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L'appel de la route

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VII

Voici, rapporté autant que possible avec les couleurs diverses qui l’animèrent, le récit de M. Lormier. Imaginez à votre gré la mimique et l’accent. Je fus trop vite saisi par le fond pour m’arrêter à l’accessoire. L’un a détruit l’autre dans ma mémoire.

« Dois-je, commença-t-il, rappeler l’unique visite que je vous aie rendue, et les aveux qui s’y mêlèrent ?… Non ?… Alors, laissons cela. A tort ou à raison, j’accusais un inconnu de me séparer de ma fille. « Folie ou jalousie, deux choses qui vont de pair », prétendiez-vous. Je partis, répliquant : « Ni l’un ni l’autre ». Vous n’aviez pu parvenir à me convaincre : et pourtant de notre entretien devait sortir un résultat inattendu. Certain de ne pas me tromper, je vous quittai, résolu à ne plus discuter les moyens. Après m’être contenté si longtemps de renseignements accidentels ou d’intuitions, je rentrais décidé à espionner ma fille !…

Le premier pas sur une telle route paraît toujours facile. On se dit : « Je me contenterai d’une surveillance muette » et il semble que le fait de regarder d’une manière continue ne changera rien au cours des choses.

Dès qu’on passe à l’acte, la réalité se venge et les ruines commencent. Ce même soir, j’étais à peine de retour que déjà je mentais. Il fallait donner à Geneviève l’apparence de plus de liberté : j’annonçai qu’à partir du lendemain, je reprendrais mes travaux. « J’ai la nostalgie de l’étau », déclarai-je. Ma fille aurait dû s’étonner : elle ne parut que joyeuse. « Allons, dit-elle, tu as eu raison d’aller chez ce médecin : il t’a rendu l’équilibre ». Ainsi, avant même que rien eût commencé, chacun prenait le rôle. N’importe ! je me refusai à reculer : à dater de là, j’entrai dans l’allée sombre et j’espionnai…

Pour la seconde fois, je prononce le mot. A le sortir dans sa hideur, je me rends compte aujourd’hui qu’alors seulement débutait la folie dont vous m’accusiez auparavant… Folie, en effet, d’employer de la sorte des heures que je pleure maintenant avec des larmes de sang, et qui étaient les dernières où j’aurais pu jouir de mon enfant ! Quant au résultat, nul. Je constatai que ma fille causait avec nombre de gens dont aucun ne comptait. Elle allait à Notre-Dame se confesser à l’abbé Valfour : mais quel rôle cet abbé aurait-il pu jouer ? je ne le vois pas. Ajoutez une ou deux courses de banques, car, devenue majeure, elle avait désiré et obtenu de moi l’autorisation de gérer elle-même la fortune de sa mère… et voilà le gain d’un mois de contraintes, de sorties à la dérobée, de trahisons quotidiennes. En suivant comme jadis les seules nuances du visage, j’aurais du moins vécu près de lui et, — qui sait ? — avec plus de résultats !

Aussi bien, ces nuances mêmes ne servaient qu’à exaspérer mon inquiétude par leur diversité désolante, tellement qu’un soir, n’y tenant plus, j’osai demander : « A qui penses-tu ? »

Point de réponse…

Ah ! ce fut une scène étrange ! Tour à tour commandant et suppliant, j’exigeais le nom, j’offrais d’aller chercher l’homme, je consentais d’avance à pardonner, à disparaître… Elle, cependant, se bornait à secouer la tête :

— Père, à quoi songes-tu ? Quel délire t’a pris ?

Quand je me calmai, nous n’avions rien obtenu l’un de l’autre ; toutefois, nous étions assez émus pour croire à l’avènement de temps nouveaux. Puis, le lendemain, chacun reprit son souci profond : une fois de plus, des cœurs douloureux s’étaient heurtés, la situation restait pareille…

Ou plutôt non… Brusquement, la mélancolie de ma fille disparut. A la tristesse accablée des jours anciens, succéda une gaieté fiévreuse qui accrut mes appréhensions. Geneviève, maintenant, semblait soulevée par une ivresse intérieure, un continuel bondissement de joie, une impatience à dévorer les heures telle qu’en peut seule donner l’attente victorieuse. Et celle-ci se prolongea une semaine, semaine interminable durant laquelle j’attendais, moi aussi, mais autrement… Jamais, en effet, je n’avais plus senti la chose planer sur nous. Je discernais le battement sourd de ses ailes. J’étais sûr qu’elle venait, sûr qu’elle nous emporterait…

Je me rappelle vous avoir alors rencontré, et un mot de vous me reste, tant j’en perçus la tragique ironie : « Vous voyez bien que tout s’arrange. » Prophétie admirable ! Quarante-huit heures plus tard, voici comment elle se réalisait :

J’étais dans mon laboratoire. C’était le soir. Soudain, la porte s’ouvre, doucement, et j’aperçois ma fille, les traits décomposés, méconnaissable… Aussitôt, je me jette vers elle :

— Qu’as-tu ?

