L'appel de la route
V
Le lendemain, la réponse de madame Manchon partit pour Semur. Avec elle, Lapirotte jeta dans la boîte une seconde enveloppe également adressée à Semur, puis, au retour, s’enquit auprès du tyran si elle ne pourrait exceptionnellement disposer de quarante-huit heures pour aller à la fin de la semaine rendre service à une parente. Madame Manchon, qui était dans ces moments de trouble profond où l’on consent à tout, ne fit point d’opposition.
Trois jours plus tard, à Semur, les Traversot disparaissaient, et le principal acteur du drame, — quoique le plus caché, — entrait en scène. Mais avant d’y venir, quelques mots sur ce qui précéda.
L’abbé Valfour, dans sa lettre à son confrère, n’avait rien exagéré et même était resté un peu en arrière. Dès leur seconde entrevue, Annette et René, éblouis, avaient senti leurs vies fixées.
En réalité, il y avait de l’un à l’autre la distance de la mer profonde au clair bassin d’un beau parc. La première joue mal avec la lumière, mais porte en elle une force latente et continue qui use le roc : le second a la beauté d’un miroir, chauffe au moindre rayon et se refroidit à la première gelée blanche. Toutefois, le propre de l’amour et de la passion est d’obliger à marcher les yeux bandés. Aucun d’eux ne songea donc à analyser les nuances qui les séparaient ; et le torrent les emporta…
Du soir au lendemain, Annette Traversot cessa d’être une jeune fille, c’est-à-dire une matière plastique qui attend du hasard sa forme définitive de conscience. Auparavant, elle obéissait et, faute de mieux, acceptait le présent sans s’y attacher ni s’en plaindre : subitement, elle aperçut dans un éclair le seul bonheur qui lui convînt et, dressée contre les siens, n’admit plus qu’un autre qu’elle-même en décidât : elle aimait.
René, de son côté, sentant passer sur lui l’émoi ineffable de la première tendresse véritable, subit l’ivresse de la découverte, crut sincèrement que ce qu’il éprouvait n’avait été éprouvé par aucun autre, et convaincu d’obéir à des forces divines, n’admit pas un instant que sa mère tentât de leur résister. Lui aussi, dressé d’avance contre les siens, aimait ou plutôt croyait aimer.
Peu importent maintenant les voies suivies pour en arriver aux aveux. L’essentiel pour vous est de savoir que, le jeudi de la deuxième semaine où René s’abstint d’aller à Paris, l’abbé Valfour parut en ambassade à l’Hôtel de Thil. Sa démarche, toute personnelle, assurait-il, n’avait d’autre objet que de s’informer si une demande de son protégé serait accueillie. Or, en réalité, depuis la veille, Annette et René étaient fiancés. L’amour se moque des barrières ; s’il se plie à la comédie des usages, c’est par-dessus le marché et parfaitement résolu à les compter pour rien.
Il n’est pas inutile de relater une partie de l’entretien de M. Valfour avec madame Traversot ; il projette en effet des lueurs sur la suite et déjà eût permis, pour qui sait voir, d’augurer des incidents prochains.
Soit par tenue mondaine, soit qu’elle fût réellement hésitante, madame Traversot ne reçut qu’avec réserve les ouvertures de l’abbé.
— Avant de consulter ma fille, déclara-t-elle, ne serait-il pas prudent de savoir si madame de La Gilardière est consentante ?
— Avisée par lettre, soyez sûre qu’elle paraîtra aussitôt, s’écria l’abbé.
— Parfait. Du coup, bien des obscurités s’éclairciront.
— Des obscurités ! Lesquelles, grand Dieu !… Douteriez-vous de la fortune ?
— Non.
— De la famille ?
— Vous vous en êtes porté garant.
— Alors ?
— Alors, attendons cette dame…
En revanche, comme l’abbé sortait, Annette, qui avait dû faire le guet, le rejoignit dans la cour d’honneur.
— Monsieur l’abbé, dit-elle rapidement, je tenais à vous remercier d’être venu. Il est bon que vous sachiez aussi que, quoi qu’il arrive, ma décision est prise. Je ne m’en remettrai à personne du soin de choisir mon bonheur.
— Pas même à votre mère ? répliqua l’abbé interloqué.
— Pas plus à elle qu’à d’autres.
