L'appel de la route
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En décembre 1914, je dus revenir à Versailles pour un long congé de convalescence. Incapable de supporter une complète inaction, je me mis à la disposition d’une œuvre locale dite « La Recherche du Soldat » et qui avait pour objet de fournir aux familles des renseignements sur les soldats disparus.
Les bureaux de l’œuvre étaient installés rue Notre-Dame : toutefois, l’âme en était ailleurs, chez une femme dont chacun s’accordait à reconnaître l’énergie, l’extrême générosité et qui, sans quitter jamais sa chambre, trouvait pourtant le moyen de galvaniser les volontés.
Appelé auprès d’elle, je ne sais plus à quel propos, j’eus la chance de lui plaire et devins une sorte d’agent de liaison entre elle et l’office qu’elle dirigeait de loin. Durant les quatre mois de mon séjour à Versailles, j’ai donc vu, à peu près tous les jours, celle que nous continuerons d’appeler madame Manchon, et travaillé pour elle.
L’impression qu’elle fit sur moi est difficile à définir, tant il s’y mêle de sentiments divers.
Le premier abord éloignait. D’une politesse froide et mesurée, elle avait des manières brusques, un regard glacé, et ne marquait d’intérêt pour rien, pas même pour l’entreprise à laquelle elle consacrait son temps. Par contre, un sens pratique, une méthode, une clarté de jugement qui s’imposaient, et maintes fois nous firent trouver la voie dans les cas épineux. Bref, une individualité supérieure qu’on n’avait pas envie d’aimer, faute peut-être de sentir qu’elle ne désirât l’affection de personne.
En d’autres temps, sans doute aurais-je été curieux du passé de madame Manchon : mais alors, la tragédie était trop le lot commun. Les heures manquaient pour s’occuper d’événements rétrospectifs que la guerre reculait vers un lointain de préhistoire. Si j’admirais la lucidité de madame Manchon, et l’emploi qu’elle donnait à sa fortune, je ne me souciai donc jamais de l’interroger sur sa vie personnelle. Elle n’encourageait pas d’ailleurs aux confidences. Évidemment, j’aurais dû songer que pour en arriver au point où elle était, il est nécessaire de venir de très loin : je n’en fis rien, et je n’aurais même jamais soupçonné que tant de calme extérieur recouvrît un drame encore saignant, si, un jour et par hasard, un rais de lumière n’avait filtré devant moi, à travers l’entre-bâillement de cette âme jusqu’alors toujours fermée.
De ce jour, à dire vrai, je n’avais conservé jusqu’à ce soir que des impressions confuses. Tout à l’heure, seulement, en vous écoutant, j’ai compris ce qu’il me donna. Si je m’efforce à mon tour de le ressusciter devant vous, ce ne sera pas uniquement pour la satisfaction d’ajouter à vos récits un autre qui leur est lié : en réalité, je crois vous apporter avec lui le dénouement : mieux que cela, une réponse à nos tourments…
Cela se passa un certain après-midi de dimanche, en janvier 1915, si ma mémoire est fidèle.
Suivant l’habitude, j’étais arrivé avec mes dossiers et, installés dans la chambre de madame Manchon, nous en commencions l’examen, quand un coup de timbre retentit à l’entrée.
Il devait être environ trois heures. Comme il y avait ordre de ne pas nous déranger, nous ne songeâmes pas à interrompre le travail : mais presque aussitôt, la domestique parut :
— C’est, dit-elle, le nouveau locataire du second qui voudrait faire visite à madame.
Versailles est déjà la province. On n’y a pas le droit de s’ignorer, quand on habite la même maison.
La première idée de madame Manchon fut de se dérober : puis, à la réflexion, elle jugea sans doute qu’il n’y aurait que partie remise, que, de plus, ma présence couperait court aux politesses.
— Soit : ayez soin auparavant de prévenir ce monsieur que je suis fort occupée.
Elle me demanda ensuite :
— Avez-vous le loisir d’attendre un peu ?
Je répliquai :
— Tout le loisir qu’il vous plaira.
Et je m’apprêtais à déménager par discrétion, quand elle me retint :
— Non, restez au contraire, vous me rendrez service en montrant par votre présence que je n’ai pas de temps à perdre en bavardages.
Déjà la porte se rouvrait. La domestique annonça :
— Monsieur Lormier.
Parfaitement. Vous êtes tentés de crier à l’invraisemblance, mais les rencontres du sort sont inépuisables et déconcertantes dans leur simplicité. Pour des motifs que j’ignore, M. Lormier qui jusqu’alors demeurait ailleurs, venait de s’installer dans la maison de madame Manchon. Tant que M. Lormier et madame Manchon s’étaient mutuellement torturés, ils ne s’étaient jamais approchés. Maintenant que leurs désastres étaient définitifs, ils se rejoignaient. Il va de soi d’ailleurs que chargés d’un effroyable passé commun, ils s’estimaient totalement étrangers l’un à l’autre. Le nom de Lormier ne produisit ainsi aucun émoi. On aurait annoncé de même M. Durand ou M. Nicolas. Le nouveau locataire était catalogué Lormier : soit, l’étiquette importait peu.
