L'appel de la route
I
Avant tout, débuta Tinant, et pour rassurer Duclos, apprenez comment j’ai connu les acteurs.
Au temps où j’achevais mon doctorat, un de mes parents me proposa d’accompagner en Italie un jeune homme pour lequel on cherchait un mentor. Au retour, et le voyage payé, une somme convenable devait récompenser mon agréable labeur.
— Il faut, m’écriai-je, que la compagnie soit bien mauvaise pour qu’elle entraîne une indemnité de retour.
— Point : elle est charmante, mais il importe que la mine revienne, j’espère que tu plairas.
Sur quoi, le lendemain, muni de l’adresse et du nom, je me présentai, rue Monsieur, chez madame Manchon de La Gilardière.
Vieil hôtel d’aspect triste et cossu ; mobilier dépourvu de style, mais en bois solides ; tentures lourdes et fanées : au total, une grandeur négligée, qui laissait indécis. Toutefois introduit dans la chambre même de madame Manchon, je ne tardai pas à sortir d’incertitude. Je n’étais pas assis qu’une grêle de questions tombait sur mes épaules :
— Quels sont vos projets d’avenir ? Comment bouclez-vous votre budget ? Quelles ont été jusqu’à présent vos distractions ? La philosophie est-elle pour vous une foi ou un gagne-pain ?
En dernier lieu seulement, madame Manchon daigna demander si je connaissais l’Italie, et sur ma réponse négative :
— Tant mieux : vous serez ainsi intéressé pour votre compte.
D’où je conclus que ma tête avait plu.
Cinq minutes après, un jeune homme qu’on avait fait appeler se présenta.
— René, dit madame Manchon, voici M. Tinant qui est disposé à voyager avec toi. Il doit être plein d’idées sur l’Italie puisqu’il s’occupe de philosophie. Entendez-vous pour un départ dans la huitaine. M. Tinant dîne avec nous ce soir, cela va de soi.
Je m’inclinai, bien que l’invitation eût plutôt l’air d’un ordre. René dit poliment :
— Nous aurons, dans ce cas, tout loisir pour accorder nos convenances après dîner.
Il ajouta allègrement :
— D’ailleurs, j’espère bien qu’on s’en remettra surtout à la fantaisie du jour. J’ai l’horreur des itinéraires à heure fixe.
Je m’esquivai ensuite, charmé par le sourire du fils, autant qu’étonné des manières décidées de la mère, et j’admirais aussi comme, en trois phrases, peut se manifester l’écart des caractères.
Bien entendu, une fois dehors, je m’empressai d’aller remercier mon parent. Sollicité de me fournir des précisions supplémentaires au sujet des Manchon de La Gilardière, il m’apprit ce qui suit.
Les Manchon, paraît-il, étaient papetiers de père en fils, aux environs d’Orléans. Le dernier venu avait agrandi l’entreprise au point d’en faire une rivale des usines d’Annonay, puis était mort jeune, dans des circonstances mystérieuses, suicide ou accident, on ne savait. Demeurée veuve à trente-huit ans, madame Manchon avait entrepris d’achever l’œuvre commencée par son mari. On vit, non sans quelque étonnement, une femme assumer la direction de nombreux ouvriers, apporter aux affaires une ténacité réfléchie, et la réussite répondre à son effort. La surprise ne fut pas moindre quand, après quelques années, on annonça qu’une société anonyme achetait les établissements Manchon. Libérée, riche, atteignant à peine la cinquantaine, madame Manchon, qu’on commençait d’appeler madame Manchon de La Gilardière, venait de planter là l’œuvre familiale et s’installait à Paris. Depuis lors, elle y vivait, en apparence désœuvrée, en réalité ne s’occupant que de son fils cadet qu’elle adorait. Par une gloriole assez inexplicable, celui-ci ne portait plus que le nom de La Gilardière.
La soirée acheva de m’éclairer sur le présent.
Arrivé très exactement, je vis dans le salon un curé maigre, une vieille demoiselle et René réunis en groupe autour de madame Manchon. Celle-ci m’accueillit avec une satisfaction non déguisée :
— Ravie de vous savoir ponctuel… Au moins, vous ne vous croyez pas impoli en arrivant à l’heure.
Puis, me désignant le prêtre :
— L’abbé Manchon, mon fils aîné.
Elle s’abstint de me présenter à la vieille demoiselle, mais se tournant vers elle :
— Lapirotte, allez secouer la cuisine qui est encore en retard.