A peine sur le Rempart, autre rencontre et même chanson.
— Hé bien ? demanda René qui accourait aux nouvelles.
— Hé bien, avertissez votre mère : il importe qu’elle arrive bientôt.
— Soit, elle débarquera dans la semaine.
— Si elle tardait…
— A quoi songez-vous, l’abbé ? Oubliez-vous que je suis majeur ?
— Ainsi, vous aussi !…
Et M. Valfour revint de son ambassade, assez rêveur. Après s’être étonné que l’amour dressât si vite les enfants contre les parents, il réfléchissait qu’on ne voit guère le moyen qu’il en soit autrement, puisque sa fin naturelle est justement de séparer les uns des autres…
Ce même soir, la lettre de René partait pour Paris.
Vous voyez à quel point jusque-là tout avait été rapide et simple. Une marche sous le ciel bleu, des cœurs qui rêvent, nulle appréhension. On devrait frémir quand le bonheur est ainsi à portée du désir. N’est-ce pas toujours aux approches de l’orage que nous goûtons le mieux l’enchantement des jours d’été ?
La réponse de madame Manchon arriva en coup de foudre. Les sentiments de René en la lisant furent un mélange de stupeur et de colère. La légèreté avec laquelle sa mère traitait ce qu’il imaginait être la plus grande aventure de sa vie lui parut sacrilège. Pour la première fois, il eut une révolte d’homme et répliqua sur l’heure. Rappelant qu’il n’était plus un enfant, il affirmait son droit de choisir à son gré la femme qu’il épouserait, ne priait plus, mais exigeait. Mieux informée, madame Manchon lui devait de venir ; il l’attendait : il ne quitterait pas Semur qu’elle ne se fût décidée à l’y rejoindre.
De telles choses, écrites, prennent une valeur énorme, car on les relit et elles subsistent. Il est probable que si René, au contraire, avait pris le train, tout en prononçant les mêmes mots, il aurait obtenu gain de cause. C’est le propre de certaines situations que, fausses dès le début, elles ne cessent pas de s’alimenter à contre-temps.
Sa réplique lancée, restait à René d’aviser l’hôtel de Thil du retard de sa mère : mais il s’abstint d’en donner la raison véritable.
— Une indisposition légère en est la cause, déclara-t-il.
— Avant-hier, pourtant, vous ne sembliez pas inquiet ? répondit madame Traversot avec une défiance à peine dissimulée.
— Avant-hier, je l’ignorais : ma mère tait souvent ce qui pourrait me donner du souci. Je conclus d’ailleurs de son silence que ce ne doit pas être grave.
— Espérons-le, répliqua madame Traversot ; quoi qu’il en soit, pour ne pas prêter aux commérages, je vous serai obligée, d’ici l’arrivée de madame de La Gilardière, d’espacer vos visites. Vous êtes-vous aperçu que, depuis quelque temps, vous venez chaque jour ?
Il parut accepter la leçon, s’inclina… et se présenta le lendemain. Seulement, le lendemain, en mère prudente, madame Traversot avait pris le train du matin et emmené sa fille : par un heureux hasard, une cousine de Dijon s’était trouvée assez malade pour que la présence de ces dames fût exigée d’urgence…
Ce même jour, à Paris, Lapirotte prenait aussi le train pour rendre service à sa parente, et à Semur le chœur entrait en scène.
Je dis : le chœur. Où découvrir, en effet, sinon dans la tragédie antique, l’analogue de ce personnage insaisissable, omniscient et malfaisant, qui discute, commente, au besoin souffle le conseil perfide ou la nouvelle qui égare, tour à tour s’indigne, persifle, rit, et, victorieux en fin de compte, reste seul debout au dénouement ? Police anonyme, affirmait Duclos : oui, sans doute, mais aussi beaucoup plus, car dans le cas de René se manifestèrent une continuité d’effort, une sûreté de direction telles que n’en comportent pas d’ordinaire des groupements fortuits ou des voix dispersées. Quelqu’un, dans l’ombre, marquait la mesure, — quelqu’un, renseigné mieux que les intéressés eux-mêmes, sur le présent, qu’il se déroulât rue Monsieur ou à Semur, et même sur le passé. Seulement, qui aurait eu l’idée de le chercher là où il était, et comment supposer qu’en remontant plus loin encore on trouverait une Lapirotte à la source ?
