L'appel de la route
VI
René sonna le même soir rue Monsieur. Il devait être minuit ou environ. A ce moment, madame Manchon dormait. Il défendit qu’on la prévînt, et, réfugié dans sa chambre, tenta de reposer.
On rencontre chaque jour des gens qui vivent dans des conditions extraordinaires et ne s’en aperçoivent pas, car l’extraordinaire ne l’est jamais que par rapport à nos habitudes. Toutefois, qu’un hasard insignifiant éveille leur défiance, sans être mieux éclairés qu’avant, ces mêmes gens perdent soudain la sécurité dont ils étaient jusqu’alors les bénéficiaires inconscients. Désormais, pour René, ce hasard était venu.
Insignifiant, évidemment, ou plutôt sans valeur : quel crédit en effet accorder à des racontars de petite ville en mal de nuire ? Que des bruits aient couru dans Semur assez précis pour inquiéter M. Valfour ou incliner madame Traversot à juger impossible un entretien direct avec madame Manchon, voilà qui n’avait en soi-même aucune importance et n’aurait pas dû retenir un instant la pensée de René. Cependant, parmi tant de calomnies possibles, pourquoi celle-là, de préférence à d’autres ? Et René, malgré lui mal à l’aise, non seulement ne savait que répondre, mais s’étonnait de questions nouvelles, surgies à la suite comme d’elles-mêmes, et sans que Semur, cette fois, y fût pour rien.
L’attitude de son frère, d’abord. Hostile, ou indifférente ? impossible d’en décider. A coup sûr réservée et suggérant l’idée d’une arrière-pensée continue qui interdisait jusqu’à l’esquisse d’une familiarité.
Autre énigme : pourquoi René n’entendait-il jamais parler de son père ? Pas une image pour l’évoquer. On aurait voulu qu’il oubliât, qu’on n’aurait pas agi d’autre manière.
Bien singulier enfin, le désir de madame Manchon d’appeler un de ses fils uniquement La Gilardière cependant qu’elle et l’abbé restaient Manchon ! Pareille vanité s’accordait mal avec le dédain des petits sentiers et des petits moyens, souvent affiché et toujours pratiqué par elle dans le courant de l’existence…
J’expose cela d’une manière précise ; gardez-vous de croire pourtant que ce fût aussi net pour René. Des inquiétudes confuses, des lueurs passagères perçant une brume dense, il ne percevait rien de plus : trop déjà pour échapper à un irrésistible malaise, pas assez pour aborder la vérité corps à corps. Au trouble de sa nuit d’attente, correspondaient ainsi, dans des proportions diverses, le souci d’un passé incertain et celui d’un avenir encore très cher : mais à la perspective du oui ou du non que madame Manchon devrait prononcer au matin, qui sait si déjà il ne s’épouvantait pas moins de perdre Annette que de se heurter à un constat redouté ?
Une à une, les heures et les demies scandèrent ces rêveries. Quand, épuisé par elles, il succomba enfin au sommeil, le jour commençait, les premiers charrois retentissaient dans les rues voisines, et madame Manchon s’éveillait…
Depuis la réponse folle de René, elle s’éveillait ainsi tous les jours, dès l’aube. Après avoir si longtemps envisagé le temps qui vient avec une entière sérénité, elle ne renaissait plus au présent que l’âme trouble et sous le coup d’appréhensions intolérables.
— Aujourd’hui, songeait-elle, que va-t-il arriver ?
Mais il n’arrivait rien, ou du moins rien qui comptât.