L’homme qui entra était un vieillard, ou du moins me parut tel. Il avait des cheveux blancs, le dos voûté, l’allure inquiète. Tout de suite, je remarquai ses yeux qui n’exprimaient rien, sans cesser d’être perçants. La fusion de l’iris et de la prunelle est un fait assez rare. Il m’a permis de m’orienter aux premiers traits qu’en a dessinés Pierre : on ne rencontre pas deux fois dans sa vie les yeux d’un M. Lormier…
Dès le pas de la porte, il commença de balbutier des excuses en les coupant de salutations où se voyait autant de timidité que de gaucherie. Madame Manchon, de son côté, après l’accueil d’usage, l’invita à prendre place, et je nous revois, elle et lui aux deux angles de la cheminée où flambait un feu maigre, moi un peu de côté, près de la table où les dossiers s’étalaient.
Je nous revois… mais idéalement, pour ainsi dire. Je serais incapable en effet de décrire la disposition de la pièce ou ses meubles : je respire au contraire l’atmosphère qui s’établit aussitôt du fait de la présence de cet inconnu, et qui, peu à peu, allait nous oppresser jusqu’au malaise. Les meubles devaient être confortables, la pièce vaste, et j’évoque un décor pauvre, des murs bas, deux interlocuteurs que le froid recroqueville sur eux-mêmes, des gestes de fantôme, une pénombre de caveau.
Il y a plus : à peine M. Lormier fut-il assis, à peine madame Manchon eut-elle pris l’attitude correcte de la dame qui reçoit, qu’une désolation s’abattit sur nos épaules. Elle tombait comme une pluie froide. On en avait l’âme glacée. Certains êtres apportent avec eux de la chaleur : devant M. Lormier on ne souhaitait que se taire ; l’entretien n’était pas amorcé que déjà nous avions l’air d’étrangers, penchés à la margelle d’un puits profond, et qui, pour se distraire, attendent le floc sourd et l’inutile disparition d’une pierre qu’on va jeter.
Cependant madame Manchon, qui avait du monde, ne pouvait en rester là. Mettant donc dans son accent la dose d’intérêt convenable :
— Ainsi, demanda-t-elle, vous êtes devenu, monsieur, mon voisin ?
M. Lormier acquiesça :
— En effet, madame, et pour ce motif désireux de vous présenter mes devoirs en même temps que mes vœux de nouvel an.
Avant de poursuivre, je voudrais traduire encore l’effet produit sur moi par ces premières phrases, si banales pourtant. Les deux voix s’accordaient, l’une s’efforçant d’imiter l’autre, et chacune sourde, chargée d’un poids d’ennui en même temps que distraite. On eut dit qu’un dessous mystérieux se dissimulait sous la futilité des mots. Malgré moi, je devins très attentif. A certains moments, la parole cesse de compter : on n’est plus sensible qu’au peuplement de l’air par l’invisible émanation des âmes.
Sans relever autrement que par un geste aimable les vœux tardifs de nouvel an qui s’abattaient sur sa tête, madame Manchon reprit :
— Vous habitiez sans doute Paris avant de vous installer ici ?
— Non, dit M. Lormier, avec l’expression hésitante d’un homme qui ne se rappelle pas au juste d’où il vient.
— Alors, Versailles ?
— Versailles, oui…
Et M. Lormier me sourit. Il semblait m’inviter à poursuivre à sa place une conversation trop pénible, étant donnée sa fatigue. Je répliquai par un sourire équivalent et qui certifiait mon absence de droit à me mêler de choses qui ne me concernaient pas.
— Naturellement, poursuivit madame Manchon, vous demeurez en famille ?
— Non, madame, dit encore M. Lormier ; vous ne risquez pas d’entendre du bruit sur votre tête.
— Oh ! soupira madame Manchon, le bruit des grandes personnes ne me gêne pas : je ne redoute que celui des enfants.
— Je n’en ai plus.
— Mais vous en avez eu ? répartit madame Manchon qui, probablement excitée par un tel laconisme, se résolvait à lancer des questions comme on laisse tomber du sable sous une roue en train de patiner.
— En effet.
— Plusieurs ?
— Une fille.
— Probablement mariée ?
— Religieuse.
Quelle que soit la réserve que l’on prétend garder, on se retient rarement de comparer les autres avec soi-même. Madame Manchon fit un signe approbateur.
