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L'appel de la route

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VIII

Et les huit jours commencèrent…

Le soir même de la visite de mademoiselle Lormier, René m’écrivit pour me communiquer son anxiété. Au vrai, il se demandait : « Que cherche-t-elle ? Est-ce une femme qui venge son orgueil blessé ? Est-ce, au contraire, une détraquée en quête de chantage ? »

Je répondis : « Un chantage m’effraierait moins ; elle aime. » Et c’était bien ma pensée : je ne doutais pas que mademoiselle Lormier aimât René. J’allais plus loin : précisément parce qu’elle se manifestait de cette manière, tardive, maladroite et violente, j’étais assuré qu’il s’agissait là d’une passion sincère qui ne reculerait devant aucune extrémité.

Quoi ! direz-vous, de la passion pour un homme qu’on approcha quelques instants, qui n’a pas reparu, dont le peu qu’on apprit a seulement révélé qu’il adorait ailleurs ? Admettons un caprice de fille perverse, un goût passager qui flambe ainsi qu’un papier mince, et dont le moindre souffle dissipera ensuite la cendre légère : mais de l’amour !

Erreur : seul l’amour, et, j’ose affirmer, le grand amour, est capable d’agir de la sorte. Remontez aussi dans vos souvenirs, cherchez autour de vous les vrais amants : à l’origine du bouleversement de leur existence, vous trouverez toujours le même fait inexplicable et souverain : on aperçoit un être, on ne sait pas quel il est, on ignore parfois le son de sa voix, on ne soupçonne rien de son âme, et, instantanément, on est sûr de le retrouver, sûr de ne pouvoir suivre désormais que son sillage. Se heurterait-on ensuite à toutes les tares, cela n’arrête pas. Une seconde, un regard ont fixé le destin. La langue usuelle donne au phénomène un nom dont on abuse : le coup de foudre. Il n’y a jamais de coup de foudre au départ d’une fantaisie ou des longues tendresses ; l’amour total, au contraire, ne débute que par lui. Presque toujours encore le coup de foudre qui atteint l’un épargne l’autre. La réciprocité immédiate existe rarement. La vie est faite ainsi de courses d’aveugles, tragiques, où chacun, poursuivant sa propre chimère, est en même temps la chimère vainement poursuivie par un autre qui suit : et tels m’apparaissaient déjà mademoiselle Lormier et René. Inconscient, René avait passé : éblouie par la terre promise, une âme courait après lui, et, dût-elle expirer sur la route, tenterait tout pour le joindre !…

René, dans sa lettre, ajoutait : « Quand elle se vante d’en savoir sur moi plus que moi-même, est-ce bravade ou moyen d’égarer ma défiance ? Je crains qu’Annette ne soit la seule visée. »

Là encore, je répondis : « Parce qu’elle vous aime, c’est vous seul qu’elle tentera d’atteindre ; il est vrai qu’on ne peut soupçonner par quelle voie. » Hélas ! combien je voyais juste !

Quoi qu’il en soit, René, qui avait songé d’abord à prévenir les Traversot, y renonça. Une communication à l’abbé Valfour, intermédiaire avisé et conseiller discret, lui parut de même inutile. D’ailleurs, à la lettre suivante, et parce que la moitié du délai s’était passée sans incident, il semblait déjà rasséréné : « Le plus sage, concluait-il, n’est-il pas d’attendre les événements ? » Bien que l’attente m’ait toujours paru la ressource des tempéraments légers, c’était là peut-être le plus raisonnable.

Rarement, d’ailleurs, semaine s’écoula plus vide d’incidents. Autour d’Annette et de René, la ville même avait fait trêve. Le chœur semblait s’être évanoui. A Paris seulement, madame Manchon eut un accès de grippe, qui retarda une fois de plus sa venue. La logique des choses veut que, lorsqu’un premier mensonge a paru vrai, la vérité prenne à son tour air de mensonge. Madame Traversot, qui avait cru à l’indisposition imaginaire de madame Manchon, conçut de l’inquiétude à l’occasion de celle qui était véritable ; toutefois, comme la correspondance continuait, ce contretemps perdit sa signification menaçante.

