L'appel de la route
IX
Les portes d’accès à la souffrance sont innombrables. René, quand par hasard il y songeait, n’avait jamais redouté que les déceptions de l’amour ou la fin d’un être cher. Or, tandis qu’il s’enfuyait ainsi, il ne pensait plus à Annette, aucun des siens n’était menacé : cependant, il sentait qu’endormi depuis de longues années au bord d’un gouffre, il venait d’être happé par la pente et glissait, sans autre défense que des cris d’appel inutiles.
En une seconde, la gêne de son âme, les pensées louches qui, telles des créanciers que rien ne lasse, n’avaient cessé de guetter son assentiment, tout ce que madame Manchon et lui-même avaient cru dissiper au cours de leur dernière rencontre, tout cela, dis-je, reparaissait, mais triomphant.
« Avant de m’accuser, interrogez donc votre frère ! » Une phrase, rien de plus… et l’indicible rejette ses voiles ; ce qui échappait, éclate aux yeux ; là enfin où l’ombre régnait, il n’y a plus qu’évidences suivies de volontés impérieuses.
Acceptons un instant que mademoiselle Lormier n’ait point menti : l’attitude de l’abbé Manchon à l’égard de René, la froideur qui ne le quittait pas, l’hostilité sourde dont il s’enveloppait dès qu’il paraissait rue Monsieur, non seulement devenaient justifiables, mais on aurait eu peine à les concevoir différentes. Vu sous cet angle, ce qu’il y avait d’obscur dans les relations des deux frères, ou des fils avec la mère, devenait logique, limpide, nécessaire. Tout s’était passé jusqu’alors comme si la chose était vraie : de là à conclure qu’elle devait l’être, la distance n’est pas grande, et René la franchit. Il ne se disait déjà plus : « C’est possible », mais, parce que l’âme au choc de certaines révélations va toujours à l’extrême, il se demandait : « N’est-ce pas certain ? » et sans attendre la réponse, courait aux conséquences.
Une première convulsion égoïste suivit. Il se vit pauvre, dépouillé des aisances dont le passé l’avait comblé, réduit aux médiocres ressources de son effort et brusquement prit peur.
Il y eut d’ailleurs dans cette faiblesse une probité supérieure qui ne devait point se démentir. Remarquez en effet qu’en dépit de ce qu’avait affirmé mademoiselle Lormier, rien n’empêchait la vie de René de continuer comme avant. René demeurait libre en somme d’ignorer l’origine d’une fortune que ne menaçait aucun risque légal ; le code était pour lui. Cependant une possibilité de ce genre ne le retint à aucun moment. L’obligation d’abandonner ce qui en fait appartenait à son frère, lui apparut dès l’abord comme un postulat. Le nom même qu’il portait lui semblait impossible à garder. Ainsi les conséquences étaient claires ; la nuit ne subsistait qu’au départ : mademoiselle Lormier avait-elle parlé au hasard, guidée par des apparences, ou possédait-elle une preuve ? Question sans issue : ah ! pourquoi le seul être capable d’y répondre, était-il aussi le seul que René n’oserait jamais interroger ! En même temps l’image de sa mère se dressa devant lui : le reste s’effaça, la vraie douleur commençait…
C’est un fait que, si convaincu soit-on de la faiblesse humaine, une mère demeure à part et pour ainsi dire au-dessus des réalités de la chair. Inviolée, inaccessible, elle plane dans un ciel qu’aucune tempête n’a troublé ou obscurci. Il n’est pas de pire détresse que de renoncer à ce sentiment auguste qui, au cours de l’existence et quelle que soit celle-ci, permet toujours à l’homme de se retrouver enfant.
A la pensée que sa mère avait peut-être disposé de son cœur comme il l’eût trouvé naturel chez n’importe quelle autre femme, René ressentit une telle révolte que, brusquement, une voix cria au fond de lui :
— Impossible ! ce n’est pas vrai !
Puis, une stupeur embruma son cerveau. Il prenait conscience de l’offense mortelle faite à celle qui, malgré tout, était la raison magnifique de sa vie, sa tendresse, son guide. Pour avoir osé soupçonner sa mère, il se sentait l’âme souillée. Un relent de sacrilège empoisonna sa bouche. Il se désespéra de ne pouvoir tout de suite en demander pardon.