Un soir, vous l’avez vu, son fils aîné avait prononcé des paroles singulières qui l’avaient fait trembler sur le moment : elle n’y pensait plus, ou si parfois le souvenir lui en revenait, elle s’en détournait. D’ailleurs l’abbé, depuis lors, était redevenu muet. Aucun indice nouveau n’avait renouvelé des craintes probablement mal fondées. Et puis, qu’importe devant le reste, c’est-à-dire la rupture avec René ? Depuis dix jours déjà, René avait cessé d’écrire : elle de son côté, s’obstinait dans l’attente d’une soumission qui ne venait pas. Quand on s’est accoutumé à ne vivre que pour un être, quand toute ambition, toute tendresse n’ont cessé de graviter autour de lui, imaginez ce que deviennent dix jours de silence ! Hier, il n’y en avait que neuf : aujourd’hui, un de plus, demain un autre… Ah ! ne pouvoir dire si le fossé cessera de s’élargir, ni quelles pensées, là-bas, répondent à celles qui dévorent ici !…
Machinalement madame Manchon consulta sa montre : six heures. Elle écouta ensuite le trottis du rouage. Étrange machine, si compliquée, toujours en mouvement ; et que d’efforts pour mesurer l’insaisissable, en donnant une réalité à ce qui peut-être n’en possède aucune ! Dix minutes font parfois la durée d’une existence ; en d’autres cas, vingt années coulent sans qu’on les voie.
Madame Manchon ferma les yeux : les années mortes auxquelles elle songeait, la séparaient d’autres dont le souvenir demeurait cher : hélas ! celles-là aussi lui échappaient ; depuis son entretien avec l’abbé, elle n’osait plus y revenir.
Premier fracas d’omnibus, bavardage des gens de service sur le trottoir, Paris qui, après l’accablement de la nuit, s’étire, bâille au soleil levant et peu à peu se remet à gronder… Quelle solitude, quand on écoute, au fond d’une chambre, rideaux tirés et rêves en dérive !
Dans la pièce voisine, un réveil lâcha brusquement sa sonnerie. C’était un crissement aigu qui n’épargnait personne. Sous prétexte d’aller à la messe de sept heures, Lapirotte en remplissait la maison, chaque matin. Madame Manchon fit un geste d’agacement.
— Pourquoi gardai-je cette fille ?
Elle ne l’avait jamais que tolérée, et depuis quelque temps ne la supportait plus. Elle méditait de s’en débarrasser.
Le réveil persistant, madame Manchon frappa contre la cloison.
— Cessez donc ce tapage !
Mais Lapirotte affirmait ne se réveiller jamais qu’à la fin, tout à la fin de la sonnerie, qui roula jusqu’au bout, avant de s’achever en hoquets pareils aux halètements d’un asphyxié.
Des minutes passèrent : puis un coup discret fit tressaillir madame Manchon.
— Qu’y a-t-il ?
De l’autre côté de la porte, Lapirotte jeta :
— Je voulais annoncer tout de suite à madame…
Ici un temps d’arrêt. Madame Manchon, n’ayant aucun désir de faire entrer Lapirotte, restait sans souffler mot. Il fallut bien se décider à poursuivre, puisqu’on avait commencé :
— M. René est arrivé cette nuit !…
Comme soulevée par une lame de fond, madame Manchon se dressa sur le lit.
— Il est dans sa chambre… il doit dormir encore…, continuait Lapirotte, surprise de ne recevoir aucune réponse.
Madame Manchon dit enfin :
— Merci ! j’étais au courant… surtout, qu’on le laisse reposer !
Sans qu’on pût l’entendre, elle s’habillait déjà. Ses mains avaient peine à retrouver les agrafes. Un tremblement de fièvre la secouait tout entière. Puis, approchant de la porte, elle devina que Lapirotte n’avait pas bougé, retint son souffle, attendit que, lasse d’épier des événements qui ne venaient pas, celle-ci voulût bien s’éloigner. Le cœur de madame Manchon, en ces instants, recouvrait tous les bruits, et cependant aucun bruit ne lui échappait. Si légère qu’ait été la démarche de Lapirotte abandonnant sa faction, elle sut ainsi tout de suite quand le passage devint libre. Alors, enveloppée dans un peignoir, encore coiffée de nuit, à son tour elle s’évada, pénétra chez René avec des précautions infinies, et s’assit dans le fauteuil au pied du lit. Accablé de fatigue, René dormait toujours…
Elle le regarda dormir. Elle le contemplait avec avidité. Elle n’avait même plus la pensée de lui en vouloir, dès lors qu’il était présent. Jamais, non plus, il ne lui avait paru si beau.
