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L'appel de la route

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III

Avez-vous remarqué que plus les idées sont claires et moins elles ont chance d’être justes ? La vérité n’est jamais simple, ni conforme à la logique.

En se rendant à l’hôtel de Thil, l’abbé Valfour songeait :

« Puisque l’abbé Manchon souhaite que je marie son frère, puisque ce jeune homme semble fort disposé à trouver toutes les femmes à son gré, j’aurai, quoi qu’il arrive, l’approbation des Manchon. Si je parviens tout à l’heure à convaincre madame Traversot, la partie est gagnée ; mais, arriverai-je à la convaincre ? »

Pareillement, René calculait :

« J’aurais dû pressentir qu’un dîner à Semur cache toujours une intention : celles de l’abbé ont au moins le mérite de se montrer sans fard. Tout de même, si j’ai l’amour en tête ce soir, cela ne signifie pas que je rêve d’avoir la corde au cou. La petite Traversot en sera pour ses frais. »

Tous deux se trompaient lourdement. Raison de plus pour se croire raisonnables, et c’est pourquoi on les vit arriver, d’un pas également preste, l’un et l’autre souriant à la soirée qui s’annonçait.

Un extra, recruté pour la circonstance, aida « ces messieurs » à se dépouiller de leurs manteaux dans le vestibule grandiose qui donne accès à l’hôtel de Thil, puis ouvrit une porte à deux battants et jeta leurs noms avec solennité. Ce fut ensuite comme une entrée dans un nouveau monde, le grand monde de province, pompeux, suranné, mais qui garde jusque sous la troisième République un reflet de l’honnêteté du grand siècle.

A l’apparition de l’abbé qui, naturellement, passa le premier, tous les Traversot se levèrent. Vous vous rappelez qu’ils étaient trois. Depuis un certain temps déjà, ils attendaient leurs invités, l’œil à la pendule, assis sur des fauteuils de Beauvais qu’on avait dépouillés de housses pour la circonstance, et incapables d’y trouver leurs aises, car il faut pour cela avoir l’habitude d’un siège, et ceux-ci ne servaient qu’aux jours de réception.

Madame Traversot avança, les mains tendues. Petite, fort grasse, elle mettait le principal de ses élégances dans l’ondulation de ses cheveux blancs. M. Traversot saluait à l’arrière. Il était, à l’inverse de sa femme, grand, maigre et chauve.

Enfin se présenta Mademoiselle.

— Ma fille, dit simplement madame Traversot, la désignant à René.

Et l’on resta debout, dans le salon à demi éclairé : l’éclairage entier était réservé pour le retour.

Gravement s’échangèrent des propos inutiles sur le temps affreux. On s’enquérait des santés.

— Vous allez bien ?

— A merveille.

On ne va jamais mieux que dans les circonstances solennelles, même si l’on va mal.

L’extra reparut presque aussitôt.

— Madame la baronne est servie !

Les Traversot, chez eux, portaient couronne : le contraire eût gêné dans ce cadre. On se rendit à la salle à manger sans offrir le bras, madame Traversot ne trouvant pas convenable d’imposer le sien à un ecclésiastique. Elle distribua ensuite les places : l’abbé à sa droite, René à sa gauche, en face d’elle M. Traversot, Annette entre son père et M. Valfour. Ainsi René aurait toutes facilités pour regarder, mais sans risque de conversations compromettantes.

J’ai eu entre les mains une photographie d’Annette Traversot. Elle aidait à comprendre les premières impressions de René…

Jolie, évidemment : ou plutôt gracieuse, avec de la réserve, je ne sais quoi de guindé qui marque l’excès des bonnes manières et, grâce au dessin du front, une expression particulière de ténacité. On rencontre fréquemment ce type à Saint-Thomas d’Aquin. Il est caractéristique d’une éducation et d’un milieu.

Ce soir-là, absorbée par le souci de surveiller directement le service, ne répondant que si on l’interrogeait, elle semblait trouver normal d’occuper le bout de table et de ne compter pour rien. Je ne sais pourquoi René jugea aussitôt qu’elle n’aurait pu se nommer autrement qu’Annette. Les noms de baptême ne sont pas indifférents autant qu’on le suppose : j’imaginerais plutôt qu’ils attachent à qui les porte une part de destinée. On ne concevait pas Annette Traversot en Célimène : on la voyait d’instinct pénitente de M. Valfour et soumise avec résignation aux règles d’une politesse inexorable.

