L'appel de la route
X
L’abbé Manchon occupait alors un petit appartement rue Saint-Louis. Une gouvernante l’y servait, à demi impotente et d’autant plus autoritaire qu’on exigeait moins d’elle.
La vue de René lui fit lever les bras au ciel :
— Grand Dieu ! Monsieur viendrait-il pour dîner ?
René dit rapidement :
— Rassurez-vous : je ne désire que voir mon frère. Je suppose que, s’il est à Paris comme d’habitude, il ne rentrera pas plus tard que dix heures. Dans ce cas, j’attendrai, voilà tout.
— Quoi, monsieur ne sait pas ? Madame est en voyage, et monsieur l’abbé allait se mettre à table.
— Alors je vais le rejoindre.
Et René gagna le cabinet de l’abbé. Il avait escompté un répit avant l’explication qu’il venait chercher. Ce répit lui était refusé : tant pis. Il acceptait tout avec une égale indifférence : depuis son départ, il était moins une volonté qu’un rouage.
Au bruit de sa porte qu’on ouvrait, l’abbé, qui lisait devant une table, tourna la tête. L’abat-jour de la lampe mettait en lumière le livre, mais laissant le reste de la pièce dans l’obscurité, empêchait de distinguer les arrivants.
— Qu’est-ce ?
— C’est moi.
En reconnaissant la voix de René, l’abbé, pas plus que sa servante auparavant, ne put maîtriser sa surprise.
— Quoi ! pendant que notre mère est en route pour te rejoindre à Semur, tu es ici ?
— Il paraît en effet que maman est partie. Je l’ignorais. Peu importe d’ailleurs, puisque c’est toi seul que je désirais voir.
— Ah ! dit l’abbé, qui se leva ensuite sans hâte et vint poser la lampe sur la cheminée.
Du coup la pièce s’éclaira ainsi que les visages. La pièce était nue comme une cellule. A part un grand Christ d’ivoire dressé à la place qu’occupe d’ordinaire la pendule, on n’y apercevait que de pauvres meubles, deux fauteuils à dossier de bois, des chaises de paille, quelques livres et un prie-Dieu. Quant aux visages, à quoi bon rappeler le contraste qu’ils faisaient ? Toutefois une telle émotion creusait les traits de René que l’abbé, l’ayant regardé, avança l’un des fauteuils.
— Assieds-toi : tu n’as pas l’air bien.
Puis il s’assit à son tour et, les yeux à terre, attendit. Ni l’accent ni le geste ne décelaient en lui la moindre curiosité. Si anormale que dût lui sembler la visite de son frère à pareille heure et en pareil lieu, on était assuré d’avance qu’il ne poserait aucune question.
— En effet, murmura René, le voyage m’a fatigué : c’est le moment qui veut cela.
A l’inverse de l’abbé, il s’exprimait d’une manière saccadée : bien qu’il fût au repos, il avait le souffle coupé comme après une longue course.
— Tu as laissé ta fiancée en bonne santé ? reprit l’abbé.
René ne répondit que par un signe évasif. Sa fiancée ? Qu’elle était loin déjà ! Les pauvres cœurs humains sont trop petits pour contenir à la fois deux grands émois.
Voyant que René tardait à s’expliquer, l’abbé dit encore :
— Je pense que Marguerite va servir. Bien que je fasse maigre chère, veux-tu partager mon repas ?
Et il fit mine d’aller prévenir la domestique.
— Attends, dit René, du coup ramené au présent ; j’aurais auparavant une question à te poser.
— Eh bien, pose-la…
Placide, l’abbé revint s’adosser à la cheminée. Le dos tourné à la lampe, et le visage replongé dans l’ombre, tandis que celui de René demeurait éclairé, il s’était mis à contempler le parquet. Il devait avoir la même expression neutre et attentive quand il écoutait un pénitent.
— Pourquoi… commença René.
Puis au moment de s’exprimer, la peur des mots le saisit et il recourut à un détour :
— Oui, pourquoi ne m’as-tu jamais traité comme un véritable frère ?
— Oh ! dit l’abbé avec lenteur, tu te trompes : j’ai toujours agi à ton égard du mieux que j’ai pu.
— Alors ce que tu pouvais n’était pas grand’chose.
— Affaire d’appréciation. Est-ce pour me communiquer la tienne que tu es venu ?
— Je t’ai demandé pourquoi tu étais ainsi : tu n’as toujours pas répondu.