— Je connais cela. Moi aussi, j’ai un fils prêtre. Il exerce à Versailles.
La nouvelle, en revanche, ne provoqua chez M. Lormier aucune sympathie particulière. Il eut un léger vacillement de paupières et cessa de parler. Découragée par l’indigence de son interlocuteur, madame Manchon consulta la pendule. Il est difficile de ne pas accorder dix minutes à une visite de politesse : nous étions loin du compte.
Il me parut bon d’intervenir :
— Le couvent de mademoiselle votre fille, demandai-je, est-il resté au moins à l’abri de l’invasion ?
M. Lormier me considéra avec surprise, et continuant de s’adresser à madame Manchon :
— Je croyais avoir mentionné déjà que cela n’a plus d’importance. Ma fille est morte.
A cette annonce, madame Manchon fit un nouveau signe d’approbation, plus prolongé, puis rencoignée contre le dossier du fauteuil, elle ramena sur les genoux ses mains qui tenaient auparavant les accoudoirs.
— Il arrive parfois que les enfants meurent et que les parents survivent, laissa de nouveau tomber M. Lormier, bien que cela me semble inexplicable.
— Inexplicable… répéta madame Manchon comme un écho.
M. Lormier releva la tête. On pouvait croire que, sans cet encouragement, il ne se serait pas cru autorisé à poursuivre.
— S’il n’y avait plus tard autre chose, fit-il d’un ton tranchant, ce ne serait pas seulement inexplicable, mais monstrueux.
— Qu’est-ce qui serait monstrueux ? demanda madame Manchon, l’air subitement intéressé.
— La vie.
— Oh ! murmura madame Manchon avec un involontaire dédain, la vie diffère suivant les gens.
— Voilà justement l’injustice que je n’accepte pas ! riposta M. Lormier.
— Nous n’avons pas voix au chapitre.
— Il faudrait pourtant se demander par où certains ont passé. Si l’on savait !…
— Mais on ne sait pas…
Les voix qui n’avaient cessé de baisser, comme des lampes auxquelles l’huile manque, s’éteignirent tout à fait. Après cela, le silence…
Il en est de toutes sortes : des silences où l’on se borne à ne rien dire, d’autres qui reposent, d’autres qui font haleter… Celui qui commençait, extérieurement, ne présentait rien de remarquable. Immobiles, madame Manchon regardait M. Lormier et M. Lormier regardait madame Manchon. Entre eux, un feu de pauvre, dont les bûches bavaient en sifflant. Alentour, l’ombre, du soir à son début, qui, voleuse experte et sans qu’on y prît garde, s’apprêtait à dépouiller la pièce. Rien de remarquable, je le répète… et pourtant n’importe qui, à ma place, aurait compris qu’à ce moment seulement débutait l’entretien véritable. De même n’importe qui se serait mis à étudier madame Manchon avec des yeux nouveaux.
C’est qu’aussi ce que prononcent les hommes est peu de chose. Le son des mots n’est qu’un signe. Le véritable échange s’opère sans bruit, grâce à l’étreinte de nos êtres profonds. Pour reconnaître qu’il y a en nous plus qu’une mécanique pensante liée à des organes, il suffit d’avoir ainsi assisté, une fois dans sa vie, à la pénétration de deux cœurs, tandis que les bouches s’obstinent à rester muettes…
Je viens de dire que madame Manchon et M. Lormier se regardaient : ce n’est pas tout, leurs visages changeaient. Ce changement bien entendu s’opéra progressivement, avec des transformations comme on en voit parfois le matin, quand le soleil commence à percer le brouillard. Le sourire de M. Lormier se figeait : madame Manchon, par contre, d’ordinaire si impassible, exprimait une anxiété douloureuse telle que les rôles semblaient inversés. On pouvait croire que ce n’était plus M. Lormier, mais elle, qui avait perdu son enfant !…
Puis je m’aperçus que leurs yeux s’étaient quittés. Maintenant, madame Manchon considérait le plafond ; M. Lormier de son côté, tête basse, contemplait le tapis…
Puis j’eus la sensation étrange que la pièce se vidait… N’en doutez pas : évadé du présent, chacun venait de partir sur les chemins d’autrefois, ces chemins dont ils avaient affirmé : « Si l’on savait ! » Joies, douleurs, catastrophes, chacun revoyait son martyre, et par manière de conclusion le jugeait bien à lui, inconnu de l’autre, inégalable. Qu’auraient-ils ressenti si on leur eût découvert leur illusion et que, convaincus de ne s’être pas approchés, ils n’avaient jamais cessé de se faire souffrir ? Si l’on savait !… Mais, comme avait répondu madame Manchon, on ne sait pas.
