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L'appel de la route

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L’UN D’EUX COMMENCE

I

Il est superflu d’affirmer que je ne cacherai rien, sauf les noms. Qu’importent ceux-ci ? le fond seul est en cause. Je n’ai pas non plus été témoin de tout : j’ai vu certaines choses, j’en ai deviné d’autres… Qu’importe encore ? on n’est jamais en somme le témoin complet d’une pensée : cela empêche-t-il d’en inférer des conclusions que nous jugeons certaines ? En revanche, je ne ferai point mystère du lieu où l’aventure se déroula. Une maison, une rue, une ville sont des éléments essentiels à défaut desquels on n’explique pas des actes parfaitement clairs : et tel dénouement, impossible à Paris, avenue de Messine, devient au contraire seul acceptable à Semur.

Mais j’oublie qu’en bons Dijonnais vous ne connaissez pas Semur ou ne l’avez parcouru qu’en passant…

Imaginez donc une falaise hérissée de donjons, cernée par une rivière de toutes parts, sauf en un point qui est un isthme étroit par où la falaise se rattache au plateau. Le plateau lui-même, pris entre les pinces de la rivière, a peine à s’approcher et n’y parvient qu’en s’effilant en pointe.

Il va de soi que, dans les temps anciens, une forteresse couronnait la falaise, tandis que la ville, collée de son mieux au réduit tutélaire, tassait pêle-mêle à l’extrémité du plateau son beffroi, sa cathédrale et ses maisons ventrues. Puis une époque vint où la forteresse parut moins redoutable. Déjà, sous Louis XI, elle comptait peu. Henri IV fit mieux et, pour se venger de quelques ligueurs retardataires, la démantela. Aujourd’hui, seules, une ligne de murailles et quatre tours colossales subsistent encore, témoignant de la vengeance du roi aux yeux d’un peuple qui ne s’en soucie plus.

Ne jugez pas inutile ma digression… Sans elle, vous n’auriez pas compris la séparation de Semur en deux parties distinctes et devenues rivales : celle du plateau ou vieille ville, fleurie de maisons du XIVe et du XVe siècle ; celle du château, bâtie à la fin du grand siècle, composée de demeures solennelles à son image. Comme sous le bon duc Philippe, la première uniquement s’obstine à vivre. L’autre qui a nom le Rempart dort dans sa grandeur sans témoins, et son pavé, quand on le foule, rend le son d’une dalle de cloître.

Au total, une cité qui agonise. Le pays alentour est délicieux, les terres parmi les plus riches, mais le rucher se vide, insecte par insecte, au fil des jours. Pourquoi ? on ne sait pas… Dans les rues, aucun bruit, sinon celui qui arrive des maisons. Ni passants, ni voitures. On s’étonne qu’il y ait encore des marchandises aux étalages. Un chat dort à la vitre du libraire, entre des cartes de visite jaunies par le soleil, une photographie de l’hôpital et d’antiques porte-monnaies. Tel quel, cependant, je trouve adorable mon coin natal. Pas une pierre qui n’y parle d’histoire, une église pareille à un joyau, des rues en labyrinthe à l’issue desquelles se découvre chaque fois un horizon surprenant, enfin partout un air de discrétion, une manière distinguée de vous envelopper dans du silence, sans que vous vous sentiez tout à fait solitaire. Ce n’est que chez nous que se rencontrent pareille ardeur à ne jamais paraître, et tant d’ingéniosité à tout savoir, quitte ensuite à tirer de l’humble fait divers journalier une leçon générale, voire des lois à appliquer à l’univers.

Et maintenant, venons au fait.

En 1907, de retour chez mon père, à Semur, je commençais à prendre sa clientèle. Or, un soir, vers onze heures, un coup de marteau frappé à la porte avec une vigueur inaccoutumée, nous fit tressaillir l’un et l’autre. Les domestiques étaient couchés. Mon père, qui lisait près de moi, dit :

— Ouvre la fenêtre, et vois ce qu’on nous veut.