Par bonheur pour Lapirotte, on vint annoncer presque aussitôt que le dîner était servi, et l’on passa dans la salle à manger.
Je ne me rappelle pas, bien entendu, les propos qui animèrent le repas. J’aurai en revanche et toujours, sous les yeux, le spectacle des convives.
Madame Manchon d’abord… Installé à sa droite, je ne l’apercevais guère que de profil, sauf lorsqu’elle m’adressait la parole. Surveillant les convives, elle n’intervenait que pour donner des ordres brefs. Ils étaient, chaque fois, scandés par une crispation de la main qu’elle avait jolie et prodigieusement volontaire.
En face de nous, et côte à côte, les deux frères. On imaginait difficilement deux êtres plus divers. René était bien tel que l’a dessiné Duclos : élégant, nonchalant et beau. Son sourire avait une grâce sûre d’elle-même. Le charme est un don qui enchante à la fois qui le possède et qui en approche : René jouissait du sien, en homme qui connaît son pouvoir et pourtant dépourvu de fatuité. Assuré de plaire, il se donnait la peine de conquérir. Enfoncé dans son assiette, l’abbé montrait au contraire une figure ingrate, dépourvue de lumière et plus encore de grâce. Le geste gauche, la parole rare, il semblait toujours sur le point d’éclater en reproches, comme si les mots ou la compagnie ne cessaient de l’offusquer. En somme, l’air d’un voyageur à table d’hôte, que gêne le voisinage, qui peste contre la lenteur du service et compte les minutes le séparant de la liberté.
Au bout de la table, enfin, la demoiselle de compagnie, Lapirotte. Tremblante, effacée, suivant avec une égale anxiété la marche des plats et les crispations de main du tyran, répondant au sourire de René et à l’humeur de l’abbé par des acquiescements tour à tour satisfaits ou navrés, puis s’échappant soudain au point de paraître oublier où elle était, cependant que passait sur ses traits la lueur d’une rancune indéfinissable.
Un monde, ces quatre visages. Derrière leurs expressions variées apparaissaient des âmes si dissemblables, qu’on se demandait par quel miracle elles réussissaient à vivre sous le même toit. Il n’était pas jusqu’aux noms qui ne traduisissent la différence profonde établie entre ces êtres soi-disant unis familialement : et n’était-ce pas déjà un symbole inquiétant que d’entendre nommer le prêtre : M. Manchon ; René : M. de La Gilardière, cependant que tous deux entouraient une Manchon de La Gilardière, de concert avec une Lapirotte ?…
Mais revenons à ma soirée.
A peine sortis de table, j’arrêtai le départ avec René. J’avais, cela va sans dire, subi comme tout le monde la séduction : au cours de notre rapide entente, j’eus aussi conscience de ne pas lui déplaire. Il nous quitta ensuite sous un prétexte quelconque. Auparavant, l’abbé s’était éclipsé sans bruit. Un signe du tyran congédia Lapirotte, et je me retrouvai en tête-à-tête, de même que le matin, avec cette différence toutefois que le repas excellent m’induisait à l’optimisme, et que j’espérais bien interroger à mon tour.
J’étais loin de compte : tout de suite, madame Manchon me remit au point :
— Du moment que vous me convenez, cher monsieur, me dit-elle, il est nécessaire que vous sachiez exactement ce que j’attends de vous. A tort ou à raison, j’ai l’ambition de faire de René un homme utile. J’avais compté jadis sur son aîné pour reprendre la conduite de l’usine paternelle. Malheureusement, j’ai eu le chagrin de lui voir tourner bride vers la prêtrise. Il restera toute sa vie curé, et même petit curé de petite paroisse ou de couvent ; c’est une désillusion à laquelle je me suis résignée sans plaisir : elle demande à n’être suivie par aucune autre. Pour René, il ne saurait être question d’industrie. Vous l’avez vu. Il est chimérique et nerveux : défauts irrémédiables pour qui dirige des ouvriers. D’autre part, sans être dépourvu d’esprit de volonté, il s’abandonne aisément aux circonstances, quitte à leur échapper ensuite par un coup de tête. Heureusement, je suis là pour reprendre la barre. J’ai décidé qu’il serait banquier. Il y a dans la finance une part de hasard et d’invention qui s’accorderont avec ses dons. Le métier, de plus, est mondain, et mène haut, si l’on sait s’y prendre. Dans un an, après apprentissage dans une maison sûre, René aura donc une commandite, ou je l’établirai à neuf, suivant l’occasion. Le voyage que vous allez entreprendre est une concession, — la dernière, — faite à son dilettantisme. Je m’y suis ralliée avec peine, et à condition qu’au retour nous passerions immédiatement aux réalisations d’avenir. Il importe, dès lors, qu’en cours de route la fantaisie ne reprenne pas son vol. Votre influence, à cet égard, doit être décisive. Je compte sur vous pour ramener, si besoin est, l’imagination de René au point de vue solide qui est le mien. Comment ? affaire à vous : un philosophe en sait plus que moi sur ce sujet et vous avez le champ libre. René m’écrivant à peu près chaque jour, je me réserve d’apprécier votre action, et même, s’il est utile, de vous faire part de mes remarques…
Tout cela, net, jeté de haut, avec des nuances assez marquées pour ne pas échapper : dédain évident du fils aîné, inflexion attendrie dès que passait le nom de René.
