L'appel de la route
VI
Ce jour vint quatre ans plus tard.
J’achevais à Paris mon voyage de vacances. La veille du départ, tenté par un admirable après-midi d’automne, j’avais pris le train pour Versailles et me promenais dans le grand Trianon.
Je ne sais si vous avez le goût de Versailles ? Le parc m’a toujours semblé de dimensions forcées. Quelque chose comme un Saint-Pierre de Rome devenu forêt… Au grand Trianon, en revanche, plus d’espaces démesurés, des proportions humaines, et, parce que les passants n’y vont pas, une solitude qui enchante. A peine de temps à autre un bruissement d’ailes traverse-t-il le silence ; des écureuils fuient, les branches molles se balancent sans murmurer, et rien n’est beau comme ce lieu désert où la nature et l’homme unirent leurs forces, pour la seule joie des nuages qui passent par-dessus lui.
J’arrivais à peine et commençais d’errer à ma fantaisie, quand, non loin du buffet, un second promeneur se montra.
Soit désœuvrement, soit déplorable manie provinciale, j’eus aussitôt le désir de voir de près l’homme rare qui partageait mon goût. Revenant sur mes pas, je me mis en mesure de le dévisager.
Autant que j’en pouvais juger à distance, c’était un vieillard vêtu de noir, coiffé d’un feutre à larges bords, et dont la figure, en partie cachée, frappait par sa pâleur extrême. La coupe des vêtements, leur usure, les taches que la grande lumière y révélait sans mystère, tout marquait sinon la pauvreté, du moins une absence de soins, corollaire fréquent de la personnalité qui s’abandonne.
Cependant, à mesure que je me rapprochais, la tournure, l’ensemble de l’être me donnaient la sensation du déjà vu. Je me demandais : « Où ai-je rencontré cet homme, et quand ? ou plutôt, à qui ressemble-t-il, puisqu’à Versailles je n’ai point de relations ? »
Soudain, un nom jaillit dans ma mémoire : Lormier !
Ce sont là, en vérité, des phénomènes déconcertants. Depuis que M. Lormier avait quitté Semur, je ne m’en étais plus occupé. Après le premier étonnement provoqué par son départ, et faute d’en rien apprendre, très vite, j’avais cessé de penser à lui. Il semblait donc que j’eusse oublié jusqu’à son existence : et simplement parce qu’une silhouette présentait avec la sienne une vague ressemblance, voici que, sans effort, je me remémorais son histoire comme d’hier, son visage comme si je venais de le rencontrer !… Lormier d’ailleurs avait le teint coloré, des cheveux noirs… Si j’avais pu apercevoir les yeux ?… Hélas ! pourquoi l’ombre du feutre les cachait-elle ? Il est vrai que rien non plus n’était plus simple que d’éclaircir mon doute, si sot qu’il fût. Arrivé à la hauteur de l’inconnu, sans hésiter, je demandai :
— Pardon, monsieur, pourriez-vous m’indiquer dans quelle direction se trouve la sortie ?
Le son de ma voix dut produire aussi sur mon interlocuteur un effet singulier, car je le vis s’arrêter net avec une expression d’effroi, puis, sans prononcer rien, tendre la main vers une allée. Mais, en même temps, il avait levé la tête. J’eus peine à retenir un geste de stupeur. Mon instinct ne m’avait pas trompé.
— N’est-ce pas à M. Lormier que j’ai l’honneur de parler ? m’écriai-je.
Il balbutia :
— En effet.
Puis, après une courte incertitude, — peut-être balançait-il à passer outre, — je le vis devenir plus blafard, s’il était possible :
— Excusez-moi, docteur ; moi non plus je n’osais pas vous reconnaître.
— Si bien que sans l’heureuse idée de vous aborder…
— Je vous aurais probablement laissé passer…
Deux phrases qui occupèrent à peine une seconde. Mon Dieu ! que de choses dans ce qu’on dit en une seconde, et surtout dans ce qu’on ne dit pas ! J’avais envie de lui crier : « Qu’est-il donc arrivé, pour que je retrouve seulement le spectre de vous-même ? » Aussi vives que si nos quatre années de séparation venaient de s’abolir, je retrouvais toutes mes curiosités d’antan. Allais-je éclaircir le mystère de sa disparition ? Qu’avait-il fait de sa fille ? Quel dénouement avait dissipé leurs silences ou couronné leur rupture ? J’étais surpris enfin qu’il ne m’eût pas tendu la main. Une rencontre importune n’aurait pas reçu d’accueil plus glacial…
Et lui, probablement, devait songer : « Est-il là par hasard, ou parce qu’il m’a cherché ? Est-il la chance inattendue qui s’offre à moi, ou vais-je inventer un prétexte pour le quitter ? »
Oui, durant que s’échangeaient deux pauvres phrases, brèves et insignifiantes, nous pensions cela, et d’autres choses encore, certainement ; mais, surtout, comme nous étions accablés déjà par ce que nos présences contenaient d’irrémédiable, comme déjà nous nous sentions la proie de ce je ne sais quoi de fatal qui, à une heure donnée, saisit l’homme malgré lui, et le jette à l’opposite de son désir !
