Semur le nouvel arrivant.
Alors, pourquoi ce titre, et comment expliquer que l’abbé Valfour, si honorablement connu, se fût prêté à une usurpation d’état civil, quitte à compromettre la famille la plus notable du pays ? Ici les explications variaient. L’une d’elles, très répandue, consistait à affirmer la naissance illégitime de La Gilardière. Faute de pouvoir le reconnaître, sa mère l’avait fait inscrire sous un nom de fantaisie, peut-être celui du lieu de naissance. Quant à concilier pareille aventure scandaleuse avec ce qu’on affirmait de l’intransigeance de madame de La Gilardière, c’était affaire aux habiles, et, de plus, sans importance.
Bientôt, d’ailleurs, un fait donna tort à tout le monde. Si, en effet, madame de La Gilardière ne paraissait toujours pas, si même les Traversot avaient fait subitement une absence de quelques jours, l’hôtel de Thil se rouvrit. La Gilardière continua d’y fréquenter comme avant.
Ainsi groupés, de tels racontars prennent un aspect incohérent, j’en conviens. Était-il assuré pourtant qu’il ne s’y trouvât que du roman ? Plus d’une fois, les recueillant, je me rappelai que M. Lormier avait hésité à communiquer au notaire des Traversot un renseignement « à défaut duquel des personnes honorables risquaient d’être dupées ». Inconsciemment, il s’établit de la sorte au fond de moi une sorte de lien mal défini entre les deux histoires. Je m’habituai à les associer comme si véritablement l’une eût conduit l’autre. Vous verrez plus loin quelles inductions je me risquai même à en tirer…
On en était là, c’est-à-dire qu’en dépit du tourbillon de médisances qui emportait la ville, les intéressés suivaient paisiblement leur chemin, quand une aventure mystérieuse bouleversa les cervelles et provoqua le dénouement.
Mais auparavant, que je mentionne encore une courte et fortuite rencontre avec M. Lormier. Ce devait être la dernière d’ici longtemps, et elle eut lieu précisément la veille du jour où le scandale éclata…
Ce soir-là, je ne sais pourquoi, pris d’un irrésistible désir de solitude et de flâne, je m’étais décidé à me rendre au Rempart. Il y a des heures, où, fût-on libre d’inquiétudes et parfaitement heureux, on éprouve ce que j’appellerais volontiers la nostalgie de la mélancolie. N’importe qui a connu cela. Arrivé à la promenade, je m’installai sur un banc, et face au paysage paisible, savourai la tristesse qui m’accablait sans cause. Elle m’oppressait comme si ma misère eût été véritable, et je n’aurais pu dire cependant à quoi elle tenait ni pourquoi elle était venue. Las de rêver, je m’apprêtais à repartir, quand au bout du mail surgit à son tour la silhouette de M. Lormier. Il avait l’air de se diriger vers moi et je crus qu’il m’avait aperçu. En réalité, il regardait bien devant lui, mais tout entier à ses pensées, ne voyait rien.
Mon premier instinct fut de m’enfuir, tant je souhaitais garder intacte la tranquillité que j’étais venu chercher. Je réfléchis ensuite que je risquais de me montrer impoli et que le mieux serait d’expédier rapidement la corvée que le hasard m’imposait.
Allant à sa rencontre, je l’abordai, le premier.
— Voilà, dis-je, une heureuse coïncidence. Il faut venir ici pour avoir de vos nouvelles. Êtes-vous mieux, au moins, et vos soucis se sont-ils un peu dissipés ?
Tiré d’une rêverie profonde, M. Lormier ne put réprimer un léger sursaut, puis, revenant à lui, non sans peine :
— Ah ! c’est vous, docteur ? En effet, je suis bien… tout à fait bien…
— Votre fille ?
— Ma fille aussi.
— Toujours à sa tour ?
Il eut d’abord l’air de ne pas comprendre.
— Vous voulez dire dans sa chambre ?… Oui… c’est-à-dire, non… enfin elle y est en ce moment.
— J’entends bien qu’elle n’y saurait demeurer sans cesse ! Rappelez-lui de ma part que l’exercice est excellent pour son cas.