Soudain, devant lui, sa rue, sa maison… L’instinct venait de le ramener au gîte ainsi qu’une bête pourchassée. Il monta, s’abattit sur un siège et, épuisé par une souffrance qui n’était pas encore vieille de dix minutes, murmura :
— Essayons de n’y plus penser : il n’y a rien, ou plutôt, je suis fou… tout le monde est fou, ce matin…
Tout le monde, en effet : ce Chasseloup qui avait eu l’air de le suspecter, cette Lormier dont on ne savait si elle prétendait encore menacer ou si elle demandait grâce… Et de nouveau la phrase qui tinte, suprême défense de l’âme :
— Impossible, je n’y crois pas !
Il la répéta. Il aurait voulu se créer par elle une conscience neuve, assez haute pour qu’aucun doute ne pût l’atteindre : trop tard, le doute était en lui…
Telle est la règle : plus on se débat pour arracher le trait, mieux on déchire la plaie. Discuter avec l’idée, condamne à ne trouver de repos qu’on n’ait cru découvrir la vérité. Y a-t-il au monde un être qui, doutant, se soit arrêté en route ?
René, dis-je, répétait : « Je n’y crois pas », et en même temps il commençait de scruter ses souvenirs d’enfant ! Oui, déjà il y cherchait un visage étranger qui peut-être avait été le visage de son véritable père ! Effort inutile au surplus : si loin qu’il remontât, seuls apparaissaient autour de lui son frère et sa mère… En revanche, la vertu de celle-ci rayonnait. Jadis, à l’usine, avec quelle énergie avait-elle, comme un homme, achevé l’œuvre que la mort menaçait d’interrompre : se dévoue-t-on pareillement pour une mémoire devant laquelle on rougit ? Et quelle raison toujours, si continue que le poids en semblait lourd parfois !…
Il le croyait, l’affirmait… Cependant et à mesure, loin de s’apaiser, il percevait avec épouvante qu’une certitude contraire s’installait en lui.
Pourquoi ?… Soupçonne-t-on aussi pourquoi l’on sent, dans certains cas, les choses avec une évidence supérieure à celle que donnerait la vision même ? C’est alors comme une invasion de l’être par une réalité impalpable et souveraine. De toutes parts des voix arrivent, — observations inconscientes, étonnements de trop courte durée pour avoir paru valables, menus faits sans signification précise et qu’on a dédaignés, faute d’y rien saisir. Éparses dans le temps, on ne les avait pas entendues ; réunies, elles assourdissent. L’âme humaine est la seule grève où le flot passe sans effacer la trace du flot qui précéda. Toujours le moment vient où, stupéfaits, nous lisons, d’un coup d’œil sur le sable, ce que des années y tracèrent par petits points indéchiffrables. Devant la certitude qui s’imposait ainsi, René pris d’effroi se releva. Elle ou lui devait disparaître ! Rapidement ensuite, il jeta dans un sac un peu de linge, des instruments de toilette, puis descendit, et de ce pas rythmé qui marque l’extrême désordre des nerfs, gagna la gare. Sans hésiter, il allait tenter du moins ce qu’avait recommandé mademoiselle Lormier, c’est-à-dire interroger son frère. Il y allait, non comme on pourrait le croire pour éclaircir de simples doutes, mais au contraire pour en tirer un démenti à sa propre conviction : tant il est vrai que nous ne saurions étouffer nos sentiments profonds et qu’il leur suffit d’affleurer au jour pour faire de nous un jouet sans résistance.
Une demi-heure plus tard, René montait dans un train qui passait.
Bonnes ou mauvaises, les décisions sont le plus souvent suivies d’anesthésie passagère. Entre l’instant où on les prend et celui de leur exécution, le cours des événements paraît suspendu : et cela va de soi, puisque rien de nouveau n’intervient dans la pensée. Une fois en route, René mit la tête à la vitre et ne songea plus à rien. Les arbres aux pousses verdissantes, les coteaux onduleux, les sillons tendus à leurs flancs comme des cordes, toute la terre harmonieuse et calme qu’il avait tant aimée, lui jetaient un adieu qu’il n’entendait pas. Un sourire figé sur les lèvres, il se contentait de regarder la route fuir, cependant qu’à chaque éclisse, les roues scandaient cette fuite de coups sourds et cadencés.
Semur est sur une ligne locale à voie unique. Le train qui dessert la ville fait la navette, tour à tour déversant aux Laumes les voyageurs à destination de Paris et ramenant ceux qui en viennent.
