L'appel de la route
XII
Il vint, brutal, rapide et, comme de coutume, échappant à mes prévisions.
Un matin, je lus dans les journaux l’annonce qu’une colonne française venait d’être surprise et dispersée aux environs de N…, c’est-à-dire précisément dans la région où devait opérer René.
Saisi d’inquiétude, je courus au ministère. Mes craintes n’étaient que trop réelles : René figurait parmi les disparus.
Je dis bien : disparu.
Depuis la guerre, la plupart des femmes et des mères ont savouré les virtualités de souffrance qu’apporte cette solution, pire que n’importe quelle certitude. S’agit-il désormais d’un mort ou d’un vivant ? Faut-il prendre le deuil ou se réjouir, chercher un cadavre sans sépulture ou guetter un retour et fêter une délivrance ? Mais, alors, madame Manchon a-t-elle compris tout de suite ?
Disparu… Les bureaux ignorent le reste. Ils affirment seulement que du coup de main tenté là-bas, des hommes sont revenus et d’autres pas. René est de ceux qu’on n’a point revus et dont le corps ne fut pas retrouvé. Prisonnier, peut-être, ou mis à mort après avoir été torturé, ou fugitif… Tous les possibles subsistent, la pire douleur alternant avec les confiances les plus chimériques.
J’écoutai les explications qu’on me donnait, les paroles d’espoir que l’on tentait d’y joindre, car on s’imaginait avoir affaire à un parent ; mais je n’eus aucun doute. Pour moi, René avait cherché la mort et n’était plus.
En revenant du ministère, je ne pleurai pas. Je me rappelle par contre qu’une colère intérieure me soulevait contre cette conclusion stupide d’une vie où n’avait passé, j’aurais pu le jurer, aucune pensée basse. Jamais l’injustice souveraine du destin ne m’était apparue avec une pareille évidence. En même temps, et par un jeu naturel de la pensée, j’évoquais les causes du drame, les acteurs qui s’y étaient trouvés mêlés et me demandais : « Que sauront-ils ?… Annette Traversot va-t-elle se consoler, ou veuve sans avoir eu d’époux, s’éteindra-t-elle, silencieuse et fidèle, sous les lambris de l’hôtel de Thil ? Et l’autre, mademoiselle Lormier, cette énigme ?… » Ah ! celle-là, qu’avait-elle vraiment cherché ? N’était-ce qu’une fille qui s’ennuie et que le mal distrait ? ou victime d’une passion véritable, fallait-il voir en elle une amante jalouse et maladroite ? Ironie du sort : mariée et satisfaite, peut-être ignorerait-elle toujours la mort de René : désastre ici, là-bas oubli total, ou même bonheur instauré sur des ruines… Ainsi, au spectacle de cette injustice supplémentaire, trop probable pour n’être pas, ma peine s’exaltait. Pouvais-je supposer que le passé, si vainement interrogé, m’attendait à l’arrivée, prêt à lever la plupart des incertitudes dont il était chargé ?
Et je rentrai chez moi…
Il faut ici me recueillir. Parviendrai-je, aussi bien que Duclos, à évoquer la scène qui terminera mon récit, et à laquelle je dois d’avoir pu, sans l’ombre d’une hésitation, identifier nos deux histoires ? Essayons cependant…
Je rentrai donc. Aussitôt, la domestique, qui me guettait, vint à moi.
— Il y a au salon une dame pour monsieur et qui attend depuis une heure. J’ai eu beau répéter que monsieur peut-être ne reviendrait pas, elle s’est contentée de répondre : « Je resterai le temps qu’il faut, pourvu que je le voie. »
— La connaissez-vous ?
— Non.
Assez intrigué, bien que mal disposé aux aventures un pareil jour, je dis :
— Soit : débarrassons-nous-en.
Et sans plus tarder, je me rendis dans la pièce où se trouvait l’inconnue. A ma vue, elle se leva. Vêtue de noir et le visage caché par une voilette épaisse, on ne pouvait lui donner d’âge. Toutefois, malgré la simplicité de la mise, il apparaissait au premier coup d’œil que j’avais affaire à une femme de bonne compagnie, et d’une distinction de manières peu commune.
— M. Tinant ? demanda-t-elle.