Je m’inclinai sans discuter. Je quittais la cour de l’hôtel quand René me rejoignit.
— Puisque vous vous en allez, dit-il, me permettez-vous de vous escorter un peu, histoire de faire vraiment connaissance ?
Et ce que je prévoyais, suivit. Après la mère, le fils.
— Amis ou ennemis ? poursuivit-il.
J’affectai de me méprendre :
— De qui parlez-vous ?
— Mais de nous, bien entendu.
Il prit mon bras d’un geste cordial, et gaiement :
— Allons, j’abats mon jeu. Je n’ai aucune envie de m’ennuyer pendant le voyage. Il dépend de vous que nous en jouissions sans arrière-pensée, puisque vous représentez auprès de moi l’autorité, c’est-à-dire, maman. (Il disait maman.) Or j’adore maman, elle m’adore, mais nous sommes aux antipodes. Maman est un homme d’action. Jadis elle menait l’usine à la baguette : aujourd’hui, à défaut de mieux, son empire s’exerce sur les domestiques, sur la pauvre Lapirotte, surtout sur moi. Par malheur, je représente le dernier lot d’ambitions réalisables. Dieu me pardonne ! maman rêve pour moi de grand monde, de fortune, enfin d’un tas de choses qui me sont parfaitement indifférentes et même me semblent désagréables. Jugez des désillusions que je procure ! Est-ce ma faute si j’aime flâner, si la paresse est mon fait, enfin si la moindre petite fleur bleue me paraît plus enviable qu’une place de ministre ? Oh ! je me connais, allez ! Je sais aussi que je suis très faible, à preuve que, de guerre lasse, j’ai juré d’aller au retour moisir dans une banque… Mais, de grâce, et sous prétexte d’entretenir mes bonnes intentions, allez-vous, le long de la route, m’accabler de sermons ? Plutôt que de subir la morale que j’entrevois, je préférerais renoncer à l’Italie !
Je me mis à rire, conquis par un tel mélange de lucidité, de candeur et de rouerie :
— Jurez-moi qu’une fois de retour, vous obéirez aux désirs de votre mère !
Il tendit comiquement le bras :
— Sur quelle tête faut-il prêter serment ?
— En ce cas, topons. Bouclez vos malles ; on n’en parlera plus.
Il eut une exclamation joyeuse :
— Savez-vous que vous serez peut-être un compagnon aimable ?
— Certainement votre ami.
— Je commence à le croire.
— J’en suis sûr !
Et je rentrai surpris que deux êtres capables de s’exprimer l’un sur l’autre avec une telle clairvoyance et se sachant à ce point différents ne doutassent pas cependant que l’avenir fût impuissant à les séparer. J’avais compris, au surplus, que pour madame Manchon, il y avait d’un côté René et de l’autre le reste de l’univers représenté par l’abbé, mademoiselle Lapirotte, ou n’importe qui…
Je n’ai plus qu’à courir pour achever ce qui me fut personnel dans cette histoire.
Trois jours plus tard, je partais avec René et notre amitié commençait. D’elle je dirai seulement que j’éprouvai très vite les sentiments d’un jeune père pour un grand fils et que cette affection m’était rendue.
J’ai gardé aussi de notre commerce durant le voyage un souvenir attendri. René n’était pas uniquement ce qu’il avait dit : il était mieux. Cœur distrait, volontés fugitives, soit : en revanche, que d’élans à l’approche de l’art et toujours le goût du plaisir d’autrui pour arriver à mieux plaire !