Pour cette raison, sans doute, je repris :
— N’est-il pas surprenant de nous rejoindre ici, alors que, suivant toute vraisemblance, ni vous ni moi n’y passons peut-être une fois l’an ?
Il murmura, en écho :
— Surprenant… oui…
Il avait d’ailleurs l’air de m’écouter d’une façon machinale. Si les mots lui parvenaient matériellement, il devait s’abstenir de les associer pour construire une pensée.
Je poursuivis :
— Que de temps depuis votre départ de Semur !
L’écho répéta :
— Que de temps… oui…
— J’avais bien supposé d’ailleurs que Paris était votre nouvelle résidence.
— Paris… naturellement…
Vous le voyez, c’était moi qui parlais. Je ne m’interrompais que pour recevoir mes propres paroles renvoyées par un mur. Cependant, et si étrange que cela soit, je n’en étais pas troublé. Je m’accoutumais à vue d’œil à retrouver M. Lormier tel qu’il était désormais, c’est-à-dire ne donnant pour réponses que mes demandes, et encore en deuil, toujours en deuil, de la femme qu’il n’avait pas regrettée…
Je n’avais non plus aucune intention particulière en débutant par des niaiseries, au lieu de courir droit à la question qui seule m’intéressait et par laquelle, au contraire, je terminai :
— Et votre fille ? Comment va-t-elle ?
Six mots ajoutés au reste, tels qu’on en déballe par politesse à chaque rencontre avec une personne de connaissance… Mais à peine eus-je entendu leur son qu’ils me firent peur. Cette fois, en effet, l’écho ne me renvoya rien. M. Lormier tentait bien d’agiter ses lèvres ; seul un flot rouge parvint à envahir ses joues qui étaient blanches jusque-là. Je balbutiai, interdit :
— Aurais-je, sans le vouloir ?…
Ma question expira avant de s’achever : M. Lormier, maintenant, me regardait. Se pouvait-il que je n’eusse pas vu encore le désespoir de ses prunelles sans lueur ?
— Partie peut-être ?… soupirai-je d’une voix éteinte.
Les épaules de M. Lormier se soulevèrent, répondant à leur manière : « Si ce n’était que cela ! »
— Grand Dieu ! vous ne voulez pas dire ?…
Il approuva d’un signe de tête ; un commentaire suivit, neutre, décoloré, du même ton, je vous le jure, que les oui qui avaient précédé : car, lorsqu’on a dépassé certaines limites dans la douleur, tout prend le même accent :
— N’aviez-vous pas remarqué que je suis en noir ?…
Et M. Lormier rentra dans son mutisme. Moi-même, j’étais incapable de prononcer une syllabe. J’avais cru jadis apercevoir la souffrance : quelle erreur ! A ce moment, enfin, j’en découvrais le visage.
Comprenez ce que ceci veut dire.
A nos pieds, la lumière filtrée par les branches coulait en ruisseaux d’or sur le sol. Un souffle tiède animait l’allée illuminée. Tout ce que les yeux atteignaient était serein et beau… Cependant, une telle certitude de douleur définitive émanait de nous que la splendeur n’existait plus : le silence d’un homme qui souffre suffit pour éteindre la beauté de l’univers et l’univers lui-même.
Quatre années auparavant, dans mon cabinet, M. Lormier avait prononcé des plaintes, poussé des cris, clamé la révolte : ce n’était pas non plus la souffrance. La vraie, la seule dont il convienne de s’occuper parce que seule elle nous appartient en propre, se reconnaît aux faces impassibles qu’elle modèle et à ce fait qu’on la sait sans remède.