— N’étant pas d’accord avec toi sur le fond, je ne vois pas comment t’éclairer, dit de nouveau l’abbé, tandis qu’il croisait les bras et, plus que jamais, fixait le sol à ses pieds.
— Henri ! reprit brusquement René, regarde-moi…
L’abbé leva les yeux vers son frère, sans hâte, toujours avec la même apparente tranquillité…
— Henri ! il n’est plus temps de nous rien cacher : je sais tout !
Un léger frisson agita le prêtre : pourtant le timbre de sa voix ne fut pas modifié.
— Qu’est-ce que tu sais ?
— Le passé.
— Le passé de qui ?
René inclina la tête.
— Est-il nécessaire de m’obliger à le dire ? murmura-t-il d’un air accablé.
— Je ne t’y oblige pas, affirma l’abbé sans témoigner aucun désir de poursuivre.
Et le silence s’abattit sur eux : un silence qui, pareil à un voile épais, semblait séparer les temps révolus de celui qui s’amorçait. Eux-mêmes avaient l’air attentif de carriers qui, le feu mis au cordeau, attendent que la mine saute.
— Henri ! recommença René.
L’abbé eut un geste nerveux.
— N’insiste plus.
— Impossible ! Laisse de côté tes manières habituelles : à l’heure la plus grave de ma vie, j’ai besoin de m’assurer que tu as compris.
— Je ne puis faire que je ne sois pas un prêtre, interrompit l’abbé.
— Je te supplie de me parler en frère !
— Je m’y efforce : est-ce une raison pour ne pas nous en remettre l’un et l’autre à la volonté de Dieu ?
René se redressa :
— Encore des phrases de sermon ! De grâce, reviens sur terre. J’ai parlé d’un passé, de tout un passé que je prétendais connaître : c’est inexact, ou plutôt, je soupçonne… j’interroge… je me perds dans les ténèbres… enfin j’en suis là que tout à l’heure je n’aurais pu repasser chez nous, et moins encore, aborder…
Pour la seconde fois, l’abbé interrompit :
— N’achève pas : j’avais très bien saisi. De telles pensées ne servent qu’à troubler inutilement. Écartons-les : et que Dieu nous garde !
Son impassibilité toutefois avait disparu. Les traits durcis, il semblait défier un adversaire invisible, qui était peut-être lui-même.
René, auquel ce changement n’avait pas échappé, haussa les épaules :
— Non, dit-il, il n’est plus temps ! Ne devines-tu pas que si je suis là, c’est que je te sais instruit de ce que j’ignore et que j’ai besoin de l’être à mon tour ? Ainsi, plus de faux-fuyants ! les yeux dans les yeux, maintenant !… comme cela… et réponds : notre père… non… ton père est-il le mien ? Le nom que je porte est-il un nom qui m’appartienne ?…
L’abbé ne bougea plus. Avait-il écouté ? Il était probable, puisqu’un rictus tordait sa bouche. Cependant, qui sait si celui-ci n’était pas encore un défi à l’adversaire ?
La voix de René alla en s’éteignant :
— Henri ! n’as-tu pas entendu ?… un mot suffit pour la réponse : oui, ou non… moins que cela : un signe de tête… Tu restes immobile ?… tu te tais ?… Cela aussi est une manière de s’exprimer : j’ai compris…
Et se cachant la tête dans les mains, René s’efforça d’accueillir enfin la vérité.
Ce ne fut d’abord qu’un immense regret du passé qui s’effondrait. Entraîné dans une chute vertigineuse, il voyait, comme des éclairs, ses bonheurs d’autrefois passer et s’évanouir. Avait-il rêvé auparavant ? Tout alors était facile, beau, joyeux. Il pouvait rire, parler, regarder, sans qu’aucune arrière-pensée troublât ni la gaîté de la voix, ni la lumière du regard, ni la joie d’exister. Rien pour l’empêcher de parer d’insouciance des lendemains abrités au foyer. Soudain plus de foyer, plus d’abri. Il faut se lever, partir et disparaître…
Disparaître ! un mot excessif, évidemment : mais n’oubliez pas que René était un impulsif et un faible. Avec une telle nature, on se laisse longtemps bercer par le flot, puis, brusquement, l’énergie se tend, d’autant plus âpre qu’elle a été plus rare, et l’on saute à l’extrême. Aurait-il pu d’ailleurs revenir auprès de sa mère ? A la pensée de la revoir, il blêmissait. Pourrait-il s’expliquer avec elle, sachant ce qu’il savait ? Plus tard, seulement, — oui, beaucoup plus tard — quand l’apaisement serait venu et l’oubli, il aurait le courage de l’aborder, ayant l’air d’ignorer : mais d’ici-là, où se réfugier ? Quelle solitude désormais !