— Inutile : elle ne vous obéit que trop. Depuis une semaine, elle est toujours par voies et par chemins.
— Parfait. L’accompagnez-vous ?
— Moi ?
Il hésita. Une ombre passa sur son visage.
— Non, je n’ai plus le temps… Imaginez-vous que je me remets au travail.
— De mieux en mieux : rien ne peut être plus favorable.
— Cela réussit aussi à Geneviève : je l’ai rarement vue si gaie.
— Allons, m’écriai-je en guise de conclusion, j’avais donc raison ! vous voyez que tout s’arrange.
Il me regarda encore, mais de l’air d’un homme qui n’y est pas.
— En effet.
Puis, comme las de l’effort d’avoir tant parlé :
— Charmé de la rencontre… A une autre fois !
Il inclina la tête et repartit.
En dépit de ses assurances, il ne semblait pas, à le voir, qu’il fût sorti de soucis. Je rentrai obsédé malgré moi par la pensée de l’extraordinaire dissentiment qui torturait désormais ce père et cette fille. J’avais en même temps l’espoir irraisonné qu’une chose surviendrait bientôt qui me ramènerait au cœur de l’aventure, ou bien y mettrait fin. Je ne me trompais qu’à demi : vingt-quatre heures plus tard, on apprenait l’affaire du vol.
Par qui fut-elle révélée ? Comment en un après-midi une ville entière s’en trouva-t-elle bouleversée ? Je l’ignore, et ne tenterai pas de l’expliquer. C’est à de pareils faits que se découvre la puissance de la police anonyme dont je parlais tout à l’heure.
Quoi qu’il en soit, le vol ayant eu lieu vers onze heures, dès midi l’annonce en était donnée, heurtait une porte après l’autre, courait, s’enflait de gloses décisives, si bien qu’à deux heures il était clair déjà que l’étranger ne pourrait résister et n’avait plus qu’à partir : la ville enfin avait vaincu !
Résumés, les faits constatés étaient les suivants :
Dans la matinée, le banquier Chasseloup avait déposé sur la table de son cabinet de travail une liasse de dix billets de mille francs. Quand il voulut la reprendre, elle avait disparu. Il cherche, bouleverse ses papiers, interroge discrètement. L’évidence s’impose : sans doute possible, il y a vol. Mais qui a pu le commettre ?
Ici l’inexplicable. Dans le bureau de Chasseloup, en effet, ne pénétraient que Chasseloup, — cela va de soi, — La Gilardière, éventuellement des clients notoires de la banque et enfin un garçon de bureau nommé Broquant. Ce matin-là, on n’avait pas connaissance qu’aucun client se fût présenté, et la pièce n’avait cessé d’être occupée tantôt par Chasseloup, tantôt par La Gilardière, tantôt enfin par tous les deux. S’il y avait eu détournement, force était de choisir entre trois personnes : Chasseloup lui-même, ce qui était ridicule, La Gilardière, ce qui ne l’était pas beaucoup moins, enfin Broquant, vieil homme d’une honorabilité reconnue et qui, de plus, aurait dû opérer sous les yeux mêmes des patrons, alors que tant d’autres occasions meilleures s’étaient auparavant trouvées à sa portée.
L’opinion populaire, elle, n’hésita pas. Pour tout Semur, La Gilardière devint le coupable. On découvre toujours des raisons valables à l’absurde. En somme, La Gilardière passait pour mener grand train : or, que savait-on de ses ressources ? Rien. Il y a d’ailleurs voleur et voleur. La Gilardière, gêné par une échéance, n’aurait évidemment pas songé à détrousser un passant : rien d’excessif en revanche à lui imputer un emprunt momentané, auquel Chasseloup n’eût peut-être pas consenti de plein gré, et qui, la passe difficile franchie, serait restitué de la même manière mystérieuse. Autre chose : aucune plainte ne partit de la banque ; sans les recherches faites en première heure par Chasseloup, on aurait même tout ignoré. Nouvelle charge contre La Gilardière. Dès lors qu’on avait songé à lui céder l’entreprise, pouvait-on rendre public un éclat qui eût prouvé avec quelle légèreté Chasseloup s’apprêtait à traiter ? Je vous fais grâce du reste. Vous avez le principal.