Puis, sur mon signe affirmatif :
— Excusez-moi, monsieur, d’avoir insisté pour vous entretenir : je ne vous retiendrai d’ailleurs que le temps d’obtenir un renseignement qu’il est pour moi nécessaire de posséder sans délai, et que vous serez sans aucun doute en mesure de me communiquer.
Je m’apprêtais à répliquer par les politesses d’usage : elle ne m’en laissa pas le loisir et poursuivit :
— J’ai appris hier soir, — vous voyez combien mes informations sont récentes, — que vous aviez été l’ami très intime de M. de La Gilardière : vous serait-il possible de me donner son adresse ?
Le nom de René, prononcé à cette heure et d’une manière si imprévue, me bouleversa. D’instinct, aussi, je me sentis pris de défiance, et m’efforçant de garder un ton neutre :
— Il est exact, répliquai-je, que j’ai été lié avec M. de La Gilardière et que j’ai su son adresse : toutefois, en raison de circonstances qui importent peu, jusqu’à ce matin, je ne me serais pas reconnu le droit de livrer un secret qui ne m’appartenait pas.
Je parlais : j’allais ajouter qu’aujourd’hui, hélas ! ce secret n’avait plus d’importance ; mais à mesure, une autre pensée s’emparait de moi, une de ces intuitions qui semblent à la fois jaillir du fond de l’être et vous être soufflées par un étranger dont la voix sans timbre couvre irrésistiblement les bruits humains. Et tout à coup m’interrompant :
— D’ailleurs, vous ne vous êtes pas nommée, madame… bien que je craigne de vous reconnaître… Mademoiselle Lormier, n’est-ce pas ?
Elle ne répondit pas, ce qui était un aveu. Je poussai un cri sourd :
— Vous ! et à un pareil moment !
Cette fois, elle murmura :
— Que voulez-vous dire ?
En même temps, à travers la voilette, je découvris ses yeux ; une terreur les agrandissait, non pas celle que vous pourriez croire, puisque le fait de demander l’adresse de René prouvait qu’elle ne soupçonnait rien ; uniquement, elle songeait que l’ayant reconnue, et probablement au courant, j’allais désormais refuser de répondre.
— Ce que je veux dire ?
Je reculai malgré moi. Après avoir découvert les yeux, que n’aurais-je pas donné pour apercevoir le visage. Voilà donc celle par qui René venait de mourir ! Qu’elle fût venue chez moi, et précisément ce jour-là, me remplissait d’une frayeur religieuse. Il me semblait que la volonté de mon ami avait seule commandé une telle rencontre, et que de même que mademoiselle Lormier avait obéi, j’allais à mon tour prononcer des paroles vengeresses qui me seraient dictées.
— Mais, vous-même, repris-je avec une subite colère, que prétendiez-vous tenter encore ? Ignorez-vous donc que ce serait peine inutile, puisque tout est fini ?
— Fini ?… répéta mademoiselle Lormier d’une voix blanche.
— Mort, il vous échappe !
— Mort !
Je jetai :
— Songez que, sans vous, il serait là et que, pas plus que lui, je ne soupçonne pourquoi vous avez commis ce crime !
Aucune réponse, cette fois. En revanche, je vis le corps de mademoiselle Lormier osciller comme un arbre au souffle de l’orage. Puis, tout à coup, elle s’abattit : et stupéfait, je n’eus plus devant moi qu’une loque humaine secouée par des sanglots. Était-ce le remords ? Cependant, pouvait-on ne pas être frappé par l’intensité de cette douleur inattendue ? J’avais vu pleurer souvent : jamais, je vous le jure, de cette manière silencieuse et désespérée ! Ce n’était pas de la révolte ; ce n’étaient pas non plus des plaintes : on percevait seulement qu’au delà de la souffrance abattue sur l’être il n’y avait rien. La limite était atteinte ; après cela, impossible de descendre…
Dans un éclair, j’entrevis que peut-être, elle aussi, mademoiselle Lormier pouvait n’être qu’une victime : toutefois la colère, je vous l’ai dit, m’aveuglait.
Je continuai, impitoyable :
— Vous pleurez ! Trop tard ! Du moins, il ne sera pas écrit que vous êtes venue inutilement. J’exige… la lumière va se faire… qu’au moins je sache pourquoi vous l’avez poussé à un pareil suicide !
Le mot la fit se redresser frémissante :
— Ce n’est pas vrai ! Taisez-vous ! vous me faites mal.