Aux Laumes, René quitta son compartiment, prit l’express et, de nouveau, contempla un paysage qui avait à peine changé, mais s’enfuyait plus vite.
Le train qui emportait René s’était à peine mis en branle qu’une dame descendit d’un autre arrivé de Paris et, guidée par une sorte d’instinct, alla prendre dans la navette la place qu’y avait occupée René. C’était madame Manchon…
Se sentant mieux le matin, dévorée de l’impatience d’agir, elle avait jeté une dépêche au premier bureau rencontré et arrivait, le cœur tout entier à l’ivresse de retrouver René.
Dès l’entrée en gare, elle pencha la tête à la portière, espérant le découvrir sur le quai. Il n’y était pas.
— Voilà bien les règlements ! songea-t-elle : il doit me guetter à la sortie…
Mais à la sortie, personne. Ce fut le premier coup. Elle ne crut d’ailleurs qu’à un retard et, posant à terre ses paquets, scruta l’avenue qui mène au Bourg-Voisin.
A la vue d’une étrangère, le cocher de l’unique hôtel de Semur approcha pour offrir ses services.
— Merci, dit-elle sèchement, j’attends quelqu’un.
L’omnibus vide démarra dans un cliquetis de ferraille. Puis, un à un, les rares voyageurs s’égrenèrent vers la ville. Les bruits s’espaçaient. On distinguait maintenant le rire d’un employé sur la voie, au loin des abois de chien. Personne à l’horizon…
Madame Manchon se vit tout à coup perdue dans une campagne hostile et inconnue. Son cœur battit follement. René n’était pas venu ! Il ne viendrait pas… Se serait-il trompé d’heure ?… Justement un nouvel horaire avait paru, modifiant les arrivées… Mais non : pourquoi se leurrer ? l’oubli commençait. Alors, un désespoir muet s’abattit sur elle. Elle croyait traverser un des pires moments de sa vie : elle se trompait. Elle se croyait seule aussi, désespérément seule : elle se trompait encore. A défaut de René, la douleur ne la quitterait plus.
Raidie contre les perspectives qu’elle prévoyait, elle se résigna enfin à déposer en consigne ses paquets et demanda son chemin :
— La rue Saint-Jean ? C’est difficile… Droit jusqu’à l’église : après, vous vous ferez indiquer…
— Bien, merci.
Il n’y avait plus qu’à remonter l’avenue, et l’église passée, à s’informer encore. Elle soufflait un peu à cause de l’âge. Quand elle aperçut la porte qui abritait son fils, on n’aurait pu dire si elle éprouvait de la joie ou de la détresse, mais tandis qu’elle sonnait, comme son cœur palpitait au rythme de la cloche !
Vous est-il arrivé jamais de faire un long voyage pour vous heurter à une maison fermée ? Madame Manchon tira la poignée une première fois, puis une seconde… Elle se demandait si elle rêvait. En même temps, elle avait envie de s’asseoir sur les marches du seuil, pareille à une pauvresse…
— Madame cherche ?…
Une voisine intriguée s’empressait à son secours.
— Non, M. de La Gilardière n’y est pas. La domestique aussi est au dehors, mais elle ne doit pas se trouver loin. Attendez ! je vais vous la chercher.
— C’est cela, dit madame Manchon d’une voix éteinte.
Ce jour-là, toute personne qui tenterait d’approcher René était assurée d’aide, puisqu’elle présentait une chance d’apprendre du nouveau.
La domestique bavardait chez l’épicier, au bout de la rue. Elle accourut.
— Monsieur, dit-elle, est bien rentré, mais reparti.
— Peu importe : je l’attendrai chez lui, voilà tout, murmura madame Manchon de la même voix blanche.
Et comme la domestique hésitait :
— Je suis sa mère.
Le premier objet qui frappa madame Manchon une fois entrée fut un télégramme intact déposé sur une table. Elle l’ouvrit sans hésiter. C’était le sien.
— Ah ! murmura-t-elle, tout s’explique.
Ce ne devait être qu’une lueur dans la souffrance qui commençait ; en effet la domestique reprenait :
— Je ne comprends rien à ce qui se passe. Monsieur prévient toujours quand il ne déjeune pas ; ce matin, il n’a rien dit et Angèle, la voisine qui était là tout à l’heure, prétend l’avoir vu sortir avec un sac, comme pour un voyage.
— Hé bien, ma fille, vérifiez : c’est facile.