Soudain, les paupières de M. Lormier eurent un battement, ses doigts crispés autour du chapeau imprimèrent à celui-ci une faible secousse : du coup, madame Manchon abaissa son regard, M. Lormier leva le sien, la chaîne était renouée.
— Qu’entendiez-vous tout à l’heure par autre chose ? reprit madame Manchon, avec l’air d’une personne que rien ne sépare des phrases précédentes.
— Il est difficile de préciser, balbutia M. Lormier.
J’écoutais, surpris de trouver leurs voix modifiées ; moins décidées et plus cordiales, on y découvrait désormais le tâtonnement de pensées qui tendent à se libérer de contraintes devenues des habitudes, et une sympathie ou plutôt un désir de compréhension mutuelle tel qu’en doit seule créer une longue amitié.
Madame Manchon soupira, découragée :
— Vous croyez au Ciel, peut-être ? Mon fils en parle fréquemment, et je m’efforce de l’admettre, puisque je suis chrétienne. Cependant je ne souhaite pas retrouver Dieu. Je ressens à son égard le même détachement que pour le reste de l’univers.
— Non, dit M. Lormier, il ne s’agit pas du ciel, car je doute qu’il existe.
— Et moi, je n’y tiens pas… pas du tout !…
Nouvelle cause de surprise : Madame Manchon n’aurait pas autrement parlé si elle avait subi le sort de M. Lormier. La lumière ainsi commençait de filtrer.
— Pour rendre ce que je sens, poursuivit M. Lormier, je cherche en vain des mots… Je ne suis pas un savant. J’ai de la peine à finir une phrase… Hier, par exemple, j’errais dans Trianon — j’y vais souvent — et je regardais un peuplier isolé sur la pelouse. Ses branches nues, dressées en suppliantes, avaient l’air de crier : « Pourquoi nous a-t-on dépouillées ? » Et je songeais : « Avant deux mois, toutes auront verdi : suis-je donc le seul auquel on ne rendra rien ? »
— Espérons que votre peuplier vivait encore, cher monsieur : car il y a aussi des arbres morts… définitivement morts…
— Mais la mort elle-même… qu’est-ce que peut bien cacher la mort ? Puisqu’il faut une compensation…
Les yeux de madame Manchon s’animèrent brusquement :
— Pour compenser, interrompit-elle, il faudrait le recommencement de ce qui a été : sinon, inutile d’en parler.
— C’est exactement ce que je voulais dire, insista M. Lormier : pour compenser, on doit me rendre tout ce que j’ai perdu.
— On doit !… L’au-delà payerait-il plus qu’il ne parle ? Je ne l’ai jamais entendu…
— Ici-bas, on entend rarement quelque chose, du moins de ce qui importe. J’ignorerai toujours pour qui ma fille est morte, conclut M. Lormier.
— Et moi, pourquoi mon fils est mort… répliqua madame Manchon d’une voix défaillante.
La lumière qui achève de paraître !…
Je me tournai, stupéfait, vers madame Manchon. Elle avait donc perdu un fils ! Certains accents trahissent, en s’échappant, le secret d’une vie. Au sien je compris de quelles apparences impassibles j’avais été dupe : à l’abri des curiosités, madame Manchon se consumait en révoltes inapaisables. Chose étrange, c’est à un passant qu’elle en avait réservé la confidence !
— Ah ! dit simplement M. Lormier, vous aussi, madame…
Rien dans le ton ne marquait l’étonnement. Il devait trouver naturel que d’autres fussent atteints de la même manière que lui-même.
Madame Manchon reprit très bas :
— On ne s’habitue pas à souffrir dans les ténèbres : on s’habitue moins encore à ne pouvoir découvrir pourquoi l’on souffre. Que de fois ai-je cherché une explication ? Je me débats dans une nuit que le temps épaissit…
— Et pourtant, répliqua M. Lormier, de plus en plus hésitant, sentirait-on qu’on est dans les ténèbres s’il n’y avait quelque part de la lumière ?…
Il se leva sur ces mots.
— Excusez-moi, madame : j’ai oublié que je dérangeais. Je m’oublie souvent, à parler de certaines choses…
— Je ne sors jamais, monsieur, et ne reçois pas : mais vous pouvez revenir, répondit madame Manchon avec un air bienveillant qui me parut une nouveauté.
M. Lormier bredouilla une phrase de remerciement que je ne distinguai pas et après s’être incliné, allait gagner la porte, quand je le vis reculer avec une expression d’effroi : depuis un instant, l’abbé Manchon, entré sans bruit, nous écoutait. Personne ne s’en était aperçu, tant nous étions tous réellement projetés hors de nous-même !
Il y eut ensuite un échange de paroles brèves ; elles étaient tout à fait quelconques et cependant il était impossible de ne pas les remarquer.