Tant de calme endormait ; à mesure que, pareilles au sable de la clepsydre, les heures glissaient d’un cours égal et sûr, malgré lui René se prenait à croire que l’apparition de mademoiselle Lormier aurait été une alerte sans lendemain. Je ne ressentais pas, je l’avoue, la même confiance ; mais qu’importe ? Pour nous départager, il aurait fallu pénétrer auprès de l’intéressée, et qui de nous pouvait se vanter de connaître les pensées de mademoiselle Lormier ?

On atteignit ainsi le huitième jour.

Le récit que j’en ferai vous paraîtra sans doute plus obscur encore que celui de Duclos ; mais, rassurez-vous, il s’éclairera dans peu d’instants.

Ce huitième jour, donc, René se rendit à la banque, à l’heure du matin habituelle et, à tout hasard, recourut dès l’arrivée à la précaution des faibles, qui est de tenter de se dérober au danger.

— Mademoiselle Lormier se présentera peut-être, dit-il au gardien de bureau Broquant. Dans ce cas, conduisez-la chez M. Chasseloup ; je ne veux pas la recevoir et n’y suis pour personne.

A onze heures, rien n’avait encore troublé le travail coutumier. Chasseloup et René prolongeaient une conversation que la venue d’un chargement interrompit à peine.

D’ordinaire, quand Chasseloup recevait des billets, — fait assez rare, — il s’empressait de les envoyer au caissier ; mais, ce jour-là, entraîné par ses propos, il mit machinalement à côté de lui la liasse de dix coupures de mille francs retirée de l’enveloppe.

Vers onze heures et quart, quelqu’un frappa à la porte. René crut que Broquant venait annoncer mademoiselle Lormier. Il se trompait : c’était le teneur de livres, amené par un incident d’écritures.

— On ne peut s’en tirer sans les livres eux-mêmes, dit Chasseloup après avoir suivi l’exposé des difficultés rencontrées ; descendons. Venez-vous, La Gilardière ?

Mais René qui ne se souciait pas d’errer au hasard dans la maison, s’excusa :

— Encore une lettre à finir : je vous rejoins dans une minute…

— Soit : dépêchons, reprit Chasseloup.

Et il sortit précédé par le teneur de livres. Il avait négligé de ramasser les billets qui restèrent sur sa table, cependant que René repassait lui-même dans son bureau, laissant ouverte par habitude la porte de communication.

Ici, j’aimerais à m’arrêter pour constater combien exacte est la conception de Duclos quand il prétend toujours trouver, à l’origine de la douleur, l’homme créateur inconscient d’une souffrance qu’il ignore.

Si Chasseloup n’avait pas eu de distraction, et si le teneur de livres n’avait pas réclamé sa présence, il est clair qu’aucun des événements qui suivirent n’aurait été possible : il n’y aurait pas eu de drame, ou en tous cas, le drame, uniquement dirigé par des volontés calculées, eût perdu la majeure partie de sa cruauté. Au contraire, Chasseloup oublie par mégarde un geste usuel, un employé l’entraîne, et ces actes indifférents de gens, eux-mêmes indifférents, vont déchaîner sur tout un groupe humain, totalement inconnu d’eux, une tragédie mortelle.

J’entends bien qu’on répond : « Retardons de cinq minutes les événements, la tragédie n’existait plus ! » Il est probable : toutefois, ce qui se passe compte seul et non ce qui aurait pu se passer ! Or ce qui se passe est toujours dans le sens que je montre. Tant pis si l’explication fait défaut : les lois inexplicables, et surtout insoupçonnées, ne s’imposent-elles pas comme les autres, je dirai même plus que les autres, puisque, les ignorant, nous ne pouvons essayer de nous défendre contre elles ? Mais revenons à René.

Cinq minutes après la sortie de Chasseloup, Broquant enfin apparaissait :

— Mademoiselle Lormier est repartie. En apprenant que vous n’y étiez pas et que M. Chasseloup la recevrait, elle a préféré remettre sa visite à un autre jour.