— Nierez-vous que, sans vous, il eût toujours ignoré le secret de sa naissance ? Qui a rempli Semur de racontars ineptes ? vous. Qui lui a donné l’idée de consulter son frère ? vous. A l’heure où son amour pour Annette Traversot triomphait, qui s’est dressée devant lui, avec la menace d’un scandale suprême ? vous toujours… En vérité, quel rôle est le vôtre et que vous fallait-il, à vous qui ne le connaissiez pas, que vouliez-vous encore aujourd’hui, en venant ici, m’escroquer son adresse ? Ah ! tant pis, je m’exprime sans y mettre les formes. Mais le temps est passé où il pouvait se défendre, et c’est moi, son ami, moi qui maintenant le venge de tout ce qu’il a souffert !
Tandis que je m’exprimais ainsi, elle continuait de sangloter ; à chacune de mes affirmations, elle tendait simplement les mains en avant, comme pour en éviter le choc douloureux. Elle ne niait pas : elle demandait grâce. Toutefois, vers la fin, je vis ses yeux se sécher, son attitude changer. Elle avait cessé d’être une suppliante pour devenir un auditeur qui se détache. Elle écoutait toujours : elle ne comprenait plus. Moi-même, parvenu à cet excès d’émoi, je chancelai et dus m’asseoir, hors d’haleine. Je renonçais à poursuivre. Elle persistait à se taire. On se demandait où nous allions ; plus que des cris, le silence qui s’établissait, qui menaçait de rester, et même de tout conclure, donnait le vertige.
— Que ne suis-je morte avec lui ! dit soudain mademoiselle Lormier.
Elle venait d’appuyer ses coudes sur ses genoux, sa tête sur ses mains, et, dans cette attitude, regardait devant elle, très loin, peut-être le passé, peut-être les lendemains qui l’attendaient. Elle me paraissait à ce moment moins occupée de ma présence et de ce que je pourrais ajouter que du spectacle se déroulant sous ses yeux.
Elle répéta :
— Morte…
Puis, se rejetant brusquement en arrière :
— Comme je l’aimais !
Je ne pus retenir une exclamation :
— Étrange façon d’aimer ! où nous a-t-elle conduits !
Mais elle n’entendit pas : elle continuait de ne suivre que ses pensées. Je repris :
— Est-ce là tout ce que vous avez à me dire ? En ce cas…
Ma phrase ne s’acheva pas, arrêtée par un geste violent :
— De grâce, ne voyez-vous pas que je cherche… que j’ai besoin de me recueillir ? S’il m’entend, qu’une fois au moins il apprenne quel martyre je lui dois !
En même temps, elle se redressa : elle avait pris une expression nouvelle : on n’y lisait pas comme auparavant le désespoir de la femme qui s’abat sur le cadavre de son amant : c’était autre chose encore, plus poignant, — un mélange d’horreur et de défi devant la destinée qu’on évoque. Enfin, elle aussi, allait se libérer ! J’avais cru, en exigeant qu’elle parlât, venger mon ami ; nous ne savons jamais où nous mène la volonté des morts ! Sans m’en douter, je venais d’offrir la seule minute où, certaine de ne pas exposer ses secrets, mademoiselle Lormier pourrait cependant les crier à voix haute, et goûter le soulagement prodigieux de ne plus se taire !
Il y eut un arrêt, — le dernier. — Je trouvais inutile désormais d’interroger. Elle n’avait plus l’air d’ailleurs de songer à moi. Quand elle commença, elle avait aussi changé de voix ; son récit s’adressait vraiment à un autre et, passant par-dessus moi, gagnait les régions mystérieuses où doit planer l’invisible. Je ne me sentais plus qu’un témoin ; le juge était ailleurs.
Ce ne furent d’abord que des phrases brèves, de simples mots de rappel, sans détails, presque sans lien, tant il s’agissait là de choses certainement connues, ou encore évidentes… Comme elle l’avait aimé ! de la seule manière qui pût être la sienne, c’est-à-dire sans mesure.