Puis, elle imagina que puisqu’il avait accepté de revenir, il lui revenait tout à fait, et une joie sourde, inexprimable, la baigna toute. Si, dès la première heure, elle s’était dressée si rudement contre le projet de René, ce n’était pas qu’elle en voulût aux Traversot ni à n’importe qui : simplement, elle ne consentait pas qu’on lui volât son fils. Elle se refusait à le partager. Peut-être aurait-elle toléré une maîtresse : mais une femme, — c’est-à-dire la vie de René loin d’elle, en dehors d’elle, sans doute même tournée contre elle, — elle n’aurait pu. Dieu merci ! lui semblait-il, l’alerte était finie ! il ne restait plus qu’à attendre l’éveil, à se plaindre pour la forme et à pardonner. Oh ! comme elle pardonnerait tout à l’heure !
Après cela, durant un long moment, il n’y eut dans la pièce que le murmure de deux souffles réguliers, symbole d’une paix indicible. Enfin un bruit léger déchira le silence. René, tel un plongeur qui revient à la surface, aspirait l’air, détendait ses bras, et se redressait…
A la vue de sa mère, il eut un tressaillement qui acheva de l’arracher au sommeil.
— Quoi ! dit-il, déjà levée, maman ?
D’un geste de main apaisant, madame Manchon lui fit signe de ne pas bouger.
— Oui, il est très tôt… dors encore… tu es fatigué… j’ai le temps.
Il ne répondit pas tout d’abord, en proie à l’effarement qui succède aux fins de nuit écrasées. Une seconde auparavant, le repos de la mort ; subitement, la rentrée dans le réel ; au fond de l’âme, les lourdeurs et l’obscurité se retrouvent intactes, avivées par le contraste.
— Bonjour, murmura-t-il, comment vas-tu ?
Madame Manchon renouvela le même signe apaisant. Bien qu’elle n’eût aucune crainte, elle souhaitait retarder les explications qu’elle sentait devoir suivre, et qui d’avance lui semblaient si inutiles !
A demi soulevé sur l’oreiller, René cependant poursuivait :
— Rien de changé dans la maison ?… Lapirotte toujours en sucre ? mon frère toujours acide ?…
Et madame Manchon encore hocha la tête : non, rien n’était changé, pas même son désir de se taire qui la tenait assise au bout du lit, sans se pencher seulement pour embrasser son fils.
Étonné, René fronça les sourcils :
— M’en voudrais-tu au point de ne plus vouloir répondre ?
Alors se décidant enfin :
— Trois semaines sans te voir, soupira-t-elle : bientôt dix jours sans nouvelles !…
Il riposta d’un ton léger, bien qu’en réalité dépourvu d’assurance :
— Mais il me semble que toi aussi…
— Ne continue pas ! Laisse-moi d’abord reprendre possession de toi. Que je te sente redevenu mon fils et point changé !
— Oh ! maman, répliqua-t-il en riant, tu vas me faire croire qu’on aurait pu me voler en route : heureusement que, me tâtant, je me sens vraiment le même.
Elle sourit à ce mot qui le lui montrait, comme elle s’y attendait, dégrisé, repentant, et répéta :
— Le même ?… pas tout à fait, j’espère ?
Une seconde s’écoula, encore joyeuse… et tout à coup la chimère qui s’écroule, la vérité qui s’abat sur le rêve.
— Pas tout à fait… tu l’as dit, maman, puisque je viens te chercher et veux te ramener auprès de celle que j’aime, sûr que tu l’aimeras aussi dès que tu la connaîtras.
Anéantie, madame Manchon contemplait René, tandis que les syllabes légères tombaient sur elle, pareilles à des gouttes de plomb, et que René, de son côté, les prononçait d’un ton résolument détaché, ayant l’air de supposer que les choses ne pourraient suivre un autre cours.
Quand ce fut terminé, elle joignit les mains :
— Ainsi, fit-elle d’une voix éteinte, ce n’est pas fini ?
— Pouvais-tu en douter ?
Elle ne répondit pas. Elle venait de baisser la tête. On aurait pu la croire échappée ailleurs : et de fait, toute sa jalousie revenue, éperdue devant l’imminence du péril, elle se demandait : « Au nom de quoi refuser de nouveau mon consentement ? — Quelles raisons lui donner, puisque la vraie ne peut se dire et qu’il n’y a rien contre cette femme ? » Elle se le demandait, ne trouvait pas, et désespérée se taisait.