— Ainsi, précise René, elle n’est plus là ?

— Non.

— Parfait.

Il attendit encore un peu, puis convaincu que les voies étaient libres, rejoignit Chasseloup. Toutefois, par excès de prudence, il prit l’escalier dérobé. Broquant, lui, avait déjà regagné sa case depuis quelques instants.

Arrivé au bas, René trouva l’affaire des livres réglée, et Chasseloup qui s’apprêtait à remonter.

— Si vous le voulez bien, fit-il, et comme nous n’avions plus rien d’important à nous dire, je m’en irai tout de suite. Ne comptez pas non plus sur moi, ce soir.

— A votre gré.

Les deux hommes échangèrent encore quelques vagues propos avant de se séparer. René, qui tenait à fuir la banque, se glissa ensuite dans la rue, non sans avoir au préalable scruté les alentours : Chasseloup, de son côté se rappela qu’il avait laissé des billets sur sa table, et du coup se hâta de reprendre l’escalier dérobé.

Sept à huit minutes en tout avaient suffi pour ces allées et venues. Quand Chasseloup rentra dans son bureau, les billets n’y étaient plus…

Duclos, doutes-tu encore que ton récit et le mien soient les deux faces de la même médaille ? C’est ici la croisée des chemins. Pour un instant, à l’heure du vol, nos héros piétineront si bien les mêmes sentiers, que me voici contraint de répéter ce qui fut dit déjà, — toutefois en y portant une première clarté.

Donc, Chasseloup rentré s’aperçoit que la place des billets est vide, procède à une recherche sommaire et, tout de suite persuadé qu’il y a eu vol, sonne Broquant.

— Qui a passé ici dans les dernières dix minutes ?

Seule mademoiselle Lormier s’était présentée à l’étage, mais sans entrer nulle part. Broquant l’avait vue redescendre aussitôt ; on ne pouvait songer à elle. D’ailleurs l’idée de la soupçonner était inacceptable. La même raison écartait René.

Restait que Broquant fût le coupable : ses antécédents rendaient la chose incertaine, mais possible.

Une scène violente suivit. On perçut jusqu’en bas les éclats de Broquant, ivre de fureur à la pensée d’être accusé. Chasseloup, obstiné, ne sortait point du dilemme initial :

— La Gilardière ou vous !

Broquant finit par jeter :

— Pourquoi pas La Gilardière ?

— Vous savez bien que c’est absurde !

— Alors les billets sont ici, quelque part, dans un coin où on ne les voit pas… Êtes-vous sûr seulement de ne pas les avoir égarés vous-même ?

— J’ai cherché.

— Il faut recommencer !

— Soit.

Et de nouveau Broquant bouleversa tout, mais, notez bien ceci : dans le seul bureau de Chasseloup.

Aucun résultat : les billets demeuraient introuvables. Pourtant l’heure avançait. Décidé, à part lui, de faire surveiller les dépenses de Broquant, Chasseloup dit :

— Soit ; nous reprendrons à deux heures. D’ici là, je vous interdis d’en parler à personne.

Il ferma lui-même les trois portes, mit les clés dans sa poche et partit.

Quand Broquant retrouva des employés dans la rue, il semblait à demi-fou. Aussitôt on s’empresse, on l’interroge. Sans se soucier des ordres de Chasseloup, il éclate en récits entrecoupés et conclut : « La Gilardière ou moi, d’accord : mais puisque je sais que ce n’est pas moi, il faut bien que ce soit lui… avec quoi paierait-il ses bagues en perle ? » Autour, on s’écriait : « Évidemment ! » Broquant, d’ailleurs, de la maison depuis sa fondation, jouissait des sympathies. On était sûr de son innocence.

Une heure après, grâce aux employés, Semur, mis au courant, et contrairement à tout bon sens, prenait parti et accusait René…

Personne en revanche n’apprit que dans l’après-midi, profitant de l’absence de René, Broquant, toujours mené par son idée, s’avisa de fouiller dans le bureau de celui-ci et en ramena triomphalement les billets, découverts dans la corbeille à papier.