— J’ignorais tout de lui, et à peine l’ai-je aperçu, j’ai compris que je ne vivrais plus que pour lui…
Puis, tout de suite, l’obstacle qui se dresse. René, assure-t-on, est riche, de famille noble ; elle, au contraire, se croit pauvre, et quelle extraction que la sienne, puisque son grand-père est un vannier mort en prison ! De plus René est beau ; elle s’exagère sa laideur. Cependant, elle s’informe : elle a appris qu’une ancienne amie de sa mère est demoiselle de compagnie chez une dame Manchon : qui sait s’il n’existe pas une parenté entre cette dame et René ? Elle écrit… La même semaine, son père lui révèle qu’elle est riche, et Lapirotte répond…
— Ah ! cette fois le hasard m’arrivait les mains pleines : avec quelle joie l’ai-je accueilli ! Il fallait le maudire et j’ai vu le ciel s’ouvrir ! Non seulement la question de fortune n’existait plus, mais devenue intarissable, Lapirotte me livrait tout le passé de René et jusqu’au roman de sa naissance ! Ainsi, rien ne nous séparait plus : la route libre… Je rêvais… Rêve encore, quand un soir, dans la gare, pour la première fois j’ai entendu sa voix, serré mon bras contre le sien… Mais pourquoi me suis-je tue ? Quelle absurde foi dans une chance qui m’avait déjà trop servie, a retenu sur mes lèvres l’aveu dont le désir me bouleversait ?… Une heure après, le cœur de René se fixait ailleurs : tout était perdu, ou plutôt non, tout commençait…
Je ne rends jusqu’ici, bien entendu, que l’essentiel. Je me rappelle qu’arrivée à ce point, mademoiselle Lormier eut une redoutable hésitation. Je craignis qu’elle ne s’évanouît : mais au contraire, c’est à partir de là qu’elle sembla saisir corps à corps le passé, convaincue sans doute que plus elle y jetterait de lumière et mieux elle se justifierait.
— Et d’abord j’avoue ! Quand on aime comme j’aimais, on ne renonce pas : on se bat. Fiancé ailleurs ? soit ; hé bien ! patiemment, de loin, sans paraître, je dénouerais son lien. J’avoue tout, je le répète : oui, j’ai voulu qu’abandonné par celle qu’il s’imaginait désirer, victime de circonstances qu’il ne connaîtrait pas, il me retrouvât ensuite, lui apportant pour le consoler la merveille d’une passion sans égale. Quant au moyen, qu’importe ! dès qu’on défend sa vie, qui donc y va regarder de près ? Ce moyen était là, devant moi : je l’ai pris. L’histoire de la naissance, après m’avoir rapprochée de lui, allait chasser les Traversot. Il suffisait de parler. Je n’ai pas hésité. Oh ! ne croyez pas que ç’ait été simple ! Pour ne pas me découvrir, il a fallu prendre un détour, cheminer obliquement, me faire sans qu’on le sût la voix d’une ville… Je luttais, moi, à l’aide de l’impalpable ; songez qu’il s’agissait d’atteindre l’ennemie sans effleurer René ! Je ne prétendais que répandre un bruit, assez pour effrayer, trop peu pour une certitude… Et voici la merveille, j’ai failli réussir !… Coup sur coup, j’appris la rupture des fiançailles, le départ de René… madame Manchon, qu’on attendait, se refusait à paraître… Une courte patience, enfin mon tour venait !… Soudain, l’écroulement. Quelles explications René avait-il reçues, données ? je l’ignore ; mais madame Manchon retirait son refus, les Traversot rouvraient leurs bras. Avoir vécu ces heures, quelle torture ! J’ai souhaité mourir : surtout, j’étais devenue folle. C’est qu’aussi tous les jours, il passait devant moi pour aller chez l’autre ! J’avais beau projeter vers lui mon être, implorer en silence l’aumône d’un regard, il ne m’avait même jamais vue ! Et je décidai qu’une fois au moins, il me verrait, m’écouterait… J’allai chez lui : je ne calculais plus mes mots, j’ordonnais, je menaçais…
Ici, je ne pus m’empêcher d’interrompre :
— Je sais, murmurai-je, il m’a tout raconté…
Mademoiselle Lormier tourna son visage vers moi, comme stupéfaite d’entendre près d’elle une voix humaine ; puis, haussant les épaules :