J’obéis. A peine avais-je penché la tête au dehors qu’une voix de femme s’éleva :

— C’est pour avoir le docteur tout de suite. Madame Lormier s’est trouvée mal ; on croit qu’elle va passer.

Je me retournai vers mon père :

— Tu as entendu ?

Il répliqua :

— Naturellement, il faut y aller. Je n’ai jamais soigné les Lormier, mais puisqu’on vient à pareille heure, le cas doit être sérieux.

En hâte, j’allai donc passer un vêtement convenable et, trois minutes après, je trouvais en bas une servante qui, redevenue paisible une fois sa commission faite, allait et venait sur le trottoir. On partit.

Tout en marchant, je m’informai et démêlai, à travers des réponses assez embrouillées, qu’il s’agissait probablement d’une attaque, — un de ces cas, en effet, où la présence immédiate du médecin peut être utile, mais où, hélas ! la médecine est parfois, quoi qu’on tente, d’un bien pauvre secours.

Je ne connaissais pas de nom les Lormier : encore moins savais-je où ils gîtaient. Très vite, je compris que ce devait être au Rempart. En effet, quelques minutes plus tard, nous passions devant l’hôpital, et cinquante mètres au delà, nous nous arrêtions devant une porte. La servante prit une clé dans son trousseau, la serrure grinça, le battant s’ouvrit : nous étions au but.

Pour vous représenter ce qu’était la maison Lormier et l’étonnement qu’elle me donna, rappelez-vous qu’au Rempart, la moindre bâtisse fait figure de palais. Celle-ci était au contraire étroite et haut sur pattes. Elle n’avait que deux fenêtres de façade ; en revanche, trois étages, dont le dernier mansardé, lui donnaient un air de gratte-ciel, exagéré par la pénombre de la nuit. Pareillement on voit des plantes privées de soleil allonger le cou démesurément, sans que les feuilles, le long de la tige, parviennent à s’étaler.

A l’intérieur, l’impression était pire : un corridor étroit qui tenait lieu d’antichambre, un escalier juste large pour laisser passer une personne, des plafonds bas à les toucher de la main, bref un arrangement tel que, dans tout le Rempart, on n’en devait point trouver de pareil.

— Attendez là, dit la servante, je vais prévenir.

Elle indiquait une pièce éclairée vaguement par une bougie, dont on se demandait si elle était atelier ou salon. A côté de meubles anciens y voisinaient en effet un tour, une table à dessin et nombre d’outils de mécanicien, le tout dans un parfait désordre et dans la poussière.

Je songeai : « Suis-je chez de petites gens, un ouvrier arrivé ou un bourgeois avare ? » Je n’eus d’ailleurs pas le loisir de décider. Déjà, une femme venait de paraître.

— Ah ! c’est vous qui venez ? fit-elle d’une voix sourde. — Elle s’attendait sans doute à voir mon père. — Je crains que vous n’arriviez bien tard… allons…

Et je suivis encore, guidé par la lueur vacillante de la bougie qu’elle avait prise aussitôt. Nos pas firent crier les marches de l’escalier. En vain avançais-je avec précaution, on aurait pu croire qu’une troupe de gens montait. Puis, au premier, j’aperçus une chambre ouverte, un corps étendu sur un lit défait… La malade était là : je cessai d’observer l’extérieur, pour ne plus m’occuper que de la sauver, si l’on pouvait…

Je ne m’étais pas trompé : au premier coup d’œil, je reconnus une attaque qui, sans doute, ne pardonnerait pas. Toutefois j’avais besoin de détails, et c’est à ce moment qu’il faut placer ma première vision des acteurs du drame, vision à ce point inoubliable que le temps n’en a rien effacé.