Elle tenta de sourire :

— Rien… je voulais simplement… enfin, je me décide à te demander peut-être un sacrifice, en tout cas une chose à laquelle je tiendrais… passionnément.

A ce mot, j’imaginai aussitôt qu’il s’agissait de l’autre. L’élan coupé, j’eus à peine la force de balbutier :

— Explique-toi.

— Tiens-tu beaucoup à habiter Semur ?

Toujours obsédé par la pensée de l’autre, je balbutiai encore :

— Avec toi, peu importe où je suis : pourquoi demander cela et que veux-tu ?

Je la vis frissonner ; cependant, ses yeux ne tentaient pas de me tromper :

— Je souhaiterais partir d’ici : j’ai un désir absurde de nous noyer dans Paris…

L’autre était-il donc parti aussi ? Voulait-elle le rejoindre ? Certes ! il m’était bien indifférent de quitter la maison, ou d’y rester ! J’ai toujours été sans racines, moi… Mais songez qu’en acceptant, j’allais peut-être renouer la chaîne, au moment même où le hasard la brisait ! Et je n’eus pas le courage de dire tout de suite : « Faisons ce qui te plaît », mais, au contraire, je biaisai :

— Pourquoi non ? On peut y réfléchir… donnons-nous le temps.

Elle joignit les mains, suppliant :

— Justement, je voudrais qu’on ne réfléchît pas et partir… tout de suite… après-demain, par exemple.

Grand Dieu ! Était-ce moi qui me trompais ? Une telle peur dans sa voix !… Si, au lieu de rejoindre l’autre, elle cherchait au contraire à lui échapper ?… Du coup, je cessai d’hésiter :

— Après-demain, soit : à une seule condition.

— Laquelle ?

— Dis-moi le motif de ton désir, le vrai…

Son regard vacilla, éperdu. Nous étions au bord de l’aveu, je le jure ! Cela ne dura qu’un millième de seconde : déjà elle s’était ressaisie.

— Père, murmura-t-elle, ne suffira-t-il pas de te le dire… à Paris ?

Je fis un geste farouche.

— Le motif ! je l’exige… il me le faut… sur l’heure !

Je n’achevai pas. Les mains tendues comme pour repousser les mots qui pourraient suivre, elle avançait vers moi :

— Je t’en conjure !… là-bas seulement… Tu as ma parole… une parole sacrée. En revanche, aujourd’hui épargne-moi… épargne-nous ! Ne me repousse pas, surtout, quand je ne demande qu’à me réfugier près de toi !

Alors, désespéré de sentir qu’elle souffrait, je ne savais pour quoi ni pour qui, mais ivre à la pensée qu’enfin elle revenait s’abriter dans mes bras, je l’étreignis.

Je ne me rappelle plus ce qui a suivi. Je criais :

— Quand tu voudras ! Où tu voudras ! pourvu que tu sois heureuse !

Et je connus la minute ineffable après laquelle on devrait mourir, car la vie ne la donne qu’une fois, car son souvenir ne sert qu’à mesurer de quel sommet l’on tombe, quand le désastre vient…

Notre départ eut lieu le lendemain. Les meubles suivraient, aussitôt l’appartement trouvé.

Premières journées de Paris… Je suis en quête de logis et grimpe des étages. Geneviève de son côté, et soi-disant pour aboutir plus vite, fait de même. Nous ne nous retrouvions que le soir, harassés. La fatigue m’anesthésiait. Sans elle, n’aurais-je pas senti que, déjà, sous des formes différentes, le supplice recommençait ?

Enfin, je crois avoir trouvé. J’amène Geneviève, lui demande si mon choix lui convient.

— Oui, c’est parfait.

— Dans ce cas, je vais presser l’installation.

— Oui, cela vaut mieux.

— Comment ! cela vaut mieux ?… N’est-ce donc plus ce que tu souhaites ?