Cette fois nous touchons le fond ; le privilège effroyable de l’homme vient de paraître. Tout, dans la nature, vit, subit, et meurt, mais sans savoir. L’homme, lui, sait et parce qu’il sait, ne peut être consolé…
La fille de M. Lormier était morte. Qu’est-ce que la mort, sinon une absence qui ne finit pas ? Des milliers de gens, par le monde, supportent sans peine l’absence de vivants qui eux non plus ne reviendront pas : que suffit-il pour cela ? ignorer que le voyage ne sera suivi d’aucun retour. Du coup, on se nourrit d’espoir, on est libre d’attendre l’absent. Mais M. Lormier, lui, savait que nulle puissance n’était capable de le ramener. Alors, quelle consolation lui offrir ? De la pitié ? elle exaspère. Un appel à la croyance ? Croire n’est point tenir, et on ne se reprend à des possibles que s’ils ne vous sont pas nécessaires.
Pour calmer M. Lormier, il n’y aurait eu qu’un moyen : obliger la mort à rendre ce qu’elle avait pris, et justement, je le répète, on savait que la mort ne rend jamais !
Ainsi, toute parole impuissante, tout geste inutile : il n’y avait bien qu’à ne plus bouger, à se taire… et je me tus, je ne bougeai plus : pendant un long moment, on aurait pu nous confondre avec les arbres d’alentour…
Soudain, M. Lormier tira son mouchoir pour s’éponger le front. A quoi tiennent les choses ! il parut que ce mouvement produisait une rupture dans la tension momentanée qui nous paralysait. Les liens que je sentais me garrotter se relâchèrent. Je pus enfin m’efforcer de parler, et je dis :
— Je devine ce que ma rencontre inopinée a dû éveiller en vous de souvenirs déchirants. Je ne veux pas les aggraver par l’expression des sentiments qui m’oppressent : cependant, puisque le mal est fait, ne puis-je vous être utile ? De grâce, usez de moi, sans hésiter…
Ce n’était pas là une offre vaine. J’éprouvais une telle pitié de cet homme, que, pour l’alléger, j’étais prêt à tenter n’importe quelle entreprise. Je ne m’attendais d’ailleurs à aucune acceptation. A mon grand étonnement, M. Lormier, au contraire, leva la tête, et posant ses yeux sur moi, eut l’air de supputer le secours que je lui proposais. La conclusion fut également imprévue.
— Venez, dit-il, sans s’expliquer plus.
— Où souhaitez-vous me conduire ?
— Chez moi…
— A merveille ; le prochain train pour Paris…
Il m’interrompit :
— Inutile d’ouvrir l’indicateur : j’habite Versailles…
— Quoi ? c’est ici…
— Ici qu’elle vivait… oui.
— Et que vous-même ?…
— Mais venez donc !
Je crus qu’il allait tomber. Vivement, je le pris à mon bras et nous partîmes.
Retour à l’entrée du jardin, sur le tapis des feuilles bruissantes. Chaque foulée faisait voler une musique fluide qui expirait derrière nous, sans que nous eussions le désir de tourner la tête pour l’écouter.
Dans l’avenue de Trianon, généralement déserte, autre spectacle. Un orphelinat prenait ses ébats sous la garde de deux religieuses. M. Lormier eut une hésitation avant de traverser l’essaim, puis se laissa entraîner. Mais, tout à coup, une fillette qui courait sans nous apercevoir vint le heurter. D’un bond, il recula comme à un contact odieux. Je l’entendis murmurer :
— Elles n’ont plus de parents, et elles vivent !…
Il n’acheva pas sa pensée, mais je la lus dans le regard qu’il jetait à l’importune : pourquoi la vie à ces déshéritées qui n’avaient personne pour les regretter ? Quelle sottise dans les choix de la mort !
Et nous passâmes, affectant de ne rien remarquer, pas même le salut des religieuses qui se rangeaient pour nous laisser le chemin libre.
Nous allions tout droit, sans hâte apparente. Nous allions, telles des ombres, dans l’immense avenue qui, empourprée par le soleil déclinant, semblait railler notre petitesse et notre misère. Qu’est-ce que deux pauvres hommes, devant une futaie géante et l’embrasement d’un ciel d’automne ? Cependant, jamais — non jamais comme au cours de cette marche — je n’ai perçu de quelle hauteur infinie nous dominions l’univers. Entre nous et lui, il y avait ce mystère — la souffrance — cette grandeur — la conscience du mal sans remède — ce pouvoir atroce enfin réservé aux seuls humains — désespérer…
Vingt minutes plus tard, M. Lormier s’arrêta devant une maison située, je crois, à l’angle de la rue d’Angiviller et de la rue d’Angoulême. La porte cochère franchie, il fallut traverser une cour au fond de laquelle d’anciens communs avaient été aménagés en logements. Après avoir gravi un escalier de bois ciré, M. Lormier introduisit une clé dans la serrure, poussa la porte, et s’effaçant :
— Nous y sommes, dit-il.