Je m’aperçus avec surprise qu’il connaissait peu la vie. L’éducation à domicile, l’habitude prise de se laisser guider par sa mère dans les moindres difficultés quotidiennes l’avaient en fait isolé du monde. Des quelques aventures que lui avait attirées sa tournure, il n’avait rapporté qu’un désir plus conscient de l’amour véritable. La froideur de son frère le laissait sans rancune. « Maman laisse trop voir sa préférence ; il y a là de quoi vexer même un curé ! » disait-il plaisamment. L’écart des âges, — près de dix ans, — pouvait d’ailleurs expliquer aussi cette attitude dont il avait pris son parti. Il nourrissait enfin une admiration mêlée de soumission clairvoyante à l’égard de madame Manchon : au contraire, il parlait rarement de son père et toujours comme d’un être dont la mémoire est indifférente : la place tenue par madame Manchon n’en était que plus grande.
Un peu avant de rentrer, une lettre informa René des conditions de sa vie prochaine. La banque Chasseloup, de Semur, consentait à l’accueillir et à le traiter en associé. La province seule permet de trouver de ces combinaisons heureuses qui unissent les avantages d’un apprentissage rapide à la dispense de s’immobiliser dans les emplois inférieurs. Madame Manchon n’avait donc pas hésité à accepter le sacrifice d’une séparation momentanée. Au surplus, René, affirmait-elle, trouverait sur place, dès l’arrivée, des relations agréables, car l’abbé Manchon avait pour camarade de séminaire un prêtre de Semur fort répandu, l’abbé Valfour.
René, après sa lecture, jeta la lettre au fond d’une valise et, maîtrisant son humeur, déclara :
— N’y pensons plus : il sera temps d’y revenir une fois en route pour Semur.
Trois semaines nous séparaient à peine de l’échéance. Elles passèrent comme un éclair. De retour à Paris, René venait me voir à peu près chaque jour. J’étais le confident de sa mélancolie : elle cédait aisément devant la moindre plaisanterie. Peut-être, au fond, découvrait-il déjà l’attrait de la liberté.
Enfin, la veille du départ, je fus convié à un dîner d’adieu, en tous points semblable à celui que je viens de décrire. Mêmes convives, mêmes contrastes dans les attitudes : l’abbé plus silencieux encore, madame Manchon un peu nerveuse, Lapirotte assez souriante, René parfaitement gai.
Après le repas, madame Manchon me fit asseoir près d’elle et me remercia d’un ton ému :
— J’apprécie votre tact, me dit-elle ; il est excellent que vous soyez devenu l’ami de mon fils. Dans quelques années, je tâcherai de lui trouver la compagne qui me remplacera près de lui et ma tâche sera terminée.
— Pourquoi vous remplacer ? répliquai-je en riant : je vois très bien René trouvant à Semur une femme charmante, et vous-même ravie de diriger deux enfants au lieu d’un.
— A Dieu ne plaise ! s’écria-t-elle. René, seul, choisirait au rebours du sens commun. Et puis… ce n’est pas pressé…
A défaut du ton qui s’efforçait de rester plaisant, l’expression du visage devenu fermé en disait long sur ce manque de hâte.
— De quoi parlez-vous donc ? dit René s’approchant de nous.
— De votre prochain mariage.
— Oh ! fit-il à son tour, d’un air comiquement effrayé, n’envisageons pas toutes les catastrophes : Chasseloup, par bonheur, n’a pas d’héritière.
Madame Manchon répliqua :
— Quelles que soient les héritières de Semur, aucune ne vaut qu’on s’y arrête : n’oublie pas que, dans six mois, tu reviendras ici…
Les derniers mots de René, en me quittant, furent :
— Si je fais là-bas des sottises, j’aurai du moins la consolation de vous en aviser. Comptez que j’écrirai souvent.
Il a tenu parole. Presque tout ce qui va suivre est tiré de ses lettres. Je n’ai pas eu, comme Duclos, à quêter jour à jour les éléments d’un drame soigneusement célé par les auteurs : ils me sont venus sans effort, dans ma chambre de Paris, envoyés par l’intéressé devenu historien de la tempête qui devait l’emporter. Et vous ayant ainsi prouvé ma véracité, je n’ai plus qu’à m’effacer pour laisser parler les faits ; il est bien inutile, n’est-ce pas, d’y ajouter l’exposé d’impressions personnelles, demeurées par force lointaines et surtout impuissantes à rien modifier ?