— Pardon, monsieur ; ne vous voyant pas, j’ai failli vous heurter.
— Du tout… passez donc !… Je ne me trompe pas… Monsieur Lormier ?
— En effet.
— J’ai eu l’honneur jadis…
— Je me souviens… Croyez, monsieur l’abbé, à ma reconnaissance… toute ma reconnaissance… Madame… Messieurs…
Comme saisi de panique, M. Lormier jetait à nouveau des saluts et se précipitait vers le seuil. Sa sortie fut moins un départ qu’une fuite.
Nous nous regardâmes, interdits. Pourquoi cette déroute soudaine ? J’éprouvais pour ma part la sensation d’une rupture d’équilibre, d’une rentrée imprévue dans une nouvelle aventure pénible. L’abbé avait pris un air soucieux. Quant à madame Manchon, déjà revenue à son expression glacée, elle semblait attendre que son fils expliquât la raison d’une présence qui avait eu le tort, à ses yeux, de ne pas se manifester aussitôt.
— Vous aviez déjà rencontré ce monsieur ? interrogea-t-elle enfin, impatiente d’une justification qu’elle jugeait nécessaire.
L’abbé fit un geste évasif.
— Une ou deux fois… J’ai surtout approché sa fille, morte ici, au Carmel. Mais, vous-même, ma mère, d’où le connaissez-vous ?
— C’est le nouveau locataire.
— Ah !…
Et silencieux, l’abbé fit plusieurs tours dans la chambre. Une pénible hésitation se lisait sur son visage. Lorsqu’il s’arrêta, je devinai qu’il allait passer outre à des scrupules de nature délicate.
— Vous a-t-il raconté qu’il a jadis habité Semur ? reprit-il résolument.
Madame Manchon poussa une exclamation étouffée :
— Du temps de René ?
— Peut-être… probablement…
Les mains jointes de madame Manchon se crispèrent.
— Croyez-vous qu’il l’ait connu ?
— Non… je suis même persuadé du contraire.
Il y eut un silence.
— N’importe, reprit madame Manchon, vous faites bien de m’avertir. On a toujours tort d’ouvrir sa porte à des inconnus. Je ne recevrai plus.
Ses yeux en même temps errèrent alentour, à la recherche peut-être d’un soutien qui fût stable : et alors seulement, elle s’aperçut que j’étais encore là.
— Au fait, cher monsieur, assez de besogne pour aujourd’hui ! Allez prendre l’air ; il est excellent de se donner parfois du repos à l’improviste. Aviez-vous autre chose à me dire, Henri ? Non ? en ce cas, vous aussi, laissez-moi… J’ai besoin d’être seule… Sortir de ses habitudes ne vaut jamais grand’chose ; on revient très fatigué…
L’avis était net et clair. J’obéis, ainsi que l’abbé. C’est à peine si elle s’aperçut que nous la quittions. Laissant retomber sa tête, à mille lieues du présent, elle était retournée sans doute dans le monde lointain, découvert un instant pour M. Lormier, et dont je ne devais plus rien apprendre, avant ce soir…
L’abbé et moi, descendîmes de concert.
Il est utile de vous dire que je le pratiquais peu. A peine nous étions-nous rencontrés auparavant et sans jamais lier conversation. N’escomptant chez lui ni imprévu ni flamme, je le croyais un peu sot, n’éprouvais aucun désir de sa compagnie pieuse et me gardais de lui imposer la mienne.
Ce fut donc avec un léger ennui qu’arrivé en bas, je l’entendis me demander :
— Si vous allez réellement vous promener, serait-il indiscret de me joindre à vous ?
Que répondre, sinon que je m’estimerais enchanté de la compagnie ? J’étais en train de le certifier quand le concierge de son côté m’appela.
— Voici une lettre que je dois vous remettre dès votre sortie : elle est du nouveau locataire.
Je vis passer sur le visage de l’abbé un intérêt subit. J’affectai de ne pas m’en apercevoir.
— Donnez… merci.
Je n’ouvris l’enveloppe que dans la rue et ne pus dissimuler ma surprise.
— Voyez, dis-je à l’abbé ; il est donc bien riche ?
C’était un chèque de 50.000 francs pour la « Recherche du Soldat ».
— Riche ?… J’ai entendu dire en effet qu’il avait vendu une invention intéressante. Détaché de la richesse, à coup sûr… Où souhaitez-vous aller ?
— Où il vous plaira.
— Alors, sur une route… j’aime les routes… les routes ordinaires…
— Voulez-vous celle de Saint-Germain ?
— Celle-là ou une autre : je n’ai point de préférence.