— Alors, vous croyez, vous aussi, qu’en le sommant de rompre, j’avais calculé ce qui suivrait ? Pas une seconde, dans les huit jours que je lui laissai, je n’y ai seulement songé ! J’étais folle, vous dis-je, puisque je comptais qu’il aurait peur ! folle puisque cela seul occupait ma pensée que dans huit jours, je le reverrais encore ! Pouvais-je d’ailleurs me douter vers quoi j’allais ? On va… on va… chaque seconde qui tombe semble rapprocher de ce qu’on espère, mais on ne soupçonne pas ce qui sera. Quand, le délai accompli, je revins à la banque, Dieu m’est témoin que j’arrivais, ivre du seul bonheur de l’approcher ! Cela, c’était ce que j’espérais et voilà ce qui fut. Je me présente : on m’éconduit. Je fais mine de le croire, j’attends au bas d’un escalier que les abords redeviennent muets ; puis je remonte, vais droit à son bureau et pousse la porte sans frapper… On ne m’avait pas trompée : personne ! Ainsi mes espoirs étaient vains et il s’est dérobé ! Que je me dérobe à mon tour, tout est fini… Ah ! faire quelque chose… mais quoi ?… Comment décider sans délai, puisque je vous ai déjà dit que je n’y avais jamais réfléchi ? Comprenez-vous au moins où j’en étais ? Je restais là, titubant dans la pièce abandonnée, assurée, si je ne tentais rien, de le perdre tout à fait, appelant à mon secours les murs, les tables, toutes choses qui m’entouraient et qui restaient muettes, alors que l’une d’elles peut-être détenait mon salut ! Je restais là et ma cervelle demeurait vide ; mes mains fouillaient, agitaient des papiers que je ne lisais pas, bouleversaient des feuillets, et pas une lueur pour m’orienter, pas un projet viable ! Non contente de chercher sur la table de René, je passe à une autre qui, au delà d’une porte grande ouverte, a l’air de m’appeler : mêmes gestes inutiles… Savais-je seulement ce que je cherchais, et pourquoi ?… Tout à coup, des pas dans le corridor, quelqu’un vient : affolée, je quitte la table. Pour fuir, machinalement, je repasse par le bureau de René. Au moment d’atteindre la porte, j’ai le temps de m’apercevoir que je tiens encore une liasse dans la main, je la jette au hasard… Il paraît que c’était de l’argent, des billets… Je jure qu’à ce moment je ne m’en doutai pas ! Et éperdue, je m’évade, disparais. Je croyais n’avoir vécu qu’un instant d’effroi ; je tentais déjà de me dire : « Tout à l’heure, oui, tout à l’heure, dès que je serai calme, je découvrirai la solution : on aborde toujours, quand le port est en vue ! » Je le répétais, je parvenais presque à m’en convaincre, et sans le savoir je venais de creuser la fosse où mon amour allait crouler !
Je continue de reproduire le récit de mademoiselle Lormier comme je le puis ; à travers moi, il reparaît décoloré, telle une fleur séchée qu’on retrouve entre deux feuillets de livre. L’attitude, l’accent, le rendaient unique, et quelle lumière pour l’auditeur que j’étais ! Grâce à lui, non seulement les événements reprenaient leur véritable sens, mais je commençais à comprendre que le drame qu’ils résumaient méritait peut-être autant de pitié que celui sous lequel venait de succomber René.
Mademoiselle Lormier reprit :
— Oui, j’avais fait cela… moi seule… sans le savoir… On s’imagine que le passé n’existe plus, on croit que les actes, une fois commis, cessent de vivre et vont rejoindre le tas mort des œuvres périmées : duperie ! une heure après ma fuite, la voix qui avait été ma servante fidèle, que j’avais conduite, orientée, dirigée, et à laquelle je ne songeais plus parce qu’elle m’était devenue inutile, s’élevait à nouveau, mais sans moi, et malgré moi ! Et savez-vous ce qu’elle annonçait ? qu’on avait volé la banque ! que René était le voleur !
Ici, mademoiselle Lormier eut un rire strident.