— Oui, sans doute.

A chaque oui, un geste vague, indifférent ; mais soudain, elle se ressaisit, m’embrasse :

— Père ! que tu es bon !

Je répète de tels mots parce que, devant eux, tout s’efface… Ce jour-là, ils suffirent encore pour m’aveugler. Mais l’emménagement terminé, nos tête-à-tête repris, quelle illusion garder ? Non seulement l’autre nous avait rejoints ; à la lettre, il dévorait ma fille !

Oui, jadis Geneviève me souriait encore de temps à autre : désormais devenue sa proie, muet fantôme, elle demeurait accablée, immobile, toujours absente. Je me disais : « Pourra-t-elle seulement continuer à vivre ? » A d’autres instants, soulevé de colère, j’avais envie de crier : « Qu’attends-tu pour remplir ta promesse et m’éclairer ? » Cependant ni l’un ni l’autre n’ouvrait la bouche. C’était une contagion de silence. En vérité, nous ne savions déjà plus qu’attendre encore, souffrir et craindre ! Oh ! la folie d’escompter toujours l’avenir en méconnaissant le présent ! Que ne sommes-nous restés comme nous étions alors ? Pourquoi ma fille, fidèle à sa parole d’honnête homme, a-t-elle enfin parlé ?

Ici, arriverai-je à poursuivre ?

Elle parla… Depuis quatre mois bientôt, j’attendais cette heure… Elle parla, et sa voix douloureuse m’arrivait du fond d’un abîme, disant :

— Père, le moment est venu…

Le Christ, au jardin des Olives, a dû gémir de même : « Père ! que votre volonté s’accomplisse ! »

Moi, j’écoutais sans soupçonner ce qui approchait, certain déjà d’être au Calvaire. J’avais envie d’ouvrir les bras en croix !

Puis la massue qui s’abat :

— Père, pardonne-moi : je ne t’aurais jamais quitté pour un homme, mais l’époux que j’ai choisi ne tolère pas de partage. Obéissons à Dieu qui me veut toute à lui. Je ne résiste plus, je subis sa grâce, j’entre au Carmel…

N’insistons pas. Que j’aie vécu cela sans être anéanti sur place me confond. Saviez-vous seulement qu’on pût perdre son enfant sans qu’il cessât d’être vivant ! qu’à partir d’un jour donné, des pères sont condamnés à se dire : « Ma fille vit dans une maison qui touche la mienne, et je ne la reverrai jamais, fût-ce dans son cercueil ! » Moi, je l’ignorais… Je ne suis même pas sûr de l’avoir compris tout de suite. Il faut du temps pour s’accoutumer à l’énormité du mal. Si on le percevait en entier dès qu’il paraît, on cesserait de souffrir en cessant de vivre, et l’on assure que la bonté de Dieu s’y oppose… Mais je m’égare… Je ne veux que raconter des faits. Le reste, mon délire, le conflit au cours duquel, trois semaines durant, nos misères se sont heurtées, les larmes qui ont brûlé mes yeux, — car je pleurais, en ce temps-là, — mes cheveux blanchis, tout cela n’est que l’accessoire. Revenons à l’essentiel.

Un matin, je me réveillai dans un appartement vide. Enfin, l’autre avait gagné la victoire. Geneviève était partie. Je n’avais plus d’enfant…

Ensuite, un temps vague, aboli dans mon souvenir… Geneviève était entrée au Carmel de Versailles. Je vendis mes meubles, mes instruments, mes livres, — pour fuir le passé, j’aurais vendu jusqu’à mes vêtements ! — et je vins ici. C’était il y a trois ans : c’est d’hier.

Quand j’entrai dans ce garni, mon existence, ne pouvant être pire, semblait aussi défier le sort. L’excès du désespoir a ceci de consolant qu’on se croit à sa limite.

Ah ! si ma fille s’était faite carmélite, j’étais bien devenu, moi, un religieux laïque, dépouillé de tout, même de l’espoir en Dieu. Nul intérêt à rien, un détachement absolu, le dégoût du bien comme du mal, de la journée qui passe et du lendemain qu’on souhaite ne point voir. Une seule chose vivait encore au milieu de ces ruines : la pensée que ma fille était là, — tenez, on aperçoit d’ici le couvent, — qu’elle était là, presque à portée d’appel, et que, cependant, elle était morte !