Je glissai le chèque dans mon portefeuille, et nous voilà gagnant la porte Saint-Antoine, moi tout à l’effort d’alimenter l’entretien, l’abbé pensif et à peu près bouche close. Entre temps, je remarquais la nervosité de sa démarche. Elle s’accordait si mal avec l’attitude habituelle de l’homme, que je me demandai soudain quelle part de volonté entrait dans cette dernière.
Lorsqu’on atteignit la route « ordinaire », comme disait l’abbé, à bout d’éloquence, je cessai de parler et résolus d’attendre qu’à son tour mon compagnon voulut bien se mettre en frais.
Le route de Saint-Germain est le type du grand chemin, monotone et bête. Elle monte droit la colline, après avoir lâché une première escorte de maisons sans importance. On y a tout de suite l’impression d’abandonner la ville, mais pour une campagne qui refuse d’être agreste. Des champs tristes comme des terrains à bâtir, une côte rude, l’horizon arrêté par elle et dépourvu d’attraits. Il va de soi qu’on ne rencontre pas de promeneurs. Seules deux formes humaines tachaient devant nous la chaussée : encore n’avançaient-elles pas ensemble ; un large intervalle les séparait.
Notre silence durait déjà depuis quelques instants quand brusquement l’abbé commença :
— Pourrais-je solliciter une grâce ?
— Il va de soi, si elle est à ma portée, répondis-je, trouvant à ce début un air de cérémonie qui m’inquiétait.
— Le hasard a fait qu’ignorant que ma mère eût du monde, j’aie pénétré chez elle et constaté — sans le vouloir, croyez-le bien — que l’entretien venait de prendre un tour… particulier. Je vous serais obligé, quand vous retournerez à votre travail, d’oublier ce que vous avez pu entendre, et de vous exprimer, par exemple, comme si M. Lormier n’était pas venu.
— Je vous le promets bien volontiers.
— Merci.
Et j’eus aussitôt, à la manière dont le merci était prononcé, la certitude que l’abbé n’avait souhaité m’accompagner que pour me dire ces quelques mots.
J’attendis un peu, espérant qu’il ajouterait autre chose : le voyant revenu à son air neutre, et légèrement agacé, je repris ensuite :
— Je conçois que vous souhaitiez d’éviter à madame votre mère l’occasion de s’appesantir sur un passé pénible. Je ne saurais d’ailleurs trop admirer la sérénité de madame Manchon. Sans la visite en question, je n’eusse jamais soupçonné quelle douleur poignante se cache derrière son ardente charité.
— On a tort toujours de ne pas soupçonner la souffrance ; elle est partout, fit l’abbé simplement.
Je le regardai ; mais il continuait d’avancer, comme seul avec ses pensées.
— Il est vrai, insinuai-je, que ce Lormier, lui aussi…
— M. Lormier, j’en suis persuadé, n’a pas été plus épargné qu’un autre.
— N’en savez-vous rien de plus ?
— Non.
— J’avais cru deviner, cependant, à la manière dont il a parlé de reconnaissance…
— Vous vous êtes trompé.
— Votre mère, en tous cas, a trouvé en lui une âme qu’un malheur à peu près identique rendait apte à la comprendre.
L’abbé, cette fois, parut importuné de mon insistance, et pour souper court :
— Quoi qu’il en soit, M. Lormier et mon frère ont habité quelque temps la même ville. Cela me suffit pour ne pas tenir au maintien de relations qui menaceraient de troubler l’œuvre d’apaisement commencée chez ma mère.
— Oh ! murmurai-je, jugez-vous vraiment cette œuvre commencée ? A entendre votre mère parler de sa douleur, j’aurais moins de confiance.
— Apaisé ne signifie pas consolé, dit sèchement l’abbé.
Avouerai-je que sa manière péremptoire de régler ainsi la question des sentiments les plus graves qui puissent importer à un être me choqua ? En dépit de l’impatience que je lui voyais, je poursuivis donc :
— Je crains, monsieur l’abbé, qu’il n’existe aucune commune mesure entre votre appréciation de la souffrance et celle d’un laïque tel que moi. Aux yeux d’un prêtre, tout concourt à l’ordre providentiel ; le malheur, dût-il nous accabler, rentre dans un plan divin qu’il ne nous appartient pas de connaître, et l’effort pour se résigner a été mis à notre portée, comme l’acquisition de n’importe quelle vertu. Par contre, en écoutant votre mère et M. Lormier, j’avais conscience que pour en arriver là, une grâce est nécessaire… rarement accordée.
L’abbé s’arrêta net :
— Et qui vous assure, monsieur, qu’un prêtre reçoive sûrement cette grâce ? D’où tenez-vous que la souffrance ne soit jamais une énigme pour lui ?