Bien entendu, je ne vais pas recommencer le récit de Duclos que je rejoins ici ; je voudrais cependant marquer ce qu’il semble n’avoir pas suffisamment observé, et c’est la gradation savante, l’art souverain que mit ainsi le chœur à détruire à l’avance les projets de René, dès qu’ils furent soupçonnés au dehors. On ne mit en doute tout d’abord que la fortune ; puis on parla vaguement des noms différents portés par les deux frères, et l’honorabilité passa au premier plan. Le titre usurpé semblait ne pouvoir que couvrir une tare ; la famille prit couleur d’aventurière. Enfin, de proche en proche, l’opinion étant préparée d’avance à tout admettre, on put en venir à l’essentiel qui, pensait-on, allait arrêter les Traversot ; et l’histoire courut de la naissance illégitime de René… Tout cela, je le répète, mesuré, distillé avec une méthode et une sûreté marquées au coin de l’intelligence supérieure. Au départ des Traversot, il n’y avait rien encore contre René ou à peine l’hostilité de rigueur dès qu’il s’agit d’un étranger ; quand ils revinrent, la partie était jouée sans que René en eût seulement le soupçon, et les précautions si bien prises, qu’à peine débarquée, madame Traversot courait chez son notaire où l’appelait une convocation d’urgence.
Saisissez-vous qu’un tel enchaînement ne pouvait être le produit inconscient de quelques-uns, mais, au contraire, résultait d’une volonté unique ? Commencez-vous de soupçonner, derrière le chœur, et dirigeant sa marche, l’acteur principal dont je parlais tout à l’heure ? Plus tard, il se découvrira de lui-même ; pour le moment, contentons-nous d’admirer l’œuvre et arrivons au résultat, imprévu de tous comme il convient.
Madame Traversot, après s’être rendue en toute hâte chez son notaire, rentra chez elle, le visage décomposé. Elle était de ces femmes qui ne cessent d’envisager les difficultés, quand un projet leur tient au cœur, car elles imaginent de la sorte et par avance désarmer la mauvaise chance. Hélas ! parmi les obstacles prévus, celui qu’on venait de lui révéler n’avait point figuré : il n’en était que plus infranchissable. Le mariage d’Annette était perdu : ajoutez que l’année s’annonçait avec des récoltes mauvaises, que l’abandon d’Annette risquait de troubler la confiance des créanciers : ainsi tout croulait, présent et avenir.
A la vue de sa mère bouleversée, Annette tenta en vain de l’interroger.
— Il n’y a rien, ou peu de chose, répondit celle-ci, évasive et redoutant d’aborder tout de suite le conflit qu’elle pressentait inévitable.
En prétendant séparer Annette de celui qu’elle aimait, on n’était parvenu en effet qu’à mieux l’attacher à lui.
Une heure plus tard, René, qui ne cessait de surveiller l’hôtel de Thil, informé du retour des Traversot, accourait. Annette parut aussitôt.
— Enfin ! vous voici !
Mais elle ne put en dire plus. Madame Traversot s’était également précipitée, et sans laisser à René le loisir de se reconnaître :
— Votre visite, cher monsieur, tombe à merveille : j’avais hâte de m’entretenir avec vous.
Elle l’entraîna vers le salon. Annette voulut suivre. Un geste l’arrêta.
— Non, pas toi. Ta présence ne pourrait que nous gêner.
Alors, interdite, elle se pencha vers sa mère :
— Quoi qu’il arrive, rappelle-toi que je serai sa femme.
Elle ne s’était jamais expliquée avec pareille franchise. Madame Traversot lui jeta un regard angoissé :
— Qui peut répondre de ce que l’avenir réserve ?
— Quoi qu’il y ait, mon choix est fait.
René, lui, s’étonnait qu’on le reçût au salon. Il n’y était plus entré depuis le soir du premier dîner ; quelle différence d’aspect et d’accueil ! Aujourd’hui les meubles gisaient sous des housses. Une partie d’entre eux, groupés sous un drap, érigeait dans la pénombre un catafalque ; aucun feu ne brûlait dans la cheminée.
— Quelles nouvelles de votre mère ? demanda madame Traversot dès qu’elle eut fermé la porte derrière elle.
— Hélas ! balbutia René, interdit par cette brusque entrée en matière.