Quel contraste d’ailleurs avec les parents : M. Traversot distrait, principalement occupé de faire valoir l’argenterie, la vaisselle, toutes choses qui dévoraient sa vie ; madame courant les lieux communs, ayant opinion sur n’importe quel sujet comme d’autres ont pignon sur rue, et si convaincue de penser juste qu’elle ne prenait cure des réponses…

René conclut :

— Pauvre fille… Ce doit être Cendrillon, sans pantoufles.

Il ne se rendait pas compte que cette appréciation était déjà une nouveauté. Jusqu’alors, il n’avait jugé les femmes qu’au seul point de vue des sens. Annette, pour la première fois, lui suggérait la pensée d’une âme. Il y avait loin encore de l’évocation de Cendrillon au désir de jouer le rôle de Prince Charmant, — fût-ce pour un soir, — mais beaucoup moins qu’on ne le suppose…

Le repas achevé, on revint au salon. Une détente transformait les visages. L’abbé Valfour, les mains glissées dans sa ceinture de soie, semblait tout à la satisfaction d’une digestion aisée, qu’accompagnait le souvenir de mets excellents. Madame Traversot, près de lui, savourait de même le plaisir d’un dîner sans accroc et, le plus difficile accompli, paraissait disposée à laisser filer une fin de soirée dépouillée de soucis. M. Traversot, enfin, ayant pris le bras de René, disait :

— Puisque vous vous intéressez à l’art, je vais vous montrer des bibelots de famille qui, je le crois, méritent d’être vus.

Annette, elle, avait disparu, sans doute pour donner un ordre.

Tandis que les deux hommes s’apprêtaient à rechercher les bibelots annoncés, M. Valfour s’assit au coin de la cheminée où flambait un feu réconfortant.

— Quand croyez-vous utile de réunir les mères chrétiennes ? demanda-t-il à madame Traversot.

Et bien que son sourire restât pareil, on l’aurait cru vraiment suspendu à la réponse qui allait venir.

— Si vous voulez bien me suivre, dit M. Traversot, les miniatures sont dans le petit salon.

Il entraîna René, laissant l’abbé et madame Traversot devenir soudain deux points perdus dans l’immense pièce solennelle. Pour s’entretenir des mères chrétiennes, même Notre-Dame eût offert un asile moins propice. La cheminée, torchères allumées, flambait comme un autel. Aucun gêneur ne risquait de troubler le recueillement. Madame Traversot prit un air réfléchi ; sans doute cherchait-elle la date souhaitée, choix délicat, « car tant de personnes s’absentent en ce moment », quand, penché vivement, l’abbé reprit :

— Puisque nous sommes seuls, vite ! votre opinion ?…

Madame Traversot, qui était debout, lança un coup d’œil rapide vers le petit salon où les deux hommes stationnaient devant une vitrine, puis revenue à son attitude primitive :

— Je crois que le troisième dimanche de carême serait le meilleur, répondit-elle d’un ton convaincu.

Le front lisse de l’abbé perdit son poli marmoréen. Il ne s’était donc pas trompé ! Les difficultés viendraient de ce côté : elles commençaient…

Au même instant, une voix jeune dit près de lui :

— Un peu de café, monsieur l’abbé ?

Annette venait d’approcher. Madame Traversot l’avait aperçue dans la glace. Ainsi s’expliquait qu’elle s’en tînt aux mères chrétiennes.

L’abbé prit la tasse qu’Annette tendait :

— Volontiers, mon enfant ; vous êtes charmante, ce soir.

— Oh ! des compliments !…

— Je vous regardais à table… Un peu trop sérieuse toujours, mais intéressée, n’est-il pas vrai ?… La jeunesse a besoin de jeunesse. Allez, mon enfant… Le café est brûlant… tout à fait à point…

Déjà la jeune fille repartait, se dirigeant avec une autre tasse vers son père et René.

— … Tout à fait à point…, murmura de nouveau l’abbé, sans toutefois se risquer à rencontrer les yeux de madame Traversot.

Ce fut alors elle qui revint au sujet véritable.

— Pourquoi, s’il est riche autant que vous l’affirmez, s’occupe-t-on de le marier à tout prix ?

— Pas à tout prix, protesta M. Valfour entre deux gorgées.

Du moment que madame Traversot avait spontanément recommencé, il reprenait courage.

— Annette aura peu de chose.

— Elle a son nom, la famille, la situation…

— Seraient-ce des choses qui manquent à ce jeune homme ?

— Non, certes !

— Alors, je ne m’explique pas.