Au début, je tentai de la voir. Vous connaissez le rite. Les demandes s’engouffrent dans un rideau qui double les barreaux ; les réponses, surveillées par une sœur écoute, ne répondent à rien. Pour savoir si votre fille est heureuse, si elle est bien portante, si votre présence lui est importune, rien d’autre qu’un son de voix. Encore celui-ci n’est-il plus comme autrefois. Toutes les écritures de couvent sont identiques, toutes les voix s’y ressemblent. A chaque visite, j’assistais ainsi à l’effacement progressif de celle qui avait été ma fille. L’ombre du cloître, comme celle de la nuit, dévorait par degrés insensibles son apparence visible. Positivement, j’en arrivais à me demander parfois si c’était encore elle qui répondait, ou une remplaçante. Bientôt, découragé, je cessai de venir. Je n’assistai même pas à la prise de voile. On m’assurait que ma fille était heureuse ; que demander de plus, et tous les pères ne devraient-ils pas renoncer à leur enfant pour lui assurer pareille chance ?

Hélas ! monsieur, il paraît que je n’en étais pas là, puisque, non content de repousser d’un cœur révolté ce dénouement bienfaisant, je me suis mis à haïr Dieu !

Songez qu’un amant m’aurait du moins permis de voir ma fille ! Tôt ou tard, d’ailleurs, les hommes se lassent ; un jour ou l’autre, ma fille abandonnée me serait revenue ! Tandis que Dieu !… un Dieu qu’on n’aperçoit pas, qui n’existe pas, peut-être… un Dieu qui a pour festin de choix la douleur humaine… ah ! celui-là, quand lâcherait-il sa proie ? Il prend et garde tout.

Que de fois, alors, me suis-je rendu, l’après-midi, à la chapelle du Carmel. J’y arrivais à l’heure de l’office, avec l’espoir que, parmi les chants, je distinguerais, qui sait ! le seul qui m’importât : mais, à peine assis, je n’étais plus frappé que par le symbole du spectacle : derrière une toile noire, des femmes s’obstinant à prier devant un tabernacle qu’elles ne voient pas, et vide comme la nef. « Voilà donc, pensais-je, pourquoi je n’ai plus de fille : un rideau l’empêche de voir ! » Et pris de rage, je repartais, puisque jamais ce rideau ne devait se relever, puisque rien non plus ne peut suspendre l’appel à un Dieu qui ne répond pas !…

Pardon… Je parle encore de moi. Quelque volonté qu’on en ait, on a peine à faire abstraction de certains souvenirs. Et pourtant que sont ceux-là, auprès du reste !…

Deux ans passèrent.

Le 10 juillet dernier, un mot de la Supérieure m’avisait que Geneviève était tombée malade. On me mentait d’ailleurs : j’ai appris depuis lors que, dès son entrée, la phtisie l’avait minée.

Je ne sais si vous imaginez exactement ce qu’est la situation d’un père auquel on fait part du danger grave couru par sa fille, et qui, en même temps, n’a ni le droit, ni la possibilité d’approcher d’elle ? Durant une quinzaine, je dus me contenter d’aller au couvent solliciter des nouvelles. Nanti d’un bulletin verbal et sommaire, la famille ainsi satisfaite, je n’avais plus qu’à repartir, laissant à des indifférents la charge de soigner mon enfant. Libre à moi d’ailleurs de participer à la joie mystique des religieuses qui me renseignaient. Une fin rapide et pieuse n’est-elle pas la récompense suprême à laquelle toutes aspirent ?

De retour ici, terré le reste du jour comme une bête touchée à mort, libre encore à moi soit de me jeter par la fenêtre, soit de supplier la divinité avec l’ardeur du sauvage qui conjure le tonnerre de ne plus tonner. Ceci aurait de me rendre fou : même cette grâce m’a été refusée !

Enfin le 27 juillet, arrivé à l’heure habituelle, je fus accueilli par la Supérieure en personne. Grâce à Dieu ! sœur Thérèse du Sacré-Cœur s’était heureusement endormie dans le Seigneur, au jour levant. Une sainte de plus venait d’entrer dans le ciel. Vous le voyez, la mort prise de la sorte n’est qu’allégresse. On se demande même pourquoi la Bible en fait un châtiment.