Et madame Manchon, assise devant la table, s’accouda, épuisée. Elle s’efforçait de ne plus penser. Elle écoutait uniquement le va-et-vient de la domestique en quête du sac. Les pas traînant ici et là avaient la sonorité spéciale aux demeures vides.
Soudain, la domestique reparut :
— En effet, le sac n’y est plus.
Madame Manchon frissonna :
— Vous en êtes sûre ?… S’il prévenait pour un repas, à plus forte raison l’eût-il fait pour une absence.
La domestique glissa d’un ton niais :
— Peut-être s’en est-il allé, rapport à la banque…
Puis, sans insister :
— Madame veut-elle déjeuner ? Le repas de monsieur est encore là.
Madame Manchon répondit comme en rêve :
— Soit, bien que je n’aie pas faim.
Et elle s’installa dans la salle à manger, se laissa servir. L’absence de René dressait devant elle une énigme insoluble. Elle ne parvenait pas à y croire tout à fait. Au pis aller, René reviendrait le soir. Un instant la vérité l’effleura. Qui sait si, inquiet d’elle, il ne s’était pas décidé brusquement à retourner à Paris ? En effet, c’était cela ; seulement pouvait-elle imaginer la raison du voyage ?
— Vous parliez de la banque, fit-elle enfin pour s’arracher à son inquiétude ; à quel propos ?
Mais déjà la domestique, à qui en imposait le grand air de madame Manchon, avait réfléchi :
— Oh ! je ne sais pas, moi… des idées en l’air… Madame pourrait, en tous cas, s’informer auprès de M. Chasseloup.
— M’informer de quoi ?
— Si monsieur est parti.
— Que voulez-vous qu’il en sache ?
— En effet.
Il n’y avait rien autre à en tirer. Alors, son déjeuner achevé du bout des lèvres, madame Manchon commença de rôder à travers l’appartement. Malgré la probabilité d’un départ de René, elle avait résolu d’attendre au moins jusqu’au lendemain. Le silence de la ville, cauteleux, ouaté, se glissant partout, lui jetait un vague effroi. A Notre-Dame, trois heures sonnèrent…
Quoi ! rien que trois heures ? Que faire pour tuer le temps ? Une lassitude de vivre s’exhalait des meubles, des murailles, de la lumière même, morne et grise. Revenue à la table de René, madame Manchon en inspecta le désordre, remit en tas les papiers épars. Près du sous-main, une photographie parut : Annette… Longuement madame Manchon interrogea ce visage par lequel elle avait déjà tant souffert. Chose curieuse, c’était l’ennemi, mais, à ce moment, elle ne s’en souvenait plus tant l’absence de René posait d’autres problèmes.
— Ah ! madame regarde ?
Sans façon la domestique s’était aussi penchée vers l’image :
— C’est la petite Traversot…
Madame Manchon, que ces familiarités irritaient, déposa la photographie et ne dit mot. Elle avait envie de fuir.
— La banque est-elle loin d’ici ? interrogea-t-elle ensuite.
Ne pouvant se rendre à l’hôtel de Thil, l’idée lui venait d’aller chez Chasseloup. Parler de René, fût-ce avec un inconnu, l’aiderait à supporter mieux l’attente.
— La banque ? Justement, j’allais proposer à madame de l’y conduire. Elle est à deux pas.
— Vous alliez me proposer ?… répéta madame Manchon, frappée cette fois par l’insistance de cette fille.
Aucune réponse ne suivit. Qu’y avait-il encore de ce côté ? Les Chasseloup menaçaient-ils de sauter ? Raison de plus pour aller voir sur place. Madame Manchon se fit indiquer la route et descendit.
Dehors la nuit commençait. Projetant leur panse au-dessus du trottoir, les vieilles maisons semblaient vouloir dévorer le peu de clarté qui paraissait au ciel. Une bise aigre s’était levée et sifflait au coin des rues. Madame Manchon, saisie par le froid, avait peine à marcher et ne parvint à la banque que lorsque quatre heures allaient sonner, c’est-à-dire quand celle-ci fermait.
Ayant pénétré au rez-de-chaussée, elle fut accueillie par Broquant en train de balayer devant des guichets vides, et demanda M. Chasseloup. Chasseloup était sorti. Tout le monde aujourd’hui avait donc pris la fuite ?
Elle insista :
— Peut-on savoir au moins quand il sera visible ?