Imaginez, je vous en prie, le décor où nous sommes, une pièce vaste, très basse de plafond, où la nuit règne. Les meubles sont à peine distincts, à peine la cheminée : sur une paroi seulement l’alcôve se détache en lumière, et dans celle-ci, le lit, car à la tête de ce dernier, la servante tient une lampe levée juste au-dessus de la malade qui, de son regard fixe, semble vouloir dévorer la clarté hallucinante… Moi, je n’interroge d’abord que ce visage : figure sèche et longue, cheveux gris épars, regard terne et bleu. Mais voici qu’avant de rien décider, je lève la tête pour demander comment la chose est venue, et tout à coup je les vois… Ils sont, tous deux, à l’autre bout du lit. Ce n’est pas la mourante, c’est moi qu’ils surveillent avec une telle acuité d’attention que je crois sentir une morsure. Légèrement inclinés, eux aussi reçoivent en pleine face le choc de la lumière, cependant qu’en arrière le noir reprend, les murs s’effacent.

L’homme, lui, porte cinquante-cinq ou soixante ans. Il est en chemise de nuit et gros veston de laine. Autant qu’on en peut juger encore, il a dû jadis être assez beau, mais on ne s’en aperçoit pas, tant il n’y a place sur ses traits que pour une discordance frappant jusqu’au malaise. D’une part, le front, la courbe du nez, les contours de la bouche, tout le modelé des chairs expriment la timidité ou peut-être la peur, et d’autre part, les yeux ont un éclat insupportable. L’iris et la pupille y étant rigoureusement du même noir, on dirait des yeux vernis ; ce sont à la fois des yeux où on ne lit rien, et des yeux volontaires : exactement le contraire du reste du visage.

A côté, la fille… Sans âge visible, et laide. Il est très difficile d’expliquer à quoi tient la laideur d’une femme. Maintes fois depuis lors, j’ai revu mademoiselle Lormier ; pas plus aujourd’hui qu’hier je ne saurais définir d’où venait sa disgrâce. Je répète que sa laideur frappait… et pourtant, là encore comme pour le père, une discordance éclatait entre l’âme et l’étui ; derrière cet écran de muscles tirés comme une chevelure de pensionnaire, jaunes comme des feuillets d’incunable, on pressentait la flamme, je ne sais quoi de hardi, peut-être des passions sans frein, de toutes manières une vie ardente qui cache ses ardeurs sans tout à fait y parvenir.

Soudain, lasse de tenir le bras levé, la servante déposa la lampe sur la table de nuit : la vision disparut.

— Qu’augurez-vous ? dit en même temps M. Lormier.

Je me contentai de hocher la tête. Aucun mot nouveau, aucun geste n’accueillit ma réponse décourageante. Bien mieux, je crus sentir qu’un autre verdict aurait déçu. La malade intéressait moins, peut-être, que sa disparition. Que de drames muets j’aurai ainsi côtoyés, et qu’il faut ignorer, après les avoir entrevus !

Je passe sur la suite qui n’eut rien de particulier. Vainement je pratiquai la saignée d’usage et le reste. A trois heures du matin, madame Lormier expirait. Aucun de nous, cela va de soi, n’avait quitté la chambre.

A l’annonce de la fin, mademoiselle Lormier vint s’agenouiller aux pieds de sa mère, mais ne l’embrassa point. M. Lormier abandonna la fenêtre où il surveillait le jour naissant, contempla gravement les yeux qui ne verraient plus jamais et s’incline en murmurant :

— Que la paix soit avec elle !

Après quoi, je m’éloignai. Le spectacle de la mort laisse toujours un malaise. Mais cette nuit-là, avouerai-je que j’eus plus de peine que d’ordinaire à le dissiper ? C’est qu’aussi, en dépit des apparences, j’avais assisté rarement à une fin plus solitaire…

Le lendemain, j’interrogeai autour de moi. Qu’étaient ces Lormier ? D’où venaient-ils ? Pourquoi ne les rencontrait-on jamais ?