Il avait changé de stature, tout à coup, et redressé, fixait sur moi des yeux aussi chargés d’angoisse que ceux de M. Lormier ou de madame Manchon. Une seconde, l’homme extraordinaire aperçu par Duclos, m’apparut. Tant de passion contenue, une telle ardeur impérieuse émanaient de lui que, revenu au sentiment de la réserve nécessaire, je m’inclinai :
— Pardonnez-moi, balbutiai-je, j’ignorais que je risquais aussi, près de vous, de toucher à une blessure.
Il haussa les épaules, et se remit en marche. Je l’imitai.
Quelques minutes s’écoulèrent. La côte, devenue plus raide, obligeait à ralentir l’allure. Le jour baissait, maussade, et j’éprouvais un réel embarras. Il n’était plus question de reprendre un thème qui, seul, m’aurait intéressé ; j’hésitais d’autre part à proposer de rebrousser chemin.
Soudain, j’eus la surprise de sentir qu’on me prenait le bras.
— Vous allez repartir au front où la souffrance vous attend, vous aussi : puisqu’aujourd’hui, vous avez entrevu les questions redoutables qu’elle pose, vous plaît-il d’apprendre ce que j’en sais ? demandait l’abbé d’une voix grave.
Il commença, tenant mon silence pour un acquiescement, et j’ai conscience de ne pas changer un mot au discours qu’il me tint :
— Rassurez-vous d’abord : je ne parlerai pas en prêtre. Je veux m’en tenir aux seuls arguments de raison qui sont de nature à vous toucher. Remarquez pourtant que, par métier, je me heurte à la souffrance plus souvent qu’un autre ; ajoutez qu’elle est installée chez les miens ; oserai-je enfin avouer qu’elle ne m’a pas oublié ? Que de motifs pour méditer sur elle, et trouver auprès de vous un titre de créance !…
« J’ai affirmé tout à l’heure que la souffrance n’épargnait personne. Sans doute, ses moyens varient. Il en est de violents, il en est d’insinuants et de cauteleux ; il en est des lents et des rapides, de toutes les sortes et de toutes les qualités. La victime, elle, est toujours atteinte. Tel dont vous enviez la fortune heureuse, se ronge en secret et appelle la mort : tel autre dont le bonheur est évident, ignore que l’existence le détroussera demain, avec la dextérité d’un bandit de grand chemin. L’universalité de la souffrance sous des formes diverses est un fait.
« Son apparente inégalité en est un second… Gardons-nous cependant de croire trop à celui-là. Le plus souvent, en effet, on est tenté de mettre sa souffrance au-dessus de celle du prochain. D’autre part, nous ne nous attachons guère à observer que les douleurs se rapprochant de la nôtre. On risque ainsi de ne pas tout voir et même de ne rien voir.
« Quoi qu’il en soit, voilà un phénomène de la vie, le plus considérable, le plus constant, le plus redoutable aussi, dont on se demande : « A quoi sert-il ? » Car rien ici-bas n’est inutile ; lui seul, en s’en tenant au point de vue humain, ne semble que nuire. Encore s’il nuisait partout de la même manière ! Mais non : quoi de plus divers que l’œuvre de la souffrance ? Ici, résignation, ailleurs, révolte ; autre part, élans vers Dieu, renoncement, mysticisme ; à côté, fureurs, incrédulité, blasphèmes ; tantôt la charité, tantôt l’ordure, pour s’étourdir. Ah ! croyez-moi, le problème n’est pas seulement dans l’existence de la souffrance. C’est devant le résultat de la souffrance que j’ai le plus tremblé… jusqu’au jour où, grâce à Dieu, j’ai compris et me suis incliné devant ce moyen cruel, et merveilleux !…
Ici, l’abbé abandonne mon bras. Après avoir débuté, comme je l’indique, d’une voix posée, lentement il avait suivi la progression de ses pensées et laissé transparaître une part de la fièvre intérieure qui, j’en suis convaincu maintenant, le dévorait. Désormais, il allait poursuivre autant pour lui que pour moi. On ne met tant d’ardeur à établir un bilan que lorsqu’on est en jeu. J’écoutais, mais le véritable auditeur de l’abbé Manchon était sa conscience.
— Cruel et merveilleux, reprit-il, répétant ces mots avec complaisance, mais combien sûr ! Parmi tant d’effets impossibles à classer et plus encore à juger, j’en vois deux en effet, toujours pareils, qui, tôt ou tard, paraissent comme le fruit sur l’arbre : et tous les deux ne sont à dire vrai que la même conquête imposée à l’homme ou plutôt à l’élu choisi par la souffrance.