Vous croyez aussi, peut-être, que j’ai tenté de rompre les barreaux qui me séparaient du corps de ma fille ? Je suis parti sans répondre, sans un geste, sans une larme. Tout à coup j’étais devenu exactement pareil à ce bois de fauteuil… insensible… je le suis encore. D’ailleurs, de quoi me plaindre ? Depuis si longtemps déjà, ma fille était morte pour moi ! Alors, n’est-ce pas, il n’y avait rien de nouveau, rien sinon que, derrière le voile, les survivantes prieraient encore avec plus de joie ?…

Hé bien ! non… Tout est changé : avant, je ne la voyais plus, elle était perdue pour moi, mais je la sentais vivante ! Avant, ce n’était qu’un couvent qui me la prenait, c’est-à-dire d’autres êtres humains capables, comme vous et moi, de changer d’idée, et même de lâcher leur proie ; tandis que cette fois, le voleur ne rendra pas ! Un vol, voilà le mot ! et dans quelles conditions !…

Si rude que soit le jeu de la vie, il y a des conventions qui le régissent. Les parents, par exemple, disparaissent avant les enfants. L’inverse est une tricherie. Or, pour moi, la mort a biseauté les cartes ! Elle m’a volé, vous dis-je, contrairement aux règles, volé comme on détrousse un provincial dans un tripot ! Et il n’y a pas de police pour interdire cela, pas de magistrat pour le punir !… Étonnez-vous, maintenant, si des pensées atroces se lèvent dans mon cerveau ! La vue d’une mère avec son mioche me fait serrer les poings. Quand une jeune fille passe, je me demande : « Pourquoi n’est-ce pas elle qui est morte ? » Je hais la jeunesse qui s’étale, les infirmes qui prennent au soleil la place de ma fille : la lumière, la joie des autres me crucifient… Ce n’est rien encore : retourné vers le passé, je prétends y traquer le misérable que j’y pressens, et qui, sans se découvrir, nous a poussés, elle et moi, sur le chemin où la mort attendait !…

Mais vous hochez la tête… Attendez ! je n’ai pas achevé… Sans ce qui va suivre, aurais-je tenté l’incroyable effort de ce récit, et que feriez-vous ici ?…

Trois jours après, je revenais du cimetière. Un homme se présente ici, — un prêtre qui est, paraît-il, l’aumônier du couvent…

A sa vue, je fus tenté de refermer la porte. Bien que je ne le connusse pas, j’aurais juré que lui aussi arrivait de là-bas : il portait encore dans sa soutane des relents d’encens, de terre mouillée et de cire mortuaire. Cependant, il insiste, exige presque d’être reçu : enfin il pénètre, et le voici, là, exactement à votre place.

Il m’adresse d’abord de vagues consolations que je n’écoute pas, s’excuse de me déranger dès les premières heures de mon deuil, puis soudain s’interrompt : s’il est venu, c’est qu’il est chargé d’une mission et a promis de s’en acquitter ce jour-là même.

— Voici, acheva-t-il, le papier que sur l’ordre de madame la Supérieure, et en conformité du désir exprimé par votre fille, je suis chargé de vous remettre. Lisez-le. Sachant ce qu’il contient, je compte qu’il vous aidera dans votre épreuve. Il est le dernier acte d’humilité d’une carmélite dont je n’ai jamais cessé d’admirer les vertus et, — je voudrais au moins l’espérer, — la preuve éclatante qu’après Dieu, vous avez eu la part de choix dans l’âme d’une sainte.

Il me tend l’enveloppe. Je la dépose sur cette table.

— C’est bien, monsieur l’abbé, je vous remercie.

Il attend un instant, croyant que je vais lire, mais je ne bouge point. Après quoi, il se lève :

— Je comprends, monsieur, que vous préfériez être seul pour en prendre connaissance. Que Dieu vous aide ! Si vous le permettez, je reviendrai dans quelque temps.

La porte bat : je me retrouve seul. Et je contemple l’enveloppe blanche sur laquelle mon nom n’est même pas écrit, cette enveloppe qui, paraît-il, vient de ma fille, où elle a mis peut-être sa vraie pensée, où je trouverai, m’assure-t-on, ma première consolation.

Près de quarante-huit heures s’écoulèrent, le croiriez-vous ? durant lesquelles je n’y touchai pas, tant j’avais l’effroi de ne trouver que des phrases pieuses, l’espoir d’y découvrir que j’étais encore aimé, et une crainte sourde de me heurter à de nouvelles douleurs.

Enfin, vaincu par le désir d’approcher une dernière fois ma fille, je sortis, en tremblant, le feuillet, et je lus.