Ah ! voici bien la vraie douleur qui paraissait ! Devenir pauvre, n’est presque rien : la torture est de se trouver seul tout à coup, si effroyablement seul qu’une fois mort, personne ne saura peut-être quel nom inscrire sur votre fosse.
Jusque-là, René n’avait pas protesté contre la fatalité qui l’écrasait : devant la solitude, l’injustice subie le révolta. En même temps, il considérait son frère. Stupide ironie du sort : celui-là s’était par goût détaché de la famille, n’aimait personne sous prétexte d’aimer Dieu : cependant, il restait comblé de ces dons inutiles. Qu’avait-il fait pour le mériter ? Qu’avait fait René pour être frappé ? Des rancunes, accumulées depuis l’enfance, se réveillaient dans son cœur. Il eut conscience de haïr son frère, puis la solitude effaça même cela, et ces griefs allant rejoindre le passé, il cessa de les voir…
L’abbé, lui, toujours debout devant la cheminée, n’avait pas l’air de soupçonner quel torrent de pensées bouleversait René. Il semblait ignorer qu’il avait répondu tout à l’heure par son silence : on l’aurait cru aveugle et sourd. Soudain, il fit un mouvement léger : René s’était levé, se promenait un instant dans la pièce, et enfin arrêté devant lui, demandait :
— Alors… qui est mon père ?
Question qu’on s’étonnait qu’il n’eût pas posée plus tôt. Dans la débâcle d’existence que l’heure inaugurait, une chance en effet subsistait d’échapper à la solitude totale. René, maintenant, se tournait vers elle.
Aucune réponse encore. Simplement le prêtre levait un peu les épaules, en signe d’impuissance à fournir l’éclaircissement sollicité. Devant cet aveu, René aurait dû désespérer : mais dès que l’homme tente d’échapper au destin, la marche de sa pensée défie toute prévision.
— Comment ! tu te dérobes ?… tu ignores ?… Cependant, ne viens-tu pas d’affirmer que tu connaissais la vérité ? Alors, quelles raisons de te croire ?… Qui me prouve que tu n’as pas menti ?
— Je t’en conjure, soupira l’abbé d’une voix trouble, ne me contrains pas à oublier l’habit que je porte !
Ne voyant là qu’une défaite, ressaisi par ses anciennes défiances, René cependant continuait :
— Oublier qui tu es ? Dieu m’en préserve ! Je sais trop bien que tu m’as toujours détesté. Oh ! à ta façon… c’est-à-dire en te taisant !… Tout à l’heure encore, tu me voyais désespéré et tu es resté muet, sans jeter un regard de mon côté ! ou plutôt, tu semblais satisfait… Quelle chance, si me méprenant sur ton attitude, j’allais tenir pour assurée la chimère qui me hantait ! Par bonheur, ayant réfléchi, je réclame des preuves… Alors seulement tu daignes enfin me faire un signe… « Des preuves ?… Voilà, il n’y en a pas !… » Tu avais espéré me voir mordre à l’hameçon : cet espoir est déçu : quel dommage ! Mais ne pourrai-je, au moins une fois, entendre tes paroles ? Ne serait-ce que pour apprendre pourquoi tu as voulu me tromper et quel caprice te mène, te décideras-tu à répondre ?
Il s’exaltait : il ne calculait plus les termes qu’il employait. Il était devenu pareil au nageur épuisé qui brasse l’eau, sans s’occuper de la distance à la rive et persuadé que la seule violence suffira pour le sauver. A mesure, un espoir irraisonné s’insinuait aussi dans son âme. Pourquoi ne pas admettre qu’il fût victime d’un atroce malentendu ? Il n’avait interprété que des silences. On ne bouleverse pas sa vie sur la foi d’un homme qui, en fait, refuse de s’expliquer, qui, même en s’expliquant, peut ne chercher qu’à se venger ?
Tout à coup, comme il allait poursuivre, une main rude s’abattit sur lui.
— Il suffit : plus un mot ! Ne détruis pas en un instant l’effort de toute ma vie.