— Pas avant demain matin, bien sûr !
— Et M. de La Gilardière ? reprit-elle d’un air d’autant plus indifférent qu’elle n’avait pas dit qui elle était.
A ce nom, le visage de Broquant s’empourpra.
— Oh ! pour celui-là ! fit-il entre ses dents, fasse qu’on ne le rencontre plus !
La voix de madame Manchon s’étrangla subitement :
— Que racontez-vous ? Aurait-il pris le train pour ne jamais revenir ?
Mais, au lieu de répondre, Broquant brandit son balai :
— Pas possible ! Vous dites qu’il a pris le train ?… Quand j’affirmais qu’il a fait le coup !
Et sans laisser à madame Manchon le loisir d’interrompre :
— Mais oui, madame, c’est comme cela ! Dix billets de mille, hier, volatilisés, soufflés sur la table même du patron… Pour un rien, j’étais collé entre les gendarmes. J’avais beau jurer : « Puisque ce n’est pas moi, c’est lui ! » personne pour me croire. Et puis, patatras ! qui est-ce qui retrouve les billets dans sa corbeille ? Ils y étaient, madame, aussi vrai que je suis devant vous !… Je n’ai eu qu’à fouiller un peu pour les ramener au jour… Ah ! il est parti ? Hé bien ! bon voyage ! On ne le rappellera pas ! Si riche soit-il, on ne m’ôtera pas de la tête…
— Taisez-vous ! je suppose que vous êtes ivre !… parvint à dire enfin madame Manchon et, plutôt que d’entendre plus, elle s’enfuit.
Elle se retrouva dans la nuit. Rêvait-elle ? On accusait René d’un vol… Était-ce donc à cela que pensait la domestique, en s’obstinant à parler de la banque ? Passe qu’on calomnie : encore faut-il respecter les vraisemblances ! Imbéciles qui ne savaient pas qu’à un certain niveau le vol est un acte qui ne se peut concevoir !
Cependant, tout en marchant, elle apercevait derrière les comptoirs de boutique, derrière chaque vitre éclairée, des silhouettes où ne vivait qu’un regard. Après Broquant, la ville muette, hostile, la même qui, parlant de vol aujourd’hui, avait auparavant affolé René en parlant de sa naissance : on se sentait traqué par elle, dépouillé, chassé… Et madame Manchon, saisie de panique, courut, rasant les murs, évitant les lumières ; elle courait sans savoir où ni pourquoi. Si, du moins, René avait été là ! Ah ! ne pas même savoir où le retrouver ! Il était possible qu’à cet instant précis il fût déjà rentré chez lui, possible encore que, révolté comme elle, il eût décidé brusquement de s’en aller sans esprit de retour…
Soudain, les maisons cessèrent, une avenue s’ouvrit au bout de laquelle paraissaient des lumières. La gare ! l’oasis ! Elle, du moins, est faite pour les passants : on ne doit pas vous y regarder avec des yeux aigus dont la malveillance effraye ; qui sait même si on ne s’y souvient pas d’avoir vu partir René et dans quelle direction ? L’élan de madame Manchon s’accrut. Elle était hors d’haleine…
Joie de retrouver l’unique escorte des arbres et cette campagne qui, le matin pourtant, l’avait désespérée : joie d’atteindre enfin le hall désert et d’y apercevoir, derrière son grillage, la femme aux billets en train de tricoter… Et ce bref colloque suivit :
— M. de La Gilardière ?… Attendez… oui… je connais. En effet, il a pris un billet pour Paris.
— Oh ! merci, madame. Quand aurai-je moi-même un départ pour la même direction ?
— Pas avant minuit.
— Pour arriver ?
— Vers neuf heures.
— Ah ! merci encore, madame.
Anéantie, mais délivrée, puisqu’elle savait René retourné près d’elle, madame Manchon recula jusqu’au banc de chêne qui était accolé au mur, et s’y laissa tomber. Ses jambes ne parvenaient plus à la soutenir.
Puisqu’il n’y avait pas d’autre train, c’était bien : elle resterait là jusqu’à minuit. S’il eût fallu, plutôt que de rentrer dans la ville qui calomniait son fils, elle serait restée jusqu’au lendemain. Hélas ! n’eût-il pas mieux valu y rester toujours, et ne jamais aller vers ce qui l’attendait ? A la même heure, en effet, René, sans passer rue Monsieur, arrivait à Versailles et pénétrait chez son frère.