En réalité, on en connaissait peu de chose. Établis depuis quelques années à Semur, ils n’y avaient pas noué de relations. Madame, très pieuse, passait pour conduire sa maison avec maîtrise, mais peu de douceur. On tenait au contraire Monsieur pour un original sans conséquence. Il s’occupait, paraît-il, de travaux scientifiques et eût certainement fait partie de la Société des Arts et des Sciences, si l’on n’avait craint de se heurter à un refus imposé par sa femme. Mademoiselle, enfin, ne comptait pas. On se bornait à la plaindre de n’être pas jolie.

— Quelle fortune ?

— Aucune, probablement, ou fort mince.

Ce que je vis au service funèbre de madame Lormier ne put que confirmer ces dires sans y ajouter rien. Dans le cortège ne figuraient que des ecclésiastiques et quelques voisins. On s’y contenta d’une messe basse. A la minute des serrements de main, M. Lormier, qui ne pleurait pas, me remercia en termes mesurés. Sa fille ne parut pas me reconnaître. Ni l’un ni l’autre ne paraissaient souhaiter me revoir. Je n’avais aucune raison non plus pour y tenir. Si bien que je les laissai, convaincu d’avoir eu affaire à une clientèle de hasard, celle que nous nommons sans grâce les profits et pertes de profession.

J’avais mal compté puisque, deux mois plus tard, un matin cette fois, la même servante vint de nouveau frapper à ma porte et me réclamer d’urgence pour Mademoiselle : désormais les Lormier étaient devenus mes clients.

En arrivant devant leur maison, je ne sais si je ressentis plus la satisfaction d’être ainsi rappelé, malgré les tristes souvenirs attachés à ma première venue, ou celle de contenter une curiosité demeurée entière, malgré les apparences. Toujours est-il que la servante n’eut pas à me prier de presser le pas. Il n’y eut pas besoin non plus de tirer des clés devant la porte ; au bruit de notre approche, celle-ci s’ouvrit d’elle-même et M. Lormier parut.

Tout de suite, à un air tendu, au timbre de sa voix, à cette attente même dès le seuil, je compris que l’impassibilité d’antan n’était plus de saison. J’en fus même effrayé : allais-je me heurter à un nouveau désastre ?

— Je tremblais que vous ne fussiez déjà sorti, murmura-t-il.

Et m’entraînant aussitôt vers l’escalier, il m’expliqua brièvement comment sa fille avait été prise une demi-heure auparavant d’une crise de suffocations et de douleurs telles qu’il redoutait une angine de poitrine. Par bonheur, depuis un instant, le mal venait de s’apaiser… Tout cela exprimé en termes concis. J’admirais la netteté de l’analyse. Mais en même temps, je sentais, derrière la façade des explications spéculatives, la houle d’un immense émoi. Ah ! nous étions loin du premier soir !

Heureusement pour tous, la supposition de M. Lormier était absurde. Je trouvai sa fille étendue sur une chaise longue, dans la chambre du dernier étage. Bien qu’assez lasse, elle m’expliqua à son tour ce qu’elle avait éprouvé. Elle aussi s’exprimait clairement, comme son père, et d’une manière encore plus nette.

Après avoir écouté, j’eus plaisir à rassurer tout le monde. Rien de sérieux, des névralgies passagères, il paraissait même inutile que je revinsse. Je joignis à mon avis quelques propos d’usage, tout en considérant la pièce, — juste le temps de découvrir que des fenêtres on apercevait l’hôpital et les deux rues du Rempart, — et je m’empressai de partir, d’autant plus décidé à me montrer discret que je me sentais moins disposé à le rester.

J’étais déjà dans le corridor d’entrée quand la voix de M. Lormier me rappela.

— Docteur ! encore un mot…

Étonné de le trouver derrière moi, je répondis :

— De quoi s’agit-il ?