Enhardi, René reprit :
— Voyons, maman, il est temps de renoncer à des silences qui n’ont servi qu’à nous faire souffrir l’un et l’autre. Dès lors que tu t’obstinais à tenir ta plume au sec, le meilleur était de prendre le train : c’est ce que j’ai fait. Maintenant, il n’y a plus qu’à tirer au plus court en nous expliquant sans ambages… Tu m’as écrit que tu me désapprouvais : mais tu as omis de m’en donner les motifs. Hé bien ! reconnais ma bonne foi : je ne demande qu’à les entendre, et même à m’incliner devant eux, s’ils tiennent. Quels sont-ils ?
Toujours tête basse, madame Manchon continuait de se taire. René poursuivit encore :
— Est-ce la famille qui ne te plaît pas ? elle vaut au moins la nôtre. La fortune ? médiocre, j’en conviens : combien de fois, cependant, ne m’as-tu pas assuré que j’en avais pour deux ? Annette ? mais tu ne sais qui elle est, et que te demandais-je, sinon précisément de venir la juger ?
— Tu prétends ?… interrompit cette fois madame Manchon.
— Je ne prétends pas : je suis sûr que mieux éclairée, et ravie d’aider à mon bonheur, tu vas consentir à m’accompagner, aujourd’hui même, là-bas… où tu es attendue, soit dit sans reproche, avec une patience que d’autres peut-être n’auraient pas eue. Tu ne réponds toujours pas ? Faut-il m’expliquer mieux en…
— Inutile, interrompit madame Manchon d’un ton bref.
Puis, pensive :
— Je croyais cependant m’être exprimée assez clairement dans ma lettre pour que tu connusses d’avance l’accueil que je ferais à pareille demande.
— Tu refuses ?
— Évidemment.
Chose curieuse, à mesure qu’ils précisaient leur dissentiment définitif, leurs voix, au lieu de s’irriter, s’apaisaient, et leurs regards s’éteignaient. Il semblait qu’au fond d’eux-mêmes d’autres sujets plus importants se substituaient au premier. De toute son âme, en effet, madame Manchon, au lieu d’écouter, continuait de chercher le prétexte avouable, qui, arrêtant son fils, la sauverait du dépouillement dont elle était menacée. René, de son côté, parlant de son avenir, ne s’occupait déjà plus que du passé. Ainsi, chacun était ramené à son instinct profond : ici, la passion maternelle résolue à toutes les ruses plutôt que d’être dépossédée ; là, le souvenir des gênes insaisissables qui, tolérées hier, risquaient demain de ne pouvoir être supportées.
Ni l’un ni l’autre ne s’aperçurent qu’ils avaient cessé de parler.
Soudain, René parut obéir à une impulsion nouvelle, et avec l’expression distraite de quelqu’un qui ouvre une parenthèse sans importance :
— Au fait, maman, pendant que j’y songe, et avant de revenir à ce qui nous occupe, voudrais-tu me donner la réponse à une question qui m’a été posée, il y a quelques jours, et devant laquelle je suis demeuré perplexe ?
— Quelle question ? répéta madame Manchon qui, à mille lieues des pensées de René, voyait avec bonheur dans ce détour une occasion de gagner du temps pour réfléchir encore.
— Pourquoi m’avoir imposé un nom que je suis seul à porter dans la famille ?
Toujours ignorante du chemin qu’elle suivait, madame Manchon sourit :
— Mais rien de plus simple, mon enfant… c’est ton frère qui m’en a donné l’idée.
— Ah ! c’est mon frère…
Et soudain, le visage de René se ferma.
— Cela te surprend ?
— Un peu.
— Tu as tort. Ton frère s’occupe de tes intérêts, à sa manière, il est vrai, qui est assez froide, mais pleine de sens quelquefois.
— Et sous quel prétexte a-t-il souhaité ?…
— Rien de plus simple encore. Il me voyait ambitieuse pour toi. Qu’il eût ou non raison, il estimait qu’une apparence de titre fait bien en république. Je me suis laissée convaincre. En fin de compte, tes enfants, à défaut de mieux, en profiteront.