— Je vais vous expliquer, au contraire…

Inconsciemment, ils s’étaient mis à parler bas. De plus en plus, ils pouvaient se croire à Notre-Dame.

— Et d’abord, si l’abbé tient à marier son frère, c’est par une délicatesse bien rare de notre temps et qui n’en est que plus touchante. Pour mon compte, je l’admire… Imaginez un apôtre… un apôtre s’efforçant que toutes les âmes, comme la sienne, conservent leur pureté virginale. Celle de son frère l’inquiète. Il pare d’avance à des dangers que, pour ma part, je trouve exagérés.

— Voulez-vous dire que ce jeune homme…, interrompit madame Traversot.

— Non, coupa l’abbé. Ce que j’en connais est parfait…, absolument. Quant à la famille, parfaite aussi… Industrielle, évidemment…, mais de souche honorable. Les papetiers, comme les verriers, passaient jadis pour gentilshommes.

— Ils l’affirment, soupira madame Traversot indécise. Savez-vous seulement quel titre est attaché aux La Gilardière ?

M. Valfour ne répondit pas.

— J’aimerais avoir des précisions, reprit madame Traversot après un silence.

— Oh ! soupira M. Valfour, laissons d’abord agir la Providence.

Il éprouvait un plaisir soudain à s’en remettre à Dieu, dès lors que, malgré ses craintes, madame Traversot en était à demander des précisions.

— Voyez plutôt, reprit-il, n’est-ce pas elle déjà qui opère ?

Sans bouger, il désignait du regard sur la glace une double image qui s’y reflétait : Annette et René.

Tandis qu’au coin de la cheminée du grand salon s’échangeaient ces propos solides, d’autres, en effet, commençaient là-bas, combien moins raisonnables, combien plus décisifs !

Tête-à-tête inattendu. Tout à l’heure, M. Traversot, à propos d’une miniature, avait entamé un long récit des recherches faites pour identifier le personnage. Sans la découverte d’un document extraordinaire, probablement n’y serait-il jamais parvenu. Quant au document…

Il s’était interrompu :

— Mais rien ne vaut de le voir, et si j’osais…

— Osez, monsieur, avait répondu René.

Annette, qui offrait à ce moment des liqueurs, avait protesté ; mais, tout à sa marotte, M. Traversot s’était empressé de courir à la recherche du précieux papier.

— Trois minutes… Je reviens…

Si bien que, face à face, Annette et René demeuraient là maintenant, embarrassés d’une chance qu’ils n’avaient point cherchée, ne trouvant pour l’accueillir qu’un même sourire niais, qui immobilisait leurs lèvres à l’image de leurs pensées.

Ils se regardaient aussi. Pour s’apercevoir, on doit n’être séparés ni par une table, ni par des témoins.

— Votre père semble très attaché à ses souvenirs de famille, prononça enfin René après avoir cherché avec angoisse la banalité qui couvrirait, ne fût-ce qu’un instant, la timidité soudaine qu’il ressentait.

— Mon père vit beaucoup avec le passé, dit-elle de même avec une légère hésitation : par bonheur, ma mère est là pour s’occuper du présent.

— Avec votre aide, cela va de soi.

— Oh ! je ne suis qu’une jeune fille, et les jeunes filles ne font jamais grand’chose.

Les yeux levés, elle continuait d’examiner René. Cendrillon découvrant le Prince Charmant a-t-elle compris tout de suite qu’elle deviendrait son esclave, ou seulement ressenti une grande inquiétude ?

Lui, de son côté, s’étonnait de n’oser rien lui dire ; tout à l’heure, quand il l’apercevait de loin, elle lui paraissait comme tout le monde. De près, il découvrait à son visage des lignes ignorées, et une gravité qui l’obligeait, lui d’habitude si entreprenant, à se réfugier derrière des politesses vagues.

Il y eut un petit silence gêné, à travers lequel toutefois s’insinuait on ne sait quel plaisir inexprimé. On goûte le bien-être d’une présence avant de soupçonner qu’elle deviendra chère.

Et René reprit :

— Vous devez beaucoup aimer cette maison ?

— J’y ai toujours vécu.

— Pourtant, il faudra bien la quitter un jour…

— Voilà une chose à laquelle j’avoue n’avoir jamais pensé. Je me sens d’ailleurs capable d’être heureuse, où que je sois, pourvu que mon bonheur existe.

Puis, haussent les épaules après une courte réflexion :

— Ce que je dis semble une sottise, bien que cela corresponde à quelque chose…

— Non, dit René, je le comprends, et ne saurais non plus le rendre mieux.