— Entrons d’abord dans mon cabinet que voici…

Sans attendre mon acquiescement, il ouvrit la porte de la pièce bizarre où j’avais attendu le premier soir, entre des outils de serrurier et des sièges Louis XVI authentiques et m’obligea à passer le premier.

De plus en plus surpris, je me laissai faire, acceptai le siège qu’il m’offrait et attendis qu’il s’expliquât.

Cependant, après avoir soigneusement vérifié que personne ne nous avait suivis, il revenait devant moi et, silencieux, me considérait. J’ai déjà dit quels yeux étaient les siens. A ce moment, je me sentis fouillé par eux jusqu’à l’âme.

— Qu’y a-t-il de vrai dans ce que vous nous avez dit ? murmura-t-il enfin.

Si calme qu’il s’efforçât de paraître, un imperceptible tremblement agitait sa voix. De même, ses mains qu’il tenait cachées dans les poches du veston, devaient se crisper pour résister à l’assaut nerveux que subissait son corps.

— Ce qu’il y a de vrai ?… répétai-je. Mais… tout… naturellement.

Encore ses yeux s’appesantirent sur moi, mesurant la capacité de mensonge professionnel dont j’étais capable. Il approcha ensuite d’un pas.

— Êtes-vous seulement capable de la sauver ? Les médecins peuvent si rarement quelque chose !

Je haussai les épaules.

— Si c’est là votre inquiétude, fis-je assez rudement, il était fort inutile de me retenir et de perdre votre temps. Je répète qu’avant quinze jours ce sera une affaire oubliée.

Du coup, ses yeux m’abandonnèrent.

— Quinze jours !… quel délai !…

Puis il se mit à déambuler à travers la pièce. Il semblait avoir oublié ma présence, absorbé tout entier par je ne sais quelle préoccupation qui le dévorait. Quand il revint en face de moi, je m’aperçus avec étonnement qu’il pleurait.

— Excusez-moi, dit-il. Que voulez-vous ? je n’ai plus que ma fille…

— En effet, murmurai-je, je comprends qu’après le malheur qui vous a déjà frappé…

Il m’interrompit :

— Vous n’y êtes pas… pas du tout…

Et s’asseyant brusquement :

— Quand j’affirme n’avoir plus que ma fille, j’entends par là que je n’ai jamais eu qu’elle. Le reste…

D’un geste nerveux, il sembla vouloir balayer à travers l’espace le reste dont il parlait ; sa main ensuite s’arrêta, désignant la table à dessin :

— Même cela ne compte plus !

Il vit à mon air incertain que je comprenais de moins en moins.