— Toujours souffrante ?
— Je le crains. Pour ne pas m’inquiéter, elle me laisse sans détails. Le principal suffit, puisqu’elle n’est pas en état de se mettre en route.
— Ah ! c’est fâcheux… tout à fait fâcheux…
Et le visage de madame Traversot acheva de se fermer. René rougit :
— Bien que ce soit une affaire de quelques jours au plus, attendre ainsi ne m’est pas moins pénible qu’à vous, mais voyez-vous autre chose à tenter ?
Il comptait qu’on lui répondrait non ; il n’en fut rien.
— Autre chose ?… En effet, à défaut du voyage, votre mère ne pourrait-elle écrire ? Nous entendre serait au plus l’affaire de trois courriers.
Posant ses yeux sur ceux de René, madame Traversot attendit ensuite la réponse, comme assurée d’avance d’un refus.
Il fallut à René un petit instant pour maîtriser l’embarras où le jetait pareille proposition.
— Vous n’y songez pas, fit-il ; si grande que soit la confiance que m’accorde ma mère, elle souhaite connaître Annette avant que d’acquiescer à des projets qui lui paraissent engager un avenir dont elle se tient, — bien à tort, — pour responsable.
On ne sait pourquoi, cette phrase longue et mal tournée eut l’air de tomber dans un air raréfié. Les mots en tintaient comme du bois sec.
Madame Traversot parut se recueillir, bien qu’elle ne pût ignorer ce qui devait suivre.
— Alors, cher monsieur, reprit-elle d’un air incertain, je n’aperçois plus très bien où nous allons. Dès lors que madame votre mère ne peut ni venir, ni écrire…
— Mais elle viendra ! interrompit vivement René.
— Quand ?
— Bientôt !
Madame Traversot eut un hochement de tête entendu :
— Et si je vous disais, moi, que je ne crois pas à ce voyage ?
René sursauta : aurait-elle appris l’opposition de sa mère et qu’il mentait en parlant de maladie ?
— En vérité, madame, balbutia-t-il, je ne vois pas pour quelles raisons…
Madame Traversot, encore, l’interrompit nerveusement :
— Pour quelles raisons ?… Mon Dieu ! je me ferais scrupule de vous les communiquer, et même je m’en garderai : mais elles courent les rues, semble-t-il : je n’étais pas de retour depuis une heure qu’on me les donnait, comme à tout le monde. Vous n’aurez donc aucune peine à les apprendre, à supposer que vous y teniez. Interrogez, renseignez-vous, et si vous n’êtes point convaincu, attendez du moins, pour nous en informer, que les faits donnent tort à mon sentiment présent.
Elle s’était levée, le visage devenu de glace. René sentit passer le souffle avant-coureur de la catastrophe. Il répliqua d’une voix tremblante :
— Je comprends, madame… il s’agit d’une mise en demeure. Sans m’attacher outre mesure à ce qu’elle peut avoir de blessant, me permettez-vous de demander si vous parlez ainsi au nom d’Annette ?
— Ceci, monsieur, est affaire entre ma fille et moi et ne vous concerne pas.
Il respira.
— Ce qui revient à dire qu’elle, pas plus que moi, n’est au courant des appréhensions que vous donne le retard de ma mère. Oserai-je aussi faire remarquer que, si je n’étais pas entièrement d’accord avec les miens, j’ai l’âge de passer outre à des volontés mal informées ?
Madame Traversot riposta sèchement :
— Je n’ai point dit que madame votre mère s’opposait au mariage : je suis même convaincue du contraire. J’estime simplement qu’elle ne se soucie pas de venir s’entretenir avec moi de certaines choses… qui importent entre familles honorables. Quant à votre liberté d’action vis-à-vis d’elle, j’en doute aujourd’hui moins que jamais…
René, cette fois, ne comprenait plus. Puisqu’on croyait toujours sa mère d’accord avec lui, que signifiaient ces phrases énigmatiques ? Plutôt que de prononcer des paroles peut-être ineffaçables, il domina sa colère et s’inclinant :
— Il suffit, madame ; avant demain, j’aurai percé le mystère auquel je me heurte ici : je ne doute pas à mon tour que vous ne m’exprimiez alors des regrets pour un traitement que je ne méritais pas.
— C’est tout ce que je souhaite, conclut madame Traversot.