— Je me demande si vous percevez le tragique de ce qui arrivait là ? Je déplace des papiers par hasard : un courant d’air entré par la fenêtre aurait pu produire le même résultat : il ne s’est rien passé, et sans que j’aie jamais deviné comment, ceux-là même dont je m’étais servie jusqu’alors, s’emparent de ce néant, en font le scandale qui va nous emporter tous. Le premier qui m’en parla, me parut fou : je ne compris pas d’abord, puis je criai : « C’est imbécile ! Vous savez bien qu’un homme de son rang ne vole pas ! » Mais un autre suit, encore un autre, chacun riposte : « Vous-même, rappelez-vous ce que vous pensiez de lui ! Il ne change pas : c’est vous qui avez changé ! » Ah ! voilà l’abominable ! pas un qui ne dresse contre moi mon propre témoignage ! Et le néant qui s’enfle, grossit, devient peu à peu une telle réalité que René lui-même finit par y croire, et m’accuse à son tour ! Je l’avais menacé : j’étais revenue ; tout coïncidait. Si absurde que cela fût, je ne pouvais plus être à ses yeux qu’une voleuse !… Après… après, en vérité, je perds le fil, je ne parviens plus à préciser… J’ai souffert, comme au moment d’une mort. Même si les Traversot l’avaient chassé, je savais que je n’arriverais plus à le rejoindre. Je n’imaginais pas qu’un tel désastre fût compatible avec le pouvoir d’exister, et je persistais à vivre ! Je n’imaginais pas non plus qu’on pût aller plus loin dans la douleur ; cependant, le lendemain matin, je l’ai rencontré. Je voulais fuir, il m’a retenue. Je voulais me taire : cinglée par son mépris, je n’ai pas retenu les seules paroles que je n’aurais jamais dû prononcer. Ce n’était pas assez de le perdre : je le tuais !
Après ces mots, l’accablement qui succède à de telles confidences, une lassitude d’âme qui nous obligea, elle à rester immobile, comme si elle voulait parler encore, et moi, à guetter une suite à ces aveux, bien inutile en vérité, toute la lumière ayant paru.
J’imagine que nous éprouvions aussi un égal soulagement. N’oubliez pas que la disparition de René apprise le matin avait fait de nous des cordes vibrant au moindre souffle. Certains accords nous auraient fait crier. C’est un immense repos que de pouvoir se retourner alors vers le passé, en n’ayant plus à lui demander : « Que contenais-tu ? »
— Je comprends, lui dis-je enfin, que vous soyez tentée de comparer votre souffrance à la sienne : vous êtes très malheureuse…
Au son de ma voix, elle tressaillit, puis sans répondre fit un effort pour se lever. J’approchai, mais elle refusa d’un signe l’aide que j’offrais et parvint à se mettre debout. Cependant, elle ne paraissait pas décidée à partir, et au contraire, me regardait.
— Vous ne me demandez plus pourquoi je tenais à son adresse ?
Je fis un geste las :
— A quoi bon ?
Elle sembla recueillir de nouvelles forces avant de poursuivre :
— Vous vous trompez : quand je me suis arrêtée, nous n’étions pas au bout.
J’eus une exclamation :
— Que pourrait-il y avoir de pire ?
— Depuis hier, j’ai découvert… la femme dont j’ai parlé et qui me renseignait…
— Lapirotte !
— Cette femme, poussée à bout de questions, a dû reconnaître qu’elle avait menti pour se venger. Tous ses renseignements étaient faux ! tous, l’histoire de la naissance comme le reste !
— Quoi ? m’écriai-je, elle a osé…
D’un geste tragique, mademoiselle Lormier m’empêcha d’achever :
— Comprenez-vous maintenant pourquoi je suis ici ? Ne fallait-il pas lui écrire que, moi aussi, j’ai menti ? Oh ! toujours sans le savoir, mais qu’importe ! J’ai menti ! J’accourais le sauver et j’apprends…
Elle se tordit les mains :
— Désormais comment vivre ?
Jusqu’alors, l’avouerai-je, j’étais demeuré partagé entre ma rancune et l’étonnement de la trouver si différente de ce que j’avais imaginé. A ce moment, j’entrevis tout ce que l’âme de la malheureuse renfermait de sincérité passionnée et de réelle grandeur. Je fus saisi de pitié.
— Lapirotte est une misérable ; c’est aujourd’hui seulement qu’elle vous trompe, dis-je doucement : car aujourd’hui, craignant de votre part un éclat, elle a trouvé le moyen bon pour se débarrasser de vous.
Mademoiselle Lormier me considéra incertaine.
— Ah ! murmura-t-elle, où trouver la vérité ?
— Ici, répondis-je encore.