Du coup, cependant, l’hypothèse du vol s’évanouissait. Il est vrai que pour la remplacer, on avait le champ libre. Pourquoi les billets avaient-ils été jetés là ? Était-ce pour les y abriter provisoirement ? ou pour permettre, toute réflexion faite, de les retrouver ? ou bien encore à la suite d’une étourderie ? Chasseloup reprit la somme sans insister, se promettant d’interroger René le lendemain ; quant à Broquant, il demeura convaincu plus que jamais que René l’avait cachée lui-même, avec l’intention de l’emporter dès que l’éclat, dû à la disparition, se serait apaisé.

René, pendant ce temps, ignorait tout, le vol supposé, les billets égarés dans sa corbeille, la fureur de Broquant, et surtout la rentrée du chœur dans l’aventure. Réfugié chez lui, il attendait…

Par une inconséquence normale en pareil cas, après avoir tout fait le matin pour éviter mademoiselle Lormier, il s’étonnait qu’elle ne reparût pas. Pendant près d’une semaine, il s’était bercé de l’espoir qu’au terme fixé, rien ne surviendrait : maintenant que son espoir semblait réalisé, il s’en effrayait plus que d’un acte défini. Que signifiait pareil silence ? Il en était à ressasser sans trêve la question, quand, vers le soir enfin, l’abbé Valfour se présenta, inquiet des propos qui couraient.

René fut stupéfait d’apprendre la disparition des billets, perçut immédiatement qu’un lien devait exister entre elle et le passage de mademoiselle Lormier, mais se garda d’en souffler mot. Quant à l’opinion de Semur à son sujet, il la trouvait à juste raison bouffonne et négligeable.

L’abbé, cependant, avait repris l’air soucieux de la sacristie.

— Je commence à me demander, dit-il, si quelqu’un n’a pas intérêt à répandre en ville des bruits sur vous, dans l’espoir qu’il en restera toujours quelque chose.

— Dois-je entendre, l’abbé, que vous allez me soupçonner aussi ?

M. Valfour haussa les épaules :

— A Dieu ne plaise ! mais, croyez-moi, il y a contre vous je ne sais qui ou je ne sais quoi, dont l’action est à rechercher et à supprimer au plus tôt.

— Peut-être avez-vous raison, répondit René sans s’expliquer plus.

Je passe sur la soirée, — la dernière, — chez les Traversot. A l’hôtel de Thil, rien n’avait encore pénétré et la paix régnait.

Rentré chez lui, René voulut en vain dormir. On n’est jamais plus clairvoyant qu’au sein de l’ombre et quand, les yeux fermés, on s’efforce de ne point raisonner. Aiguillé par les propos de l’abbé Valfour, il ne cessait de réfléchir à des choses qui auraient dû le frapper dès le début, et qui, alors seulement, lui apparaissaient.

Si mademoiselle Lormier n’avait pas renouvelé sa démarche du matin, qu’en conclure sinon qu’elle avait achevé son œuvre ? Dans quelle mesure l’histoire des billets s’y trouvait liée, peu importe ; les heures prochaines sauraient bien le dire : mais ne fallait-il pas remonter plus haut, et attribuer à la même origine les calomnies atroces sur la naissance douteuse ?

A cette pensée, René ressentit un trouble extraordinaire, puis une colère rétrospective, enfin le besoin de démasquer, coûte que coûte, l’adversaire auquel il devait la première angoisse profonde de sa vie. Assez de manœuvres obliques ; le seul mode assuré de lutter contre elles, n’était-il pas justement de briser l’anonymat de leur auteur ? Ainsi vont et viennent les volontés humaines ; après avoir souhaité ardemment éviter toute rencontre avec mademoiselle Lormier, René allait se lever, souhaitant non moins ardemment de la rencontrer. D’ailleurs, si contradictoires que soient les solutions successives adoptées, on ne cesse point de marcher au destin.

Mais où trouver mademoiselle Lormier ?

