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L'appel de la route

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VIII

Arrêtons-nous un instant, avant de poursuivre la scène.

Il est clair que n’importe quel auditeur eût senti son indifférence fondre au rayonnement de douleur qui émanait de M. Lormier. Qu’était-ce, quand on avait mesuré, comme moi, la passion jalouse dont ce père avait vécu ?

Admirez aussi l’ingéniosité de la souffrance, une fois la blessure faite, à se renouveler. Quelle gradation savante ! Pour une indisposition sans gravité, j’avais vu M. Lormier trembler d’épouvante à la pensée de perdre sa fille : il l’avait maintenant perdue deux fois. A un autre, qui eût aimé son enfant d’une manière ordinaire, cela ne serait pas arrivé ; mais au père exceptionnel, l’exceptionnelle aventure. Pour être choisi, il suffit qu’on soit entre tous le plus apte à goûter l’amertume du breuvage…

Restait qu’au milieu de tant de ruines, un vague désir agitait le cœur du malheureux. Que ce désir fût ou non déraisonnable, il était. A tort ou à raison, M. Lormier voulait connaître l’autre. Allais-je lui répondre, et m’abandonnant à mon tour à l’intuition qui, brusquement, illuminait mon esprit, devais-je, pour l’apaiser, lui livrer celle-ci ?

Ici, en effet, se place pour moi une série de phénomènes mentaux que je ne tenterai pas d’expliquer et dont il me suffit que je les aie subis. Et d’abord, à peine M. Lormier achevait-il son récit, que, brusquement, une image avait surgi devant mes yeux : La Gilardière.

Pourquoi lui ? quelles preuves en apporter ? Un seul jour, il avait passé devant nous, et mademoiselle Lormier avait semblé ne pas le voir. Une autre fois, M. Lormier en avait parlé et c’était pour en dire du mal, précisément sur la foi de sa fille. Enfin La Gilardière parti, les Lormier étaient partis à leur tour : coïncidence, rien de plus.

Cependant, aujourd’hui encore, j’ai la conviction de ne pas errer : La Gilardière dut être l’autre. Si, comme l’imaginait M. Lormier, sa fille m’avait conduit ici pour l’éclairer, elle faisait mieux encore : elle me criait le nom ! Je ne pouvais pas ne pas l’entendre !

Mais il y a plus : à la minute même où ceci s’imposait à moi, alors que j’allais ouvrir la bouche pour accorder à M. Lormier le pauvre soulagement momentané qu’il mendiait à grands cris, aussi impérieuse que la suggestion du nom, une force intérieure m’ordonna de me taire.

Le comprenne qui voudra ! il semblait positivement que la lumière ne m’eût été révélée que pour mieux la préserver. Mademoiselle Lormier serait apparue soudain pour me commander le silence, que j’eusse senti la même impossibilité à livrer ce que je tenais désormais pour certain. J’ignore si les morts parviennent à nous parler : s’ils le font, ce ne peut être que de cette manière invisible et secrète, sous forme d’une volonté à laquelle on désespère d’échapper… Et c’est ainsi que, voulant de toute mon âme satisfaire M. Lormier, je tentai au contraire de lui brouiller la piste ; quand il eut jeté : « Parlez, j’ai tout dit, j’attends ! » ce ne fut pas non plus le nom de La Gilardière que je prononçai, mais des paroles qui m’étonnèrent moi-même, tant elles m’étaient étrangères.

— Hélas ! cher monsieur, il était écrit que je vous apporterais une désillusion nouvelle. Après votre récit, et m’efforçant d’en tirer des conclusions, je ne rencontre qu’une pensée, plus désespérante qu’utile. Non, l’autre, comme vous le nommez, n’habitait pas Semur. Vivant à Semur, pour habile qu’on l’imagine, il n’aurait pas esquivé les curiosités d’alentour. Ouvertement ou non, on aurait parlé de lui. Or, j’affirme que jamais je n’entendis prononcer un nom en même temps que le vôtre. Bien mieux, j’ai toujours été surpris du silence total dans lequel on vous laissait. La malignité des petites villes a des instincts sûrs : il est probable que, dès le premier jour, on vous a sentis occupés ailleurs… Ailleurs est le terme exact : croyez-moi, l’autre vivait ailleurs, probablement à Paris, ou plus loin encore… Ailleurs, ce peut être la France, c’est partout… Mais qu’est-ce qu’une recherche destinée à se perdre ainsi à travers le monde ? Ne serait-il pas plus sage d’envisager tout de suite la déception qu’elle doit donner et de renoncer à poursuivre un mystère, que, sauf le cas d’une chance bien improbable, on ne saurait atteindre ?

J’évitais en parlant de rencontrer le regard de M. Lormier. En revanche, je pouvais suivre sur sa poitrine le rythme de ses impressions. Après avoir été suspendu un instant, le souffle de M. Lormier recommