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L'appel de la route

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L’APPEL DE LA ROUTE

TROIS AMIS

La vie courante est parsemée d’extraordinaires rencontres. Toutefois il est rare qu’on s’en étonne. Pris entre l’alternative d’un hasard inexplicable ou d’une volonté mystérieuse qui guide les hommes, on détourne les yeux d’un problème devenu indifférent à force de se présenter, et l’on se croit quitte de solution en décrétant que le monde est très petit.

Qu’un soir de 1918, au retour de la guerre, nous nous soyons ainsi retrouvés, trois camarades d’enfance, à la terrasse du café de la Paix, et que, pris du désir de mieux nous informer les uns des autres, nous ayons décidé de dîner ensemble au cabaret, ceci, j’y consens, n’a rien que de naturel. Mais qu’ayant suivi, à partir du collège, des carrières parfaitement divergentes, qu’ayant vécu l’un à Versailles, l’autre à Paris, le dernier dans une ville retirée de Bourgogne, nous ayons été chacun témoin d’une des faces d’un drame unique ; que de plus, sans nous donner le mot ni d’ailleurs soupçonner où nous allions, nous ayons eu l’idée, ce soir-là, de raconter ce que nous en avions vu, et découvert de cette manière qu’au total nous avions assisté à une même aventure ; qu’enfin nous soyons aujourd’hui encore les seuls à le savoir tandis que les acteurs eux-mêmes l’ignorent, voilà en revanche de quoi provoquer chez tout être qui réfléchit un « pourquoi » d’autant plus anxieux que nulle réponse n’y peut être donnée.

Quoi qu’il en soit, telle fut l’impression produite alors sur chacun de nous que je me sens en mesure de rapporter ici non seulement les récits dont s’illustra une soirée si singulière, mais les propos beaucoup plus vagues qui leur servirent de prétexte ou de préface, comme on voudra.

Ils commencèrent, si j’ai bonne mémoire, le repas terminé, à ce moment où, les coudes sur la table, la cigarette allumée, et humant l’odeur d’une tasse de café brûlant, on est tenté, suivant le mot d’un humoriste, de souscrire à l’immortalité de l’âme.

En réalité, nous ne nous étions guère entretenus auparavant que de choses indifférentes. Comme ceux qui ont vraiment fait la guerre, nous avions surtout le besoin de n’en plus parler. Donc, en réponse aux questions sur nos destins divers, chacun s’était contenté d’esquisser à larges traits sa vie d’avant. J’appris ainsi que mon ami Tinant, devenu professeur libre et passablement vagabond, enseignait en dernier lieu au collège R*** à Paris ; que Pierre Duclos, au contraire, avait sagement chaussé les souliers de son père, feu le docteur Duclos, médecin-chef de l’hôpital de Semur ; enfin aucun de nous n’était encore marié. Que le rude effort d’une existence paraît peu de chose quand on le résume de la sorte pour l’édification d’un labadens !

Mais, à peine ces renseignements fournis, il avait semblé que l’intérêt de la réunion fût épuisé et notre curiosité à bout de souffle. Très rapidement la conversation prit un ton neutre, ce je ne sais quoi d’un peu gêné, propre aux entretiens où l’on désire marquer n’être pas entre indifférents, et où l’on ne saurait cependant livrer ses pensées intimes. A l’élan des premières effusions succédait une fatigue intérieure, peut-être la désillusion de nous retrouver en somme aussi étrangers qu’avant nos confidences, si bien, je le répète, qu’une fois le café servi, nous étions mûrs pour une parfaite mélancolie, ou, ce qui revient au même, pour un débat métaphysique.

Et ce fut alors, précisément pour couper court à un silence qui menaçait, que Pierre Duclos, le premier et sans le vouloir, entra dans le chemin où nous attendait la surprise des récits que je souhaite évoquer.