Ici, point de difficulté. Il suffirait de consulter son compte chez Chasseloup, l’adresse y figurait. Et là encore, sans qu’on le sût, c’était la marche au destin.

Au matin, René quitta ainsi sa maison, avec deux décisions prises : s’informer à la banque, forcer ensuite l’ennemi, où que soit son domicile… A l’avance, la lutte lui donnait des ailes ; il se sentait en vue de la mer libre, et humait la brise qui apporte la victoire.

Je vous demande pardon de courir à travers les événements : je les donne aussi sans justifications, tels qu’ils parurent alors se présenter à un simple témoin : dans quelques instants, une part au moins des mobiles intérieurs se dévoilera, mais, en ce moment, que l’extérieur suffise : et comme les acteurs du drame, sans en savoir plus qu’eux, laissons-nous rouler par le torrent…

Un quart d’heure plus tard, René, muni de l’adresse désirée, quittait son bureau quand il se heurta contre Chasseloup :

— Quoi, vous repartez ?

— Oui, je reviens dans un instant.

— J’aurais voulu auparavant…

— Me raconter ce qui s’est passé hier ? Nous avons le temps. D’ailleurs on m’a mis au courant, dès l’arrivée.

— Ainsi, vous savez que c’est dans votre panier…

— Hé, cher monsieur, mon panier ou le vôtre, voilà qui est indifférent, dès lors que les billets sont retournés à la caisse !

— A moi, en revanche, il ne serait pas inutile de savoir par quelle voie…

— Vous ne comptez pas sur moi, je pense, pour vous la révéler ?

— Au contraire ; je pensais être sûr qu’en rassemblant vos souvenirs, vous éclairciriez tout.

A tort ou à raison, René crut en même temps lire dans les yeux du bonhomme que sa certitude n’était pas feinte.

— Vous êtes fou ! s’écria-t-il ; mais pour le moment, j’ai autre chose à faire. Bonsoir.

Et il descendit exaspéré, se dirigeant vers le Rempart, non plus cette fois pour gagner l’hôtel de Thil, mais pour joindre enfin celle qu’il jugeait responsable de toutes les traverses qu’il venait de subir, y compris ce dernier et ridicule incident. Si mademoiselle Lormier avait jamais rêvé pareille venue, à coup sûr, ce n’était pas pour cette cause ni avec de tels sentiments. Il était écrit aussi que la visite n’aurait pas lieu, car à la même heure, les yeux lourds d’insomnie, la face ravagée par un désespoir inexplicable, mademoiselle Lormier quittait également sa tour, et soi-disant pour une course nécessaire, gagnait la ville.

A l’entrée du Rempart, il y eut alors deux ombres hâtives allant l’une vers l’autre, cependant qu’alentour le reste était désert, silence, et calme des matins provinciaux. Elles allaient, escortées chacune par l’écho sonore de son pas, plus solitaires au sein de leurs pensées que la rue même : et tout à coup, elles s’aperçurent !

Chose inattendue, on aurait cru les rôles changés. Mademoiselle Lormier parut décidée à fuir : René, au contraire, eut un élan pour la joindre. Mademoiselle Lormier, qui occupait le centre du trottoir, voulut céder la place et obliqua vers le mur : René agit de même, mais pour barrer le chemin. Inversement, il ne s’aperçut pas qu’une détresse sans nom paralysait les traits de mademoiselle Lormier, tandis qu’avant qu’il eût rien dit, elle avait déjà lu dans son regard l’arrêt qu’il lui apportait.

— Je pense, commença-t-il aussitôt, que vous ne vous plaindrez pas de mon exactitude : ayant manqué hier votre visite, je me rendais chez vous.

L’accent qu’il avait pris était comme le regard : âpre au point que, sans répondre et s’acculant au mur, elle joignit les mains. Quelle qu’en fût la raison inconnue, l’orgueil de cette fille n’existait plus : loin de menacer comme l’autre jour, elle implorait. Malheureusement, la colère de René l’empêchait de rien voir.

— Il est vrai, poursuivit-il ironique, que je vous trouve sur le chemin de la banque… Si vous ne souhaitiez que savoir quelles traces y a laissées votre passage, inutile d’aller plus loin, j’en viens.