Que je dise tout de suite que je n’ai plus la possibilité de montrer cette lettre, cette confession plutôt : je l’ai brûlée. Elle n’était pas d’ailleurs de la main de Geneviève, trop faible déjà pour écrire elle-même. Le contenu, cependant, en reste gravé là… Il y a des phrases qu’on lit une fois et qui s’impriment au fer rouge. Ces phrases, non plus, je ne les répéterai pas. Trop souvent, depuis lors, je me suis demandé s’il n’eût pas été mieux de les ignorer !… En revanche, pour vous éclairer, il est nécessaire de résumer l’essentiel…

Et d’abord, ma fille me demandait pardon ! oui, — pardon de m’avoir quitté, pardon de s’être dérobée à l’immense tendresse qu’elle savait lui être donnée, pardon de n’avoir pas dit comme elle me la rendait…

Je sais bien qu’à la veille de sa vêture, elle m’avait écrit les mêmes choses : mais alors, elle obéissait à une règle, tandis que maintenant rien ne l’obligeait à rappeler ainsi notre passé, rien surtout ne l’obligeait à le justifier. Or, monsieur, la suite n’avait pas d’autre objet.

Acte d’humilité, avait dit l’aumônier. Suprême élan de contrition ? possible encore… Avant tout, besoin de m’expliquer, à moi le père, pourquoi j’avais été torturé et quelle fatalité supérieure dicte les événements.

Si ma fille, en effet, est morte carmélite, si vous me voyez là, dépouillé, solitaire et révolté, c’est que ma fille, ayant cru tuer une âme, n’a vu, pour la racheter devant Dieu, qu’un sacrifice possible : le sien. Supposez une seconde qu’il n’y ait pas eu l’autre, ma fille n’eût jamais été religieuse, je n’aurais pas souffert, et probablement je bénirais la vie. Laissons de côté la phraséologie pieuse, les remords de pécheresse accablée sous le fardeau d’une faute problématique, que reste-t-il de la confession de ma fille ? L’autre. Car, à Semur, mes yeux avaient bien vu. De toutes les forces de son être, ma fille adorait l’autre ! A la suite de quel drame l’autre a-t-il disparu en menaçant de se tuer, comment ma fille a-t-elle perdu sa trace, cru la menace réalisée, comment surtout en est-elle venue à se traiter en justicier ? je l’ignore ; et à quoi bon d’ailleurs ? Ah ! si seulement elle m’avait alors ouvert son cœur, ensemble, n’est-ce pas ? nous aurions vu clair, j’aurais dissipé ces folies : je lui aurais ramené l’autre, à coup sûr demeuré bien vivant ! tandis que maintenant… Maintenant, monsieur, ma fille est morte, je voudrais être mort, et c’est un autre qui a fait cela, un autre dont ma fille a probablement ignoré ce qu’il est devenu, un autre dont je ne connais toujours pas le nom… Auparavant j’accusais Dieu : désormais, je dois accuser, haïr dans le vide !

Ainsi, quelque part un homme existe, que ma fille a aimé, qui a dédaigné ma fille, pour lequel ma fille a tout sacrifié, y compris moi : et cet homme m’échapperait ? Allons donc ! dussé-je y consumer ce qui me reste de fortune et de vie, je prétends, j’exige de l’atteindre !

Comprenez-vous aussi pourquoi vous êtes là, pourquoi vous m’écoutez ?

Depuis deux mois, je fouille le passé, je scrute, je tâtonne… Ah ! tous les gens que nous avons pu connaître, comme je les ai déjà interrogés, soupçonnés, jaugés !… Rien encore, pas même la pauvre lueur qui, sans éclairer, marquerait au moins la voie ! Et voici que, soudain, vous reparaissez… vous qui avez dû savoir… qui savez peut-être… Du coup, j’ai vu l’horizon se rouvrir. Il me semblait que ma fille elle-même vous amenait pour mettre fin à ma dernière angoisse. Elle était là, me commandant de ne rien omettre, assurée d’éclairer ainsi vos soupçons, ou mieux, de justifier votre certitude. Alors, à votre tour ! Quand on a été mêlé comme vous à la vie quotidienne d’une ville, on n’ignore rien de ce qui s’y passe. Je sens, je suis sûr que vous, du moins, n’hésitez pas… Donc, répondez ! qui est l’autre ? A qui dois-je l’enfer où je descends ? Oh ! ne détournez pas les yeux… Même si c’était vous, par hasard, vous ne devez pas vous taire ! parlez… j’ai tout dit… j’attends… »

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