— Tout compte fait, déclara-t-il soudain, on a traversé quatre années assez rudes ; quels enseignements en avez-vous tirés ? Pour ma part, aucun… A peine une ou deux lumières sur des choses que je savais. Par exemple, il est clair que la guerre n’est que souffrance, un grand torrent de souffrance roulant à la même heure dans son flot imbécile une portion d’humanité ; mais c’est de la souffrance collective, de la souffrance dans le bruit. Hé bien ! je comprends maintenant très bien pourquoi les charlatans opèrent au milieu de la foule et au son de la caisse : ce n’est pas pour étouffer les cris du patient, c’est que la sensibilité de chacun en devient beaucoup moindre. A parler franc, une guerre nouvelle m’effrayerait moins que la paix qui guette chacun de nous, car la paix est silencieuse et l’on y est solitaire… Autre indication encore : je soupçonnais, j’étais même convaincu que la souffrance tire son origine le plus souvent de sources irresponsables, inconscientes de l’œuvre qu’elles font. Dans la vie normale, on va, on vient, on parle, on n’a aucune intention mauvaise, et parce qu’on a passé à droite plutôt qu’à gauche, prononcé un mot au lieu d’un autre, à distance, quelqu’un est frappé auquel on ne songeait pas, dont on ignorait même parfois l’existence. Toutefois, ce jeu de la bête humaine, fabriquant le mal à la manière d’une sécrétion, ne m’était apparu que par éclairs et dans des cas que je croyais exceptionnels. La guerre, au contraire l’a illuminé. Un homme épaule, vise dans une direction donnée, parce que telle est la consigne. Le coup part ; un corps tombe ; et le meurtrier ne connaît pas la victime, il ne saura jamais ni pourquoi il a tué, ni même parfois s’il a tué. Simplement, il a fait son métier d’homme… Et voilà… Nous aussi allons continuer de le faire, plus ou moins… Seulement, plus de coups de feu pour avertir, plus d’abris pour se protéger, les balles viendront on ne sait d’où. La guerre encore, mais cette fois contre l’insoupçonnable et où l’on tombe sans témoin… tout à fait seul…

Je me rappelle qu’en parlant, Pierre Duclos avait pris une cuiller et scandait chaque début de phrase d’un heurt sur la soucoupe, comme pour donner plus de force à ce qu’il disait. Il s’exprimait cependant avec une certaine hésitation, à la manière d’un homme qui, après avoir longtemps médité des pensées familières, s’efforce, sans y parvenir, de leur trouver une traduction satisfaisante.

Je répliquai avec un peu d’ironie :

— Si c’est là toute la joie que te procure la vue des drapeaux aux fenêtres, je la trouve mince. Pour fâcheuse que nous apparaisse l’obligation de recommencer une carrière, la paix n’en a pas moins un visage plaisant. Je ne me sens point non plus si féroce que tu dis : surtout, j’ai garde de dédaigner une existence que tu es, autant que moi, ravi de posséder encore.

Tinant dit à son tour :

— Sans dédaigner la vie, il est loisible d’en examiner le mécanisme. Quant à en tirer une conclusion, autant rêver de la suppression des catastrophes, une fois monté dans le train qui vous emporte vers elles !

La cuiller de Duclos se remit à tinter avec violence :

— Ai-je prétendu autre chose qu’établir un constat ? Je répète que la paix institue l’état de guerre individuel. Qu’il le veuille ou non, l’homme crée de la souffrance pour quoi que ce soit qui l’approche.

Je ripostai :

— Et tout l’effort de l’homme n’a d’autre objet que de supprimer cette souffrance : accorde cela qui pourra !

— Accorder entre elles des contradictoires, souffla Tinant, est également le propre des humains : témoin la Croix-Rouge et la bataille…

Mais Pierre Duclos, tourné vers moi, reprenait déjà :

— L’effort de l’homme est aussi tout entier dirigé vers le bonheur : en sommes-nous moins malheureux ? Entre nos vœux ou nos tentatives et la réalité, se dresse toujours, infranchissable, l’obstacle des lois physiologiques. De même qu’abandonné, un champ se couvre d’orties et de chardons sans que jamais du blé s’y mêle, pareillement, livré à lui-même, le monde ne produit que souffrance et ne supporte qu’elle. Oh ! je ne demande même pas pour quelles raisons on est frappé ! Les faits immédiats me suffisent. L’universalité de la souffrance et sa nécessité, voilà au fond le mystère qui n’a cessé de me hanter durant la campagne, et ce ne seront ni l’armistice, ni la victoire, ni la paix qui l’empêcheront de nous guetter encore au tournant de l’heure !