Et elle l’accompagna jusqu’à la cour d’honneur, ne se souciant pas d’une nouvelle rencontre avec Annette : mais celle-ci ne parut pas. Quant à René, il ne songeait plus qu’à foncer sur l’obstacle inconnu inopinément surgi sur sa route. Il n’avait encore aucune crainte et croyait bien, ainsi qu’il l’avait annoncé, revenir le lendemain.
Il est curieux de constater comme les événements avancent par soubresauts. Durant des jours rien n’arrive, les heures traînent, on a l’air d’attendre sur un banc la venue d’un passant qui ne passera jamais : soudain, le tumulte succède au silence, la foule à la solitude ; on est happé, roulé, on n’a plus le loisir de se reconnaître et moins encore celui de se défendre…
En quittant l’hôtel du Thil, René se disait : « Je vais me renseigner. » Mais où ? Auprès de qui ? Les raisons mystérieuses qui motivaient la mise en demeure de madame Traversot couraient les rues, soit : encore fallait-il s’adresser à quelqu’un pour les connaître.
Or, c’était l’heure où, chaque après-midi, M. Valfour s’en retournait par le Rempart après sa visite d’hôpital. René n’avait pas fait cent mètres qu’il aperçut devant lui l’abbé en train de regagner la ville. La rencontre de cet homme lui parut providentielle. Aussitôt, doublant l’allure, il le rejoignit.
— Hé quoi ! monsieur l’abbé, s’écria-t-il en affectant la gaîté, vous ne regardez même pas si des amis vous suivent ?
Tels mouvements imperceptibles se sentent, à défaut de les voir. Tout de suite, avant que d’achever, René comprit ainsi qu’il tombait mal, ou encore que sa compagnie, dans la rue et à cette heure, ne procurait pas d’agrément. Raison de plus pour s’obstiner.
L’abbé, pourtant, toujours poli, répondait déjà :
— Je ne demande pas, mon cher enfant, d’où vous venez. Nous avons, chacun, nos occupations dans ce quartier… pas les mêmes… évidemment… Puisse Dieu les bénir avec une pareille indulgence !… Toutefois les miennes m’ont mis en retard : vous m’excusez, n’est-ce pas, de ne pas m’arrêter ? On m’attend à Notre-Dame.
Pour mieux marquer sa hâte, non seulement il ne ralentit pas, mais parut prendre un élan supplémentaire. En même temps son calme visage avait rougi et ses yeux trahissaient un désarroi.
René, sans se démonter, lui prit le bras.
— Pressé, je le veux bien, murmura-t-il : serait-ce au point de ne pouvoir m’accorder audience ?
— Pas dans la rue, je pense ? s’écria l’abbé visiblement effrayé.
— Dans la rue, à Notre-Dame, où il vous plaira enfin, pourvu que ce soit sur l’heure !
— Impossible ! D’ailleurs de quoi s’agit-il ?
— D’une chose importante à laquelle sont suspendus tous nos projets.
— Vos projets, mon cher enfant : ce n’est qu’une nuance, toutefois bonne à rappeler, fût-ce au passage.
René le considéra, interdit :
— Bigre ! vous aussi ?…
Il n’acheva pas, mais serrant de plus près l’abbé pour bien marquer qu’il se refuserait à lâcher prise :
— Raison de plus : cela prouve que vous êtes au courant.
— Vous me désolez. Je vous sens résolu d’obtenir satisfaction, et pourtant… Enfin, soit… à la sacristie… rien qu’un instant…
— Parfait. Du coup, pour vous témoigner ma reconnaissance, je cesse de vous compromettre.
René en même temps lâcha l’abbé : ceci encore le frappait que son dernier mot n’attirait aucune protestation.
A grands pas et en silence, ils poursuivirent leur route. M. Valfour donnait vraiment l’idée qu’il ignorait son compagnon : il semblait, à force de serrer les épaules, devenu une chose noire, toute ronde, sur laquelle les yeux n’ont pas de prise. Dans Notre-Dame, il choisit pour monter au chœur le bas-côté opposé à son confessionnal et, après une courte révérence au maître-autel, gagna la sacristie. René ne cessait pas de suivre.