Ce que je voudrais rendre, est la folie qui suivit. Je n’ai jamais senti à ce degré combien une opinion, même stupidement orientée, peut devenir un impondérable irrésistible. A Paris, où le regard ne pousse jamais au delà d’une façade, on ne saurait le comprendre : on ne rencontre les grandes lames qu’au milieu de l’océan et loin des côtes, et pareillement, il faut la solitude de la province pour découvrir de tels remous. Ce n’est aussi qu’en province que se trament les machinations véritables, j’entends par là celles que non seulement la justice ne peut atteindre, mais qui frappent leur homme sans que celui-ci soupçonne d’où vient le coup.
En apprenant ces sottises, je haussai d’abord les épaules. J’en vins ensuite à me demander si l’on ne se trouvait pas précisément devant une tentative savamment combinée pour prendre un adversaire contre lequel les efforts précédents avaient échoué. Je me le demande encore. Mais allez-y voir ! Tout compte fait, je ne fus pas loin non plus de considérer, avec la plupart, que La Gilardière avait au moins le tort de beaucoup faire parler de lui. Je ne devais pas le penser longtemps. Deux jours plus tard, en effet, on sut que les billets avaient été retrouvés précisément dans son bureau. En revanche, l’essentiel était obtenu : La Gilardière venait de partir sans crier gare. Il ne revint plus. Il était écrit qu’Annette Traversot resterait fille.
Autant la tempête avait soufflé violente, autant la victoire fut accueillie avec calme. Subitement les langues s’arrêtèrent. Plus de retours sur le passé. Il semblait positivement qu’aucun La Gilardière n’eût existé, ou, si l’on veut, l’équipage l’ayant jeté par-dessus bord, le navire continuait sa route, et rien dans le sillage ne décelait qu’un homme eût disparu.
Ah ! cela encore est bien particulier à la province, qu’elle puisse ainsi se passionner pour ou contre un étranger et que, celui-ci reparti, elle oublie du jour au lendemain jusqu’à son nom ! Les Traversot eux-mêmes affectèrent d’ignorer que leurs espoirs avaient sombré. On mit cependant un certain empressement à leur rendre visite, sans doute par manière de condoléance, et je dus me résoudre à y aller, comme les autres, mais j’attendis pour cela qu’une quinzaine se fût écoulée.
Si maintenant vous me demandez quels liens rattachent ces faits à la vie des Lormier, je vous répondrai bien entendu : « Aucun, si l’on s’en tient aux vraisemblances ». En revanche, peut-être serez-vous frappés comme moi de la coïncidence qui va suivre.
En me rendant chez les Traversot, je m’étonnai tout d’un coup de n’avoir plus de nouvelles des Lormier. Passer devant leur maison, n’était pas un détour. Mais voici qu’en approchant j’eus l’extrême surprise de voir les volets clos, la porte barricadée.
Alors, résolu d’en savoir plus, je m’informai près d’un voisin.
— M. Lormier serait-il absent ?
— M. Lormier a dû partir mardi passé.
— Savez-vous quand il sera de retour ?
— Mais, monsieur, puisque je vous dis qu’il est parti… tout à fait parti… voire même que la maison est présentement à louer.
— Alors sa fille ?
— Sa fille est avec lui.
— Et ils n’ont point dit où ils allaient ?
— Ah ! pour cela, monsieur, nous ne savons pas.
Ainsi, comme La Gilardière, les Lormier eux aussi s’étaient envolés sans prévenir !
Abasourdi, je contemplai la demeure vide et me surpris à murmurer :
— Il eût au moins été convenable de m’envoyer un avis de congé !
En réalité j’éprouvais une violente déception. On a toujours quelque peine à fermer un livre à mi-chemin du dénouement, surtout si l’on se croit sûr de ne jamais le rouvrir. Pouvais-je me douter en effet qu’une heure viendrait où j’en saurais autant que M. Lormier, où même, allant plus loin, je me flatterais de soupçonner la vérité inconnue de lui ?…