Elle hésita, puis tristement :
— Quoi qu’il y ait eu, vivant, je voulais le rendre à l’existence dont je l’avais dépouillé ; mort, je n’ai plus qu’à lui sacrifier la mienne.
— Se tuer n’est pas une solution.
— N’ai-je pas dit que ma vie n’est plus à moi ? Je n’en dispose pas.
Elle s’approcha ensuite de la porte. Je ne tentai pas de la retenir. Près du seuil, elle fit un dernier geste découragé.
— Quand je pense, murmura-t-elle, que, si je n’avais pas été une fille abandonnée à ses rêves, isolée au milieu des siens, et croyant à la toute-puissance d’une immense passion, je n’en serais pas à pleurer avec des larmes de sang celui que j’avais choisi ! Dieu n’est pas bon ; espérons qu’il sera juste !
Elle disparut sur cette phrase, qui résumait à la fois son désastre et son attente.
Je ne devais plus la revoir, ni madame Manchon, ni l’abbé, ni personne. Le tragique de la vie réside en cela qu’on surprend de loin en loin les circonstances qui conduisent à la souffrance, mais qu’aussitôt après les êtres s’effacent. On perçoit un cri bref quand surgit la lame de fond ; ensuite on a beau regarder, on ne découvre plus qu’une grève déserte et la mer garde son secret.
Donc jusqu’à ce soir j’avais ignoré le sort de mademoiselle Lormier. J’ignore de même ce qu’il est advenu rue Monsieur, car là on n’a jamais cherché à me rejoindre, et je me suis abstenu de forcer une réserve qui dut avoir des raisons dont, après tout, les intéressés étaient les meilleurs juges. Je me contente d’imaginer l’effrayante réunion de ces trois êtres, vivant d’une existence en apparence sans rides, dans une maison où personne ne vient plus, mais en tête-à-tête avec une angoisse dont ils ne parleront jamais, et toujours la présence mystérieuse du disparu.
Madame Manchon est là, sur le fauteuil où je l’ai aperçue maintes fois. Immobile, prostrée, elle n’a pas encore compris comment s’étant éloignée pour vingt-quatre heures, elle a pu retrouver au retour sa maison vidée, son fils parti sans adieu. Inlassable, elle scrute l’énigme et se demande : « Pourquoi ? »
Devant elle, l’abbé. A quoi pense-t-il, lui qui a tout créé de la douleur qu’il ne peut consoler ? Tente-t-il de convertir sa mère à une religion qui ne parvient pas à l’apaiser lui-même ? Ah ! le temps doit être passé où, du haut du sacerdoce, il préconisait l’expiation ; et, s’il voulait demander un pardon, oserait-il en même temps révéler ce qui le rend nécessaire ?
Entre les deux, enfin, Lapirotte, souriant toujours, et peut-être dévorée d’ennui, car une vengeance trop longue est un plaisir qui lasse.
L’heureux homme, en vérité, qu’un Lormier ! Lui, du moins, savait qu’il y avait eu l’autre ! Ici, tous souffrent dans la nuit, ne supposant même pas que les coups ont pu partir d’ailleurs que d’eux-mêmes ! Supprimez Lormier et sa fille : René vivrait, madame Manchon vieillirait radieuse, l’abbé — qui le sait ? — aurait désarmé peut-être ; Lapirotte, certainement, aurait été chassée. Mais il y avait, là-bas, des inconnus, et le cyclone a passé.
On peut donc s’ignorer totalement, et, par le jeu inéluctable de la vie, se torturer jusqu’à la mort ! Justifie cela qui voudra ! Quant au résultat, jugez-en : Lormier révolté, sa fille religieuse, madame Manchon devenue probablement une automate, l’abbé doutant de son salut… Prétendez, après cela, que la souffrance est loi de grâce ! Une loi, évidemment. Seulement qui l’a édictée et que veut-elle ?
J’entends qu’on va répondre : « Et Lapirotte ? »
En effet, voici l’exception incontestable et monstrueuse. Que Lapirotte ait paru triompher est certain ; mais, à sa place, j’aurais tremblé. Il faut toujours trembler devant la bête qui nous dévorera, en fin de compte, aujourd’hui ou demain. Le cri de Job résumait moins le passé des humains que leur avenir : « Rassasiés d’angoisse jusqu’au matin, tous sont coupés en leur temps, comme la tête de l’épi mûr. »