— D’où vient le mal ? à quoi peut-il servir ? soupira de nouveau Tinant. Problèmes très anciens et dont aucune métaphysique ne s’avisa sans trébucher. S’il y a un Dieu, comment tirer le mal de lui ? Si tout est hasard, pourquoi celui-ci tourne-t-il toujours du mauvais côté ? A ces questions, jamais de réponse. Toutefois, l’humanité résignée a cessé d’en gémir : Duclos, tu retardes…

Je le regardai. Bien qu’un sourire sceptique animât sa lèvre, l’expression de son visage était devenue très grave. Après tout, peut-être avait-il comme Duclos l’appréhension des temps qui allaient venir.

— Bah ! m’écriai-je, laissons de côté les métaphysiques et ce qu’inventèrent les philosophes. Je n’ai, pour ma part, jamais constaté qu’une loi de nature fût sans bénéfice pour les vivants. Si donc la souffrance est une nécessité, ce ne peut être qu’une nécessité bienfaisante !

Ils s’exclamèrent.

Aussitôt, comme il arrive souvent, fouetté par la contradiction, j’insistai :

— N’est-il pas reconnu que la souffrance transforme les êtres en les améliorant ? Au physique, elle sert de garde-fou contre les excès possibles. Au moral, elle martèle les âmes, en tire des accents supérieurs, et, comme un creuset, purifie ceux qu’elle dévore !

— Entendu, coupa Tinant, il paraît qu’elle aide les incroyants à se convertir !

— A moins qu’elle ne jette les croyants dans la révolte ! poursuivit Pierre Duclos en haussant les épaules.

Et il conclut :

— Car cela seul est évident que la souffrance est injuste !

— Ou incompréhensible, précisa Tinant.

— Incomprise plutôt ! interrompis-je.

— C’est pire !

Dans l’ardeur de la discussion, nous nous étions levés. La passion que nous apportions soudain était vraiment curieuse. Aucun de nous toutefois ne songeait à s’en apercevoir.

Et c’est alors que, poussé par je ne sais quelle obscure intuition, je déclarai :

— Assez parlé dans les ténèbres : un exemple concret vaudrait mieux qu’une heure de théorie. Donnez-le-moi, et je me fais fort d’y découvrir la justification de cette souffrance que vous nommez une injustice et qui n’est peut-être que le ressort le plus efficace de la vie !

— Des exemples ! s’écria Pierre Duclos. En veux-tu un ?

— Certes !

— Quels que soient les faits apportés par Duclos et la conclusion qu’on en tirera, d’avance je m’engage à en apporter d’autres, montrant des résultats inverses, s’exclama Tinant.

— Soit, toi aussi, tu parleras ! Et après… après, parions que nous conclurons comme j’ai dit, ou, si l’on n’y parvient pas, c’est que, ainsi qu’il arrive trop souvent, nous n’aurons eu devant nous que des apparences, l’essentiel nous ayant échappé.

— Sérieusement, reprit Pierre Duclos, tu demandes ?…

— Ton histoire, et celle de Tinant. Une condition, toutefois…

— Laquelle ?

— Pas de récit de guerre.

— Hé ! mon cher, n’ai-je pas dit tout à l’heure que le vrai tragique se rencontre surtout en temps de paix, là où personne ne le soupçonne ?

D’un commun accord, chacun retournait déjà vers sa place. Un instant, le bruit du boulevard déferla seul dans la pièce, différent de jadis, plus vulgaire et moins varié. Pierre Duclos, ayant avalé d’un trait son café et repoussé la tasse, commença ensuite le récit annoncé. Tinant et moi, nous nous attendions à une brève anecdote : mais de même que tous ignoraient pourquoi la conversation avait pris ce tour inattendu, nous ne pouvions prévoir quels sentiers nous allions suivre, ni la lumière qui nous attendait au bout.

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