Je passai le premier, comme il le désirait.
L’étroitesse et la médiocrité du lieu m’étonnèrent. Une antichambre de quelques pieds carrés et deux pièces exiguës le composaient tout entier. Je n’aperçus pas non plus les meubles de Semur. C’était le garni médiocre, avec des voiles au crochet, des tapis maculés et les inévitables gravures que grignotent des champignons sous la vitre. La pensée que M. Lormier avait abrité sa fille dans un tel campement, qu’elle y était morte peut-être, me désorientait.
Cependant, M. Lormier, après avoir jeté son chapeau sur le lit, prenait un siège, m’en désignait un autre.
— Permettez d’abord que je me repose, dit-il.
Et sans plus se soucier de ma présence, il parut réfléchir. Regrettait-il déjà de m’avoir amené ? Résolu en tout cas à empêcher le silence de s’installer, je demandai :
— Comment se fait-il que je ne revoie pas votre ancien mobilier ? Vous aviez, je m’en souviens, des fauteuils Louis XVI délicieux…
— Vendus. Je n’y tenais pas. Ils venaient de mes beaux-parents.
— Depuis combien de temps habitez-vous ici ?
— Mais depuis que j’ai vécu seul… trois ans bientôt… Le garni a bien des avantages : point de soucis de ménage, la possibilité de changer sans que ce soit une révolution…
Il parlait cette fois avec volubilité, et d’autant plus qu’il s’agissait de futilités. Avez-vous remarqué quel dédoublement se produit chez les gens, au seuil de paroles qu’ils redoutent de prononcer ? Ils semblent absorbés par l’inutile, s’épandent en bavardages : mais, en même temps, ils ne cessent de penser à la chose qui seule importe, et préparent les mots qui aideront à l’exprimer.
— Trois ans ! répétai-je surpris. J’avais cru votre malheur de date plus récente.
Il ne répondit pas, je doutai même qu’il eût entendu. Brusquement, il venait d’appuyer ses coudes sur la table qui nous séparait et, de nouveau, me regardait. Je crus encore lire en lui l’hésitation qui m’avait frappé tout à l’heure et sans doute mesurait-il à ce moment si l’évocation du passé dépasserait ou non ses forces. Puis, son visage, déjà blafard, devint couleur de cendre ; la résolution était prise.
— Tel que vous me voyez, commença-t-il lourdement, je cherche la solution d’un problème… auquel ce qui me reste de vie est suspendu… Disposez-vous d’une demi-heure ?… Oui ? C’est bien. Vous n’aurez d’abord qu’à m’écouter… Le temps d’exposer les données… et après, grâce à vous…
Je n’avais garde de l’interrompre. Je me contentais de suivre en approuvant avec des signes de tête. Il poursuivit :
— Naturellement, c’est un récit cruel : vous me ferez plaisir en ne posant pas de questions ; les éclaircissements, s’il en est besoin, viendront après… Pour arriver au bout, j’ai besoin d’aller d’une traite… même, faites mieux : détournez vos yeux… Que je ne les voie pas, comme maintenant, s’inquiéter de ce que je puis ressentir ou craindre. Admettez que ce n’est pas moi qui parle, mais un inconnu, dans la pièce à côté, et que vous le suivez à travers une cloison.
Il eut un sourire navrant.
— … A travers la cloison !… Tout à fait exact. Vous serez d’un côté, moi de l’autre. Surtout, je vous souhaite de ne jamais me rejoindre.
Ainsi, dans un dessein que j’ignorais, il m’avait ramené pour me livrer d’abord le mystère de sa vie douloureuse ! Avouerai-je que devant ce visage tragique qu’il me demandait de ne plus regarder, dans ce garni désolé où régnait, en dépit de la fenêtre ouverte, un air oppressant et lourd de drame, toute curiosité vaine m’avait déjà quitté ? J’eus peur seulement de profiter d’une confiance arrachée par un émoi accidentel.
— Un dernier mot avant que vous ne commenciez, interrompis-je : êtes-vous assuré de ne jamais regretter vos confidences ?
M. Lormier coupa d’une voix tranchante :
— Je vous prie de penser qu’avant de vous conduire ici, j’avais pesé mon acte.
Alors, sans discuter, je fis ce qu’il souhaitait et détournai la tête. Je n’avais désormais qu’à écouter. Quant à la cloison, dès lors que M. Lormier décidait de parler, n’était-ce pas que nous allions l’abattre ?