— Vous vous demandez ce qu’est cela ?… Ma vie depuis vingt ans, simplement… Oui, monsieur, pendant vingt ans, je n’ai pas quitté cette table, choisie d’abord comme un refuge, et devenue peu à peu la confidente de mes espoirs. Quand je m’y installai, je ne songeais vraiment qu’à m’effacer. J’étais marié depuis six mois à peine. Il se trouvait que j’avais rêvé d’un certain mariage, d’une certaine tendresse, enfin de choses qui n’existent pas, puisque précisément on en rêve. Par bonheur, la réalité est là qui vous redresse sans tarder, et comprenant mon tort, j’avais décidé de me faire oublier et d’oublier moi-même… Un homme qui s’enferme toute la journée dans une pièce, qui n’ouvre la bouche que pour répondre : « Comme il vous plaira ! » ou bien : « Faites à votre gré », cet homme vous l’avouerez, peut bien passer pour absent de chez lui ? On finit même par ne plus s’apercevoir qu’il est en vie. Donc, au début, je ne prétendais que m’effacer. Je perdais le temps, sans but. Je ne travaillais pas, je flânais… J’ai flâné jusqu’à l’heure où une pensée vint transformer le flâneur que j’étais en chercheur obstiné. Cette pensée, — n’en souriez pas, vous auriez tort, — cette pensée était la suivante : si l’on m’interdisait d’élever à mon gré ma fille, si je passais à ses yeux pour un homme mort, ou insignifiant, ce qui est pire, du moins avais-je le pouvoir de lui procurer la fortune. Comment ?… Mais avec cela, monsieur !… Avec cela, vous dis-je, soulevé par la chimère, dans la fièvre, dans le désespoir, dans l’ivresse, je n’ai plus cessé de poursuivre la découverte qui devait doter ma fille ! Et le plus extraordinaire n’est pas encore dit : cette découverte, je l’ai réalisée !… Tenez, c’était quelques jours à peine avant la nuit où vous fûtes appelé… Subitement la lumière s’est faite. On tâtonne, on erre, on doute pendant un quart de vie : puis, tout à coup, l’idée, — une toute petite idée qui semble insignifiante, — passe, et c’est fini, on tient le miracle au bout du doigt. Je voulais la fortune pour Geneviève : elle est là, sur la table !… Hé bien ! monsieur, croyez-m’en, si vous pouvez, depuis trois mois qu’elle y est, je l’y laisse et je ne m’en soucie plus ! Ah ! c’est qu’aussi depuis trois mois, j’ai repris possession de ma fille ! Trois mois d’un rapprochement… ineffable… Vous ne connaissez pas Geneviève, cela va de soi : une âme de feu, un cerveau dont les éclairs me déconcertent, un cœur de cristal… enfin elle m’aime ! Elle m’avait plaint ! Ah ! trouver cela est autre chose, je pense, qu’inventer une mécanique quelconque, dût-elle rapporter des millions ! Je vous demande un peu à quoi ils serviraient aujourd’hui ? On nous offrirait l’univers, qu’en ferions-nous, puisque désormais nous sommes là, tous les deux, tout près ?… Autant proposer de traîner la jambe dans la plaine, à qui respire l’air sur un sommet ! Un sommet, voilà le mot qui exprime exactement où nous en sommes. Seulement, il est de règle que le sommet attire la foudre. Ce matin, elle est tombée. Comment rendre ce que j’ai senti ? J’ai vu le sol s’effondrer, j’ai roulé dans le vide, j’en tremble encore et c’est pourquoi je vous demande, je vous conjure en grâce de ne pas me leurrer : est-il vrai, absolument vrai, que j’ai le droit de me rassurer, et que bientôt, dans quelques jours, mais en toute certitude, nous nous retrouverons comme avant ?

Il s’arrêta enfin. Il avait joint les mains à la manière d’un suppliant. Il ne se rendait probablement pas compte d’avoir parlé aussi longuement. Et moi, je l’écoutais, abasourdi par ces confidences imprévues où transparaissaient à la fois l’aveu d’une vie de ménage invraisemblable et celui d’une passion paternelle telle que je n’en avais pas encore rencontrée. Divaguait-il ? D’un inventeur tout est possible, surtout quand il prétend tenir des millions au bout de son compas ; mais le reste eût-il été un rêve que son angoisse, elle, demeurait certaine et poignante. Touché de compassion, je répondis donc :

— Je vous jure que vous n’avez rien à craindre. Si cela peut d’ailleurs aider à vous rassurer, je reviendrai.

Il eut un cri :

— Oui, souvent… tous les jours… ne fût-ce que pour me le répéter !

Puis je le vis rougir. La conscience du présent lui revenait.

— Je vous demande pardon, poursuivit-il d’un air gêné, j’en ai peut-être trop dit.

— Bah ! répliquai-je, un médecin peut tout entendre, puisqu’il se tait.

Nous nous levâmes ensuite avec une hâte involontaire. Il me reconduisit jusqu’à l’entrée.

Sur le seuil, pris d’un doute, je demandai encore :

— Y a-t-il indiscrétion à savoir sur quoi porte la découverte ?

Il haussa les épaules :

— Peu de chose, une lampe électrique nouvelle qui, à prix égal, donne le double de lumière. A demain, peut-être ?

— A demain, puisque vous y tenez.

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