L’abbé cependant souriait : dédain pour ces injures, à moins que ce ne fût la marque du triomphe sur l’adversaire que lui seul connaissait. Ensuite son bras retomba, et un aveu suivit, prononcé très bas, ainsi qu’il sied quand on reconnaît une faute dont on sollicite le pardon :
— En effet… je t’ai détesté… il y a longtemps… très longtemps… A prétendre remonter le passé, tu risques vraiment trop de raviver des plaies anciennes : crois-moi, oublions un sentiment dont je m’accuse, me repens, et que j’espère avoir détruit dans ses racines.
— Oh ! riposta René, toujours des mots de prêtre !
L’abbé frémit.
— Bénis le ciel que je me refuse à en prononcer d’autres.
— J’ai demandé des preuves : tu n’en as pas !
— J’en ai.
— Je te défie de les donner !
— A quoi bon si elles doivent anéantir le peu qui nous unit ?
— Prétexte facile ! Il dispense de justifier des assertions auxquelles je ne crois plus !
— Encore ?… Alors, écoute !…
Subitement, le prêtre venait de quitter le refuge de la cheminée ; une tempête transfigurait le masque impassible. Duclos a connu ce spectacle une fois, chez Lormier : mais alors, c’était le prêtre dictant des ordres au nom d’un Dieu : ici se révélait l’homme, rien que l’homme, d’autant plus redoutable qu’il demeurait maître de sa colère.
— Alors, écoute !… Sais-tu seulement comment est mort mon père ? Non. J’avais seize ans : tu en avais quatre. Naturellement, on ne t’a jamais parlé de cela ! Cela, d’ailleurs, est chose entre lui et moi. On l’a ramené de la chasse, expirant… Tout le monde a déploré l’accident… mais moi… oh ! moi ! pouvais-je ignorer que le matin, avant de partir, il m’avait pris à part et fait jurer de t’arracher son nom et de te chasser du foyer ?…
René à ce moment ayant reculé, d’un geste souverain le prêtre le ramena vers lui :
— Ah ! il n’est plus temps ! Tu as voulu m’entendre : désormais, nous irons jusqu’au bout !… Dieu m’est témoin qu’à l’instant tragique dont je parle, je n’hésitai pas à prononcer le serment qui m’était demandé : Dieu m’est témoin aussi que je n’ai d’autres preuves que ce serment, et le suicide de mon père, une heure après…! Qu’elles te satisfassent ou non, elles ont suffi pour faire de l’adolescent que j’étais un vieillard et ta victime !
Abandonnant ensuite René qui alla tomber sur un siège, le prêtre commença de marcher.
— Je dis bien : ta victime ! J’adorais mon père et tu l’as tué ! Si je suis devenu prêtre, c’est à toi que je le dois ! Je ne supportais plus ta présence dans ma maison : désespérant de t’en chasser, j’ai préféré m’en chasser moi-même. Calcul vain : tu ne m’as pas quitté, je t’emportais en moi !… Tant pis ! j’avoue tout et il n’est pas mauvais qu’un jour au moins, nous mesurions ensemble la souffrance que je te dois. Tu ne t’en doutais pas, j’y consens : mais est-ce que les hommes ont besoin de vouloir pour faire souffrir : il leur suffit d’exister !… Donc, tu te croyais loin, tu ne t’occupais pas de moi, et tu n’as cessé de me torturer ! car, prêtre, je me suis trouvé pris entre ma conscience et la dette de mon serment. Désobéir à Dieu, ou renier mon père, voilà le dilemme que ton existence a créé, et dont je n’ai pu sortir. Oh ! je vois clair en moi-même ! j’ai louvoyé… J’avais la prétention d’être un vrai prêtre, tout en ne pardonnant pas. Sur mes instances, tu es devenu La Gilardière : à mon instigation, on a tenté de t’établir à Semur… Demi-mesures qui ne satisfont ni le passé, ni Dieu. Je me flatte que tu m’es devenu indifférent, et dès que j’évoque le cadavre de mon père, une horreur me soulève, je ne puis plus te voir ! C’est un duel au fond de moi qui toujours recommence, que rien n’apaise… non, pas même ces aveux que j’aurais dû retenir. Souffriras-tu moins pour les avoir reçus ? Qu’en rapporterai-je, sinon d’autres remords ? Crois-moi, fût-ce en ce moment, ne souhaite pas de changer avec moi : tu y perdrais. Il n’y a au monde que douleur. Comme Abel paya pour Adam, nous payons, sans autre raison qu’une volonté divine, contre laquelle notre raison se dresse… ou plutôt, non, je blasphème, fermons les yeux, ne tentons pas de comprendre et prions… si tu le peux… si je le puis moi-même…
Hors d’haleine, il s’écroula ensuite, plutôt qu’il ne s’agenouilla sur le prie-Dieu. René, lui, depuis longtemps, ne semblait plus entendre. On se demandait s’il respirait encore.