Une sacristie est un lieu propice aux entretiens rapides, car on s’y tient debout. Nul doute que M. Valfour n’eût escompté cette incommodité pour abréger des propos dont la perspective l’importunait. A peine entré, il déposa son bréviaire sur l’armoire aux ornements et, adossé à celle-ci, les deux mains dans ses manches, les yeux à terre :
— Qu’y a-t-il ? je vous écoute, reprit-il d’une voix terne.
René, que l’attitude imprévue de l’abbé achevait d’irriter, lança son chapeau près du bréviaire.
— Il y a, déclara-t-il, que je reviens de l’hôtel de Thil.
— Ah ! fit l’abbé comme s’il apprenait une nouvelle extraordinaire, ces dames sont de retour ?… Mademoiselle Annette toujours satisfaite ?
— Je l’espère : je ne l’ai pas vue.
— Ah !… répéta l’abbé, un demi-ton plus bas.
— Madame Traversot seule a consenti à me recevoir : recevoir est d’ailleurs une manière de s’exprimer, puisque je suis sommé de ne plus reparaître tant que ma mère ne sera pas venue.
— Oh ! soupira l’abbé, continuant de descendre la gamme.
Son visage cependant n’exprimait pas de surprise.
— On dirait que vous le trouvez naturel ?
— Naturel, non… explicable plutôt…
L’abbé Valfour poussa ensuite un nouveau soupir, sans cesser de contempler le sol. Tout dans son attitude ajoutait : « Que voulez-vous que j’y fasse ? »
René répéta d’un ton rude :
— Explicable… c’est bien vous qui l’affirmez… donc il y a des raisons, et vous les connaissez. Il ne reste plus qu’à me les dire : après quoi, je vous tiendrai quitte et vous serez libre de retourner à vos ouailles.
Cette fois plus de réponse, mais un bruit de pas s’étant fait entendre dans l’église, l’abbé Valfour jeta un regard vers la porte : il espérait l’entrée d’un importun. Fausse alerte : personne ne parut.
— Hé bien ? reprit René, décidément exaspéré.
— Eh bien, en vérité, je me demande… Il est possible que des sottises aient couru… mais sont-ce les mêmes ? et quel besoin avez-vous…
— Quel besoin !
— Plus bas, jeta vivement l’abbé, n’oubliez pas dans quel endroit nous sommes !
Et soudain il abandonna l’appui de l’armoire. Ses mains libérées des manches esquissèrent ensuite un geste de retraite :
— Je comprends d’ailleurs votre état, poursuivit-il : oui, je comprends… Moi-même, vous l’avouerai-je, et vous l’avez dû voir, je me sens troublé… extrêmement… par une lettre de madame Traversot reçue ce matin.
— Que dit-elle ?
— Oh ! mon cher enfant, les femmes n’expliquent jamais à fond leur pensée.
— Dans ce cas, c’est à vous, l’abbé, de m’expliquer la vôtre ! Après quoi j’aviserai.
— En effet… en effet… Notez avant tout que madame Traversot, pas plus que moi, ne croit… Seulement, voilà : il est de certaines questions qui ne devraient jamais être posées. Cela ne les empêche pas d’exister, certes ! et même les gens sont libres de s’en entretenir, s’ils le veulent, pour l’agrément ; mais enfin, tant qu’on ne s’est pas avisé de demander officiellement : « Cela existe-t-il ? » on est libre d’agir comme si elles n’étaient pas.
— Allez donc au fait ! interrompit de nouveau René, impuissant à maîtriser la colère que tant de précautions achevaient de déchaîner au fond de lui.
— J’y viens… j’y suis déjà !
Puis, secouant les épaules, comme un homme décidé à brûler ses vaisseaux, l’abbé reprit très vite :
— Justement, dès le début de nos relations, madame Traversot m’avait exprimé à diverses reprises son désir de mieux connaître votre famille. Simple souhait d’elle à moi : satisfaction facile à obtenir et qui n’intéressait que nous… Qui, hélas ! à Dijon ou ailleurs, s’est avisé ces jours derniers de lui dire… ou encore de lui suggérer ?… bref, la question qui n’existait pas, brusquement a pris corps et, du coup, madame Traversot, devenue inquiète, a pensé… enfin elle se demande dans quelle mesure vous avez droit au titre que vous portez.
René abasourdi recula :
— Quel titre ? je n’en ai pas, que je sache !