Ceci d’une voix nette ; le regard posé sur René semblait ajouter : « A quel propos de l’inquiétude quand il s’agit de choses évidentes ? » Cependant, pourquoi madame Manchon s’apercevait-elle tout à coup que ces choses évidentes le devenaient déjà moins ? pourquoi surtout suffisait-il d’en parler pour évoquer l’abbé et le cortège d’appréhensions dû à l’un de ses entretiens ?
— Qui t’a interrogé à propos de cette sottise ? reprit madame Manchon, poussée malgré elle à aller au delà.
— Oh ! dit vivement René, quelqu’un… à la banque peut-être… je ne sais plus.
— Pas l’ami de ton frère, je pense ?
— L’abbé Valfour n’y est vraiment pour rien.
En ce moment, l’apparition du nom de M. Valfour aurait pu paraître puérile : mais tous deux suivaient une logique intérieure qui leur interdisait de s’étonner.
— C’est tout ? conclut madame Manchon après une courte pause durant laquelle il lui parut qu’un danger, dû à son fils aîné, venait de la frôler.
— Non, maman, dit René subitement dressé sur l’oreiller.
Elle frémit :
— Qu’y a-t-il encore ?
— Il y a que, puisqu’il en est ainsi, tu dois m’accompagner là-bas.
Elle ne comprit pas tout d’abord, ou plutôt elle se refusait à admettre un lien quelconque entre la question posée par René et le conflit qui recommençait :
— Faut-il te répéter que ma décision est prise ?
— C’est que tu ignores les bruits qui courent !
— A Semur, il court des bruits sur nous ?
— On dit… on ose dire que, quoi qu’il arrive, tu ne consentiras jamais à revenir avec moi.
— On ne se trompe pas.
— Seulement, on en donne pour raison précisément cette différence de nom entre mon frère et moi. C’est tout juste si l’on n’exige pas que je sorte mon acte de naissance pour prouver que je suis vraiment ton fils !
Madame Manchon, aux derniers mots, promena un regard épouvanté sur les murs, comme si, aspirée par une trappe, elle voulait, avant de disparaître, leur jeter un dernier adieu. Tout à coup elle venait d’apercevoir un dépouillement devant lequel l’autre ne comptait plus. Mais qui avait osé cela ? De qui René tenait-il ses soupçons ?
Dans les instants de grand émoi, on ne saurait mesurer ni la vitesse ni le nombre des pensées diverses fulgurant à travers un cerveau. En une seconde, je le répète, madame Manchon, eut le temps de supputer la douleur d’être jugée par le fils de son âme, de chercher à qui elle le devait, et d’en accuser son autre fils. Elle eut le temps encore de songer : « C’est bien un crime de prêtre : je ne pardonnerai jamais. » Puis brusquement, une autre perspective s’ouvrit à elle, celle-là rayonnante. Non seulement, René ne savait rien, puisqu’il interrogeait, mais grâce à lui, la raison tant cherchée pour écarter définitivement les Traversot venait de paraître !
— Et c’est cela… cela… que ces gens ont pensé de ta mère ! murmura-t-elle presque à voix basse, tandis que de la main elle semblait écarter une affreuse vision.
— Maman ! jeta René décontenancé par l’attaque, je n’ai pas dit…
— Allons donc !
De nouveau, la main de madame Manchon fendit l’air. Il semblait qu’elle achevât de débarrasser l’espace des intrus qui depuis une heure volaient ici l’air respirable.
— Allons donc ! si ce n’était venu par eux, aurais-tu retenu, fût-ce une minute, ces ordures ? Admirable, en vérité, la délicatesse d’une famille qui, pour mieux t’accaparer, n’hésite pas à salir la tienne et, férue d’honneur, offre pourtant de s’accommoder de nos restes ! Ne caches-tu plus rien au moins ? S’en est-on bien tenu là pour te détacher de moi ? Et tu veux que j’accoure en pénitente, prouver que grâce au ciel… Ce serait imbécile si ce n’était risible !