« Le premier est le détachement : un détachement du devenir, de ce qui entoure, de soi-même, enfin de tout ce qu’on est convenu de nommer la vie. L’homme qui a vraiment souffert peut avoir l’air consolé : il ne retrouve jamais le goût de vivre. Détaché de la réalité, c’est déjà un mort qui erre. Vous avez été surpris du don Lormier ? moi pas. Je ne m’étonne pas non plus des générosités de ma mère. Son ardeur à diminuer la douleur des familles ne sollicite d’ailleurs aucun remerciement et ne se préoccupe d’aucun nom. Elle aussi, autant que Lormier, est détachée non seulement de la fortune, mais du bien qu’elle tente. Ma mère ne tient plus à elle, ni à moi, ni à rien. La douleur en a fait une plante arrachée brutalement de terre et qui, racines en l’air, achève d’expirer au soleil.
« Mais au-dessus du détachement, et par delà, il est un second effet dont j’estime qu’il est la raison suprême de la souffrance, et qui, rarement formulé, ou mal, ou parfois pas du tout, devient pourtant un élément de la pensée aussi dominateur que salutaire.
« Parce que la souffrance dépouille, parce qu’elle paraît injuste, parce que rien surtout n’est capable ici-bas de réparer ce qu’elle engendre, fatalement, l’être détaché de lui-même en appelle au delà. Sans la souffrance, l’homme n’aurait jamais songé à l’immortalité. Par la souffrance, il en acquiert le besoin et brisant les limites d’un présent qui ne compte plus, projette son existence véritable dans les régions de l’infini.
« Sous quelle forme, pareille induction souveraine ? Ah ! peu importe ! c’est affaire aux métaphysiques et aux religions, de tenter une précision si elles peuvent. Le principal, monsieur, n’est pas qu’on sache ce qu’il y aura : c’est que le regard mental ose enfin dépasser le visible ; c’est qu’à la notion d’un stupide divertissement de quelques années, se substitue celle d’une chaîne prodigieuse et riche, nous prolongeant à travers les réparations et l’agrandissement de l’avenir.
« Quand je suis entré chez ma mère, M. Lormier parlait de ténèbres qui supposent la lumière : c’est bien, il est sauvé ! Ma mère répondait : « Je cherche l’explication, mais la nuit reste… » Elle se trompait : puisqu’elle cherche, elle aussi est sauvée ! Pour tous deux, la souffrance a clos son œuvre…
« Œuvre tragique : soit. La mort aussi en est une autre. Mais on n’aborde l’inconnu, mentalement ou réellement, qu’à travers des cris et des sanglots, c’est-à-dire par la souffrance ! La Vie, la Mort, même chose ! rien de plus qu’un chemin, le grand chemin qui mène à l’inconnu !…
D’un geste large, l’abbé montra la perspective de la chaussée que nous ne cessions de suivre.
— On marche… on va devant soi… comme ces gens, là-bas, qui nous précèdent : on avance à pas toujours plus lourds, sans se connaître, sans regarder autour de soi, uniquement à la fatigue de la côte et à la rudesse du fardeau… et c’est la Vie ! On approche ensuite du sommet… Ah ! justement ! l’un de ces gens y arrive… La silhouette se détache sur le fond net du ciel… Voyez ! ce n’est plus, ainsi qu’auparavant, une forme confuse : maintenant, on distingue les vêtements… la coiffure… une femme… Comme elle paraît grande, malgré la distance ! Mais les pieds disparaissent… les jambes… le buste est mordu… Apercevez-vous encore la tête ?… Plus rien et c’est la Mort !
« Oui, cette femme vient bien de disparaître, ainsi que disparaissent les morts. Cependant, vous êtes sûr, n’est-il pas vrai, absolument sûr que sa disparition n’a pas arrêté le voyage et qu’elle va quelque part ? Vous en êtes sûr, parce qu’on ne suit jamais une route sans un but à atteindre, parce que vous savez d’expérience la toute-puissance de l’appel de la route. Ah ! cet appel magnifique vers le gîte d’étape, la demeure ancestrale, ou le paysage dont on rêve ! cet appel, sans lequel on ne saurait où orienter son pas et qui, en ce moment, fait que nous-mêmes ne souhaitons d’aller ni à droite ni à gauche, mais préférons gravir la côte, pour découvrir un horizon dont nous ne mettons pas l’existence en doute, bien que nous ignorions quel il peut être !
« Vous souhaitiez apprendre, monsieur, la raison dernière de la souffrance dans le voyage qui nous emporte à travers le temps : cette femme vient de parler pour moi. La souffrance est l’appel de la route. Si pénible que soit l’effort, marchons, guidé par lui, vers le pays où j’espère que la Justice de Dieu perdra son obscurité, parce qu’il y fait toujours clair…
« Ainsi soit-il !
Après ceci, l’abbé se tut.
Ne pensez-vous pas, mes camarades, qu’il avait répondu à vos questions et que le plus simple est d’arrêter là nos récits ?