Admirez, en tout cas, le mensonge des apparences. Si, à ce moment quelqu’un était entré, qu’aurait-il vu ? Deux hommes, l’un agenouillé, l’autre attendant la fin de l’oraison : entre les deux, un Christ, symbole de paix. Si, plus curieux, il s’était enquis de la vie de ces hommes, qu’aurait-il appris encore ? qu’ils étaient frères, menaient des existences séparées, et ne se témoignaient que peu d’intérêt. Or non seulement chacun d’eux subissait alors une crise tragique, mais, amenés à exprimer leurs souffrances, ils découvraient n’avoir jamais cessé d’être leurs propres bourreaux. L’abbé, sans doute, venait de torturer René, mais René, toute sa vie et sans le savoir, avait torturé l’abbé ; même René disparu, quelle absolution effacerait dans l’âme du prêtre le remords d’avoir éclairé son frère ? Ainsi, présents ou absents, ignorants ou conscients, ils ne pouvaient que se faire du mal ; et nous touchons enfin au problème soulevé par Duclos. Je ne demande pas si René fut grandi par la souffrance, si son frère y puisa les éléments d’une sainteté nouvelle ou d’un désespoir sans consolation : la question que je pose est autre. Pourquoi l’être humain ne saurait-il respirer sans créer d’abominables conflits ? Pourquoi l’essaimage automatique de la douleur et la nécessité de toujours tuer pour vivre ?
L’abbé sur son prie-Dieu, René, la tête dans ses mains, ont-ils songé à la loi farouche, dont ils étaient victimes ? Plus probablement, et comme nous tous, se jugeaient-ils une exception ? L’un en appelait à Dieu qui gardait le silence, l’autre à la justice, qui ne paraît jamais. Des deux côtés, même désastre, et point de secours.
Un long intervalle s’écoula avant que l’abbé ne se relevât. Quand il le fit, le rictus de sa bouche avait disparu, la flamme du regard s’était éteinte. Le prêtre était parvenu à reprendre la place que l’ennemi intérieur un instant lui avait volée.
— Et maintenant, demanda-t-il d’une voix sourde, que comptes-tu décider ?
René tressaillit. Il était écrit que ce jour-là, les moindres paroles de son frère traqueraient sa souffrance.
— Pour décider, murmura-t-il, il faudrait avoir eu le temps de réfléchir. Naturellement, avant de venir, je n’avais pensé à rien…
L’abbé se recueillit, puis, sans dissimuler le prodigieux effort qu’il faisait :
— En ce cas, voici mon conseil. Retourne à Semur. J’ignorerai que tu es venu.
René le considéra avec surprise.
— Mais moi, pourrai-je ne pas le savoir ?
— Oh ! fit l’abbé, si difficile que cela paraisse, la volonté parvient toujours à dominer une pensée mauvaise. Pars donc : va rejoindre notre mère. Elle t’attend là-bas.
Au nom de sa mère, il sembla que René découvrît de nouveau la réalité que son frère s’efforçait d’effacer.
— Non, dit-il, ce serait au-dessus de mes forces.
Et quittant le fauteuil, il s’apprêta à sortir.
La voix du prêtre devint suppliante :
— Je te le demande… comme une grâce…
Un sourire navré passa sur les lèvres de René.
— Trop tard. D’ailleurs, si c’est le fruit de ta méditation, tu te fais illusion. Avant une heure le passé te reprendra. Autant qu’il m’emporte tout de suite !
Chose curieuse, les instances mêmes du prêtre aidaient à le chasser. Figé sur place, l’abbé le vit approcher de la porte.
Il était devenu très pâle.
— Ainsi, conclut-il d’un ton défaillant, tu refuses ?
René, au contraire, prenait une expression apaisée.
— Oui. J’ai pu te rendre malheureux, mais que ceci te console : je ne le suis pas moins et je me demande pourquoi…
— On se demande toujours pourquoi : est-ce parce que nous sommes sourds, l’explication ne vient pas, mais il semble chaque fois qu’on se penche sur de l’éternité !
L’abbé, pour répondre, avait fermé les yeux. Quand il les rouvrit, René n’était plus là.