Comment rendre l’accent de ces phrases ? Il y passait même du triomphe ! Ce ne devait être, hélas ! qu’une ivresse passagère. Désormais tout à son angoisse, déjà René répondait :
— Tu te trompes : ce n’est ni imbécile, ni risible. Il ne s’agit plus des Traversot, ni d’Annette, mais de moi ! En apprenant ces bruits, j’ai ressenti un malaise que je ne parviens pas à exprimer. La pensée qu’ils persistent me trouble plus encore. Crois-moi, je ne trouverai la paix qu’en leur infligeant un démenti par ta venue, et c’est pourquoi tu dois… je te supplie de repartir avec moi !
Butée, elle répéta :
— Non, c’est toi qui vas rester !
— Maman ! n’as-tu pas entendu ? il est impossible de laisser affirmer que tu ne peux m’accompagner là-bas parce que tu ne peux expliquer des choses du passé.
— Que t’importe, puisque tu sais que les autres se trompent !
— Maman ! les autres ne comptent plus : c’est moi maintenant que je te demande de rassurer !
— Te rassurer !… tu en es là ?…
Et cette fois, madame Manchon se renversa sur son fauteuil. En trombe, le doute de son fils venait de passer sur elle et l’écrasait. Elle avait redouté de voir le cœur de René pris par une passante : mais cela, ce n’est que l’épreuve d’un Lormier ! il s’agissait de bien autre chose !
Le mot de René, d’ailleurs, avait été prononcé, comme il arrive souvent, sans que fût mesurée sa portée réelle. Dans ces cas-là, est-ce encore nous qui parlons, ou un autre enseveli au fond de nous-même et qui prend place d’office parce qu’il voit mieux ? A peine eut-il compris ce qu’il venait de dire, que René aussi s’effraya autant que sa mère. Leurs deux regards se croisèrent. Celui de madame Manchon était pesant, chargé de stupeur : par-dessus tout, il y paraissait l’immense désarroi d’une âme ; celui de René mendiait de la lumière ou peut-être un pardon — comment le savoir ? — Puis on entendit un bruit à peine perceptible : madame Manchon se levait.
On n’est jamais plus proches que lorsqu’on a conscience de s’être fait beaucoup de mal.
A la vue de sa mère debout et qui sans doute allait partir, René tendit les bras :
— Maman ! appela-t-il d’une voix défaillante.
Elle se retourna, secouée jusqu’au plus intime de l’être, aperçut le geste, et s’arrêta.
— Maman, j’ai tant de chagrin !
— Et moi donc !
Le double cri de leurs effrois devant la douleur souveraine. Pourtant, tout au plus en avaient-ils senti passer l’ombre sur eux.
— Maman ! tu ne vas pas m’abandonner ainsi ?
— T’abandonner !
Encore un cri, mais combien différent du premier ! Subitement projetée vers René, redevenue tendresse vivante, enfin madame Manchon cédait à l’appel des bras ouverts, se précipitait vers eux. Elle et lui s’étreignirent. Ils ne se parlaient plus. Ils auraient eu peur de troubler ce moment ineffable où, rapprochés, fondus, ils avaient conscience d’échapper à la tourmente en oubliant ce qui n’était pas eux. Ce fut un moment unique, l’ivresse sur la cime : mais on ne demeure jamais longtemps sur la cime. Avant même que l’étreinte ne devînt plus lâche, l’un et l’autre étaient déjà redescendus dans la plaine : René pour sentir qu’un double désastre continuait d’emporter à la fois le passé et l’avenir, madame Manchon pour ne découvrir autour d’elle que des abîmes. Que se passa-t-il ensuite en celle-ci ? Sans doute dut-elle songer : « Avec ou sans moi, il partira ; si je vais avec lui, non seulement je le rassure, mais il me reste la chance de tout rompre sur place. » Quand on en est à sentir trébucher l’effort entier d’une vie, on cesse de vouloir tout sauver : régler la part du feu suffit. Quoi qu’il en soit, elle reprit soudain très bas :
— Maintenant lève-toi… Ce qui précède était pour t’éprouver… Tu persistes : je ne résiste plus. Demain… ce soir… quand tu voudras !…
Le miracle n’étonne pas, dès qu’il est conforme à nos désirs. Sans desserrer l’étreinte, René répondit simplement :
— Ah ! maman ! je savais bien que tu voudrais me rendre heureux !