Comme leurs âmes, les mots qu’ils prononçaient avaient l’air enveloppés de brume. Déjà, ils ne souhaitaient plus le retour de M. Traversot.

— Votre père ne revient pas, reprit hypocritement René.

— Il a souvent peine à se retrouver dans ses papiers.

— Il paraît avoir pour vous une grande affection. Comme vous lui manquerez, quand vous vous marierez !

— … Si je me marie…

— Pourquoi non ?

— Le mariage est chose effrayante. Je me demande comment on peut s’y décider.

— Beaucoup assurent que c’est facile.

Annette sourit de nouveau :

— Ils se vantent ; je ne les crois pas.

— Il suffit de s’aimer.

— On le dit, mais à quoi reconnaître qu’on s’aime ?

— Oh ! cela, c’est encore plus aisé…

Cependant, au lieu de poursuivre, René baissa les yeux. Une pudeur, qu’il ignorait en lui, venait de retenir la suite. On hésite parfois à parler devant un miroir, crainte de le ternir de son haleine.

— Oui, à quoi le reconnaître ? redit Annette pensive.

En même temps, ses yeux interrogeaient René. Il n’y passait aucune coquetterie, mais une extraordinaire expression de confiance.

— Le jour où cela sera, vous ne poserez sans doute plus la question, répondit enfin René.

— Cela vous est-il arrivé ?

— Non, certes !

Et subitement, René comprit qu’en effet cela ne lui était jamais arrivé. Il l’avait cru : il s’était trompé. Jusqu’à ce moment, où aurait-il appris que l’amour, — le seul dont pût parler Annette, — est un sentiment très pur, doux comme le miel, profond comme la mer, ivresse de l’âme devant laquelle s’efface l’autre, fusion que le temps n’atteint pas, car, dès le premier instant, elle s’est promis l’éternité ?

— Alors, reprit Annette, qu’en savez-vous ?

— On imagine…

— On peut se tromper.

— Pas dans ce cas-là… Seulement j’aurais peine à l’expliquer. Moi, par exemple…

Il n’acheva pas. Une chose nouvelle lui apparaissait encore. Autant ce « Moi, par exemple… » était acceptable et même naturel dans certains cas, en particulier quand on revient d’une gare sous le parapluie d’une inconnue, autant il sonnait mal ici. Mais pourquoi le besoin d’écarter d’ici pareils souvenirs, pourquoi surtout ce désir brusque d’un vent salubre qui rafraîchirait ses phrases et rendrait à toutes ses pensées une innocence enfantine ?

— Hé bien ? fit Annette, désireuse qu’il poursuivît jusqu’au bout.

— Hé bien ! reprit-il, un peu hésitant, supposez que je vous aime…

— Ne raillez pas.

— Croyez-vous que je ne m’en apercevrais pas aussitôt ? Ce serait en moi le désir constant de ne plus vous quitter, de devenir la petite ombre qui escorte sans bruit celle que le soleil vous fait… Et je serais triste quand vous seriez loin, joyeux dès que vous paraîtriez, toujours jaloux du temps qui vous prendrait à moi… Quelle attente passionnée, avant de vous rejoindre ! Quel élan dès que vous approcheriez ! Surtout, comment savoir si l’univers est beau ou laid, puisque, suivant que vous seriez ou non présente, il s’illuminerait ou plongerait dans la nuit ?

— Allons, fit Annette pensive, je crains, si vous avez dit vrai, qu’il ne faille beaucoup de temps pour découvrir en soi tant de belles choses.

— N’en croyez rien, s’écria vivement René : une seconde parfois suffit. Pendant des années on se posait des questions… tout à coup, on n’a plus besoin d’interroger.

A son tour il la regardait. En vérité, il ne savait plus très bien s’il disait cela d’une manière générale ou si la tempête ne soufflait pas déjà au fond de son cœur. On ignore aussi toujours pourquoi les choses viennent. En commençant, il n’avait voulu qu’entretenir poliment une petite fille de province qui ne l’intéressait guère : dix minutes à peine de causerie, et déjà, par la puissance d’une grâce ingénue, Annette se trouvait installée dans sa vie, comme après une longue amitié…

Près de la cheminée du grand salon, les voix de l’abbé et de madame Traversot gonflèrent soudain :

— Le troisième dimanche de carême me paraît en effet le plus convenable…

— Mais, grand Dieu ! monsieur l’abbé, on ne vous a pas offert de liqueur ! Annette est la coupable : où a-t-elle passé ?… Annette !…

— Je crois qu’on vous appelle, dit René.