— Oh ! poursuivait maintenant l’abbé définitivement lancé, je sais bien qu’il s’agit là de puérilités ! Qu’importe au bonheur de ma charmante petite Annette, que vous soyez La Gilardière, tandis que votre frère n’est que Manchon ? Curiosités de province, scrupules de vieille bourgeoisie : rien de plus. Il est probable d’ailleurs, je suis même assuré que les deux noms appartiennent à chacun, et encore qu’ils figurent l’un et l’autre sur le registre d’état civil… Au fait avez-vous jamais eu seulement l’occasion de lire votre acte de naissance ?
Enfin arrivés là, les yeux de l’abbé, qui jusqu’alors n’avaient cessé de contempler le sol, s’étaient levés : tout ce qui précédait, tant d’hésitations, de détours, simples manœuvres pour aboutir à poser, — et de quel ton détaché ! — cette unique question, la seule utile.
Déconcerté par le jeu, mais incapable d’en soupçonner les dessous, René ne put que répliquer :
— Quelle est cette plaisanterie, et pourquoi n’aurais-je pas lu mon acte de naissance ? En souhaitez-vous un double ?
M. Valfour saisit les mains de René :
— Ainsi vous l’avez lu… ce qui s’appelle lu… et vous n’y avez rien remarqué de particulier ?
— Comptiez-vous par hasard sur la mention : père et mère inconnus ?
Alors, subitement changé, la face éclaircie, l’abbé acheva d’attirer à lui René. Il soupirait, il riait, il retrouvait la bonté de la Providence :
— Ah ! mon enfant !… mon cher enfant !… quel poids vous m’enlevez ! Et puisque vous avez cette pièce chez vous, de grâce courez la chercher. Je me charge d’éclairer tout… Après cela, madame Traversot…
Mais René se dégageant, coupa la phrase :
— Je vous demande pardon, mon cher abbé : pourrai-je savoir auparavant quel rapport imprévu existe entre mon acte de naissance, madame Traversot, et le motif qui, au dire de celle-ci, interdirait à ma mère de jamais paraître ici ?
Tout entier à sa joie de retrouver une situation correcte, là où il avait redouté la pire aventure, M. Valfour rit encore :
— Quant à cela, inutile de vous en battre les oreilles : l’essentiel n’est-il pas que madame Traversot revienne sur son sentiment ? et dès lors que j’en fais mon affaire…
Pour la seconde fois, René l’empêcha d’achever :
— Non, l’abbé, j’exige d’être éclairé.
— Des sottises !
— Raison de plus pour n’en rien perdre.
L’abbé riait toujours, bien qu’un peu du bout des lèvres.
— Soit : admirez donc où peuvent en venir des gens inoccupés que tourmente la soif d’aventures chez les autres. La différence de nom entre votre frère et vous, avait frappé : de là à supposer que vous n’étiez peut-être que le fils adoptif de votre mère…
— Il n’y avait qu’un pas, conclut René d’une voix glacée.
— Naturellement, on l’a franchi…
— Vous le premier.
— Ah ! mon enfant, ne me calomniez pas : j’y ai cru si peu que j’ai tenu à prévenir votre frère du bruit qui courait.
— Et mon frère a répondu ?
— En ne m’en parlant pas, ce qui était la plus spirituelle des réponses.
De nouveau, un bruit de marche sonna sur les dalles. Une dame en noir parut sur le seuil.
— A la minute… je suis à vous…, jeta l’abbé.
Et revenant à René :
— Vous le voyez, on s’impatiente, mais qu’importe ? Tout à l’heure, n’est-ce pas, apportez l’acte, et demain…
— Oh ! demain, dit René, impossible ; je ne serai pas ici.
— Vous partez pour Paris ? J’espère bien que vous n’y conterez pas…
— Que vous avez cru, au roman chez la portière ? Rassurez-vous : toutefois il est urgent de couper court à cette littérature. J’en connais un moyen radical et prétends y recourir dès ce soir.
Sans ajouter rien, René ensuite s’éloigna. Il avait la démarche un peu saccadée. A mesure qu’il s’en allait, le sourire de l’abbé s’évanouissait aussi. C’est qu’après avoir cru faire une lumière complète, M. Valfour se demandait si les voies de la Providence ne sont pas quelquefois beaucoup plus tortueuses qu’il n’y paraît.