Elle pâlit sous se voilette noire, mais toujours sans répondre.

— Allons, reprit-il, d’autant moins maître de ses mots qu’aucune réplique ne l’arrêtait. Ayez le courage de vos actes : c’est vous, n’est-ce pas ?

Ce qui suivit fut rapide comme toutes les catastrophes où sombrent des vies humaines. Le récit que j’en donne ne peut qu’en atténuer l’allure foudroyante.

Subitement redressée, mademoiselle Lormier se décidait à parler enfin et d’une voix nette :

— Je ne renie jamais ce que j’ai fait : c’est moi.

— Aviez-vous par hasard l’illusion que je serais pris pour un voleur ?

— Mes intentions m’appartiennent.

— C’est vous aussi, n’est-ce pas, l’inventeur du bruit qui a couru sur ma naissance ?…

De nouveau, un silence.

— Ah ! plus de faux-fuyants ! J’ai juré, ce matin, que les masques tomberaient. Ce roman vient de vous ?

— Non.

— Par vous ?

— Il est possible.

— Enfin ! les aveux commencent ! Ne vous arrêtez plus : pourquoi ce mensonge ?

— Je n’ai non plus jamais menti !

— Pourquoi ces inventions démentes ?

— Je n’ai rien inventé !

— Vous osez…

René s’interrompit. Tout à coup, il s’apercevait que, loin de nier, chaque réplique affirmait. A travers chaque mot, ce qu’il avait cru définitivement aboli, ressuscitait !

Une riposte siffla :

— Mais qu’ai-je à faire de vous écouter ? Vous espérez naturellement que je discuterai ces folies : elles ne me touchent pas.

— Peu importe en effet, pourvu que vous gardiez l’argent avec le nom !

Et défaillante, mademoiselle Lormier, les yeux baissés, attendit le coup qui l’abattrait, qu’elle avait cherché peut-être.

Un instant suivit si prodigieusement riche en mouvements intérieurs qu’aucun temps ne l’aurait mesuré, et qu’à sa suite tout pouvait paraître, même la folie. Puis les bras de René qui, tout d’abord, s’étaient bien levés pour frapper, retombèrent :

— Il suffit, dit-il. Vous êtes une misérable. Ayez soin que je ne vous retrouve jamais sur ma route. Une autre fois, je vous tuerais !

— Avant de me condamner, vous feriez mieux peut-être d’interroger votre frère…, répliqua encore la voix désespérée de mademoiselle Lormier, mais si bas qu’on avait peine à l’entendre.

René, qui allait s’éloigner, s’arrêta net, cloué au sol.

— Mon frère… pourquoi mon frère ?…

Si, à ce moment, mademoiselle Lormier avait relevé les paupières, elle aurait vu sans doute ce qu’est l’invasion d’une lumière mortelle sur un visage : de tous les mots possibles, un seul pouvait faire cela ; il était dit. Ah ! croyez-m’en, le destin ne se trompe pas dans ses choix ! Ne prétendant sans doute que se justifier, mademoiselle Lormier venait de tuer René et de se tuer elle-même.

Tout à coup ébloui par la clarté que le mot lui apportait, René rassembla ses forces et, oubliant jusqu’à l’existence de mademoiselle Lormier, repartit pour la ville.

Il allait, sans détourner la tête, uniquement occupé de suivre jusqu’au bout l’effroyable route qui s’ouvrait.

Quand, étonnée du silence persistant qui l’enveloppait, mademoiselle Lormier, de son côté, rouvrit les yeux, elle s’aperçut qu’elle était seule.

Ensuite, il n’y eut plus qu’une chaussée déserte, paisible comme avant et, contre le mur, la tache noire d’une femme immobilisée par la stupeur. Deux âmes venaient ici de se frapper à mort : mais quelles traces laisse un mot jeté dans l’air dansant au soleil de mai, et vaut-il de s’émouvoir parce que, grâce à lui, la souffrance a pu atteindre enfin les victimes de son choix ?

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