Elle ne répondit pas : peut-être se demandait-elle à son tour : « Quand il sera parti tout à l’heure, aurai-je envie de penser à lui plutôt qu’à d’autres ? »

René reprit vivement :

— Toute leçon mérite salaire : le jour où l’élu aura paru, ne pourrai-je apprendre si mes… suppositions étaient justes ?

— Annette ! appela de nouveau madame Traversot, M. l’abbé Valfour qui est sans liqueur !

— Oh ! dit la jeune fille à mi-voix, je pense que tout ce que vous avez dit doit être exact…

Quittant René, elle s’empressa auprès du prêtre.

Demeuré seul dans le petit salon, sous prétexte d’attendre M. Traversot qui ne revenait toujours pas, René ne quitta pas des yeux la jeune fille.

— Ce n’est rien, mademoiselle, disait M. Valfour, tandis qu’Annette lui versait la chartreuse en balbutiant des excuses, je vous attendais sans impatience en la compagnie de votre excellente mère… Ah ! voilà qui est un excès ! presque un verre plein… Pour boire à la santé de madame Traversot et à votre bonheur, ce ne sera jamais trop… Mais oui… à votre bonheur, pourquoi pas ? Le bon Dieu, qui n’est pas un méchant homme, le mettra bien un jour ou l’autre sur votre route, n’en doutez pas !

— Je vous assure, monsieur l’abbé, répliquait Annette, que je ne doute pas : le tout est de savoir quand il se présentera.

— Enfin ! je l’ai trouvé !

Triomphant, M. Traversot reprit le bras de René qui tressaillit comme au sortir d’un rêve.

Puis ce fut une sorte de reprise automatique de la soirée. Les propos, les attitudes, le genre même de plaisir ne différaient plus de ceux du repas. Il en était des deux entretiens que je viens de raconter comme des paysages fantastiques qui surgissent parfois en montagne dans une déchirure de brouillard. Ils apparaissent, ils s’effacent, on se demande s’ils sont vrais ou si c’est à l’éternelle brume qu’il faut croire : et la brume n’est que fumée, eux seuls comptent…

A dix heures, M. Valfour prit congé. Le cérémonial de sortie fut un peu différent de celui d’arrivée, car à défaut de l’extra, déjà reparti, les Traversot accompagnèrent leurs hôtes jusqu’à la cour d’honneur.

La bourrasque passée, le ciel redevenu limpide, on avait envie de s’attarder sur le perron, mais par convenance on s’en abstint. Annette tendit à René la main :

— Au revoir, monsieur.

Il répliqua :

— Savez-vous qu’« au revoir » signifie qu’on revient, et même bientôt ?

Elle répondit sans embarras :

— Évidemment, je ne voulais pas dire autre chose.

Ceci se perdit d’ailleurs dans le brouhaha des autres adieux. Ensuite l’abbé Valfour prit le bras de René :

— Allons, déclara-t-il, j’emmène coucher les enfants sages.

Il paraissait enchanté. Sûr d’avoir pour lui les Manchon, il ne doutait plus des Traversot. Quand on a mis les parents d’accord et vu le reste dans une glace, il ne reste qu’à bénir les voies de la Providence.

Trop préoccupé de ses propres impressions pour observer son compagnon, René de son côté songeait. Il semblait qu’une brise du large eût passé sur son âme, et balayé comme des feuilles mortes ses aventures de jeune homme, les plaisirs qu’il avait pris pour de la passion, jusqu’au nom des femmes qu’il avait cru aimer. Quelles raisons inconnues rendaient donc Annette Traversot si différente des autres ? Non seulement elle s’éloignait de tous, mais elle entraînait à sa suite ceux qui l’approchaient, puisqu’auprès d’elle il s’était découvert une âme et des pensée insoupçonnées…

Soudain l’abbé dit dans la nuit :

— Hé bien ?… à propos… que pensez-vous d’Annette ?

René tressaillit : puis jaloux de ne rien livrer de lui-même :

— Mon Dieu ! murmura-t-il, que pourrais-je en dire ? C’est une jeune fille…

Il arrive ainsi qu’on trouve par hasard et sans la chercher, la réponse à une question insoluble : René qui, de sa vie, n’avait approché une jeune fille, venait d’en rencontrer une. Il ignorait encore s’il l’aimerait ; mais aurait-il été plus heureux, le sachant, et n’est-ce pas à l’heure où naît la fleur bleue que l’on se sent le mieux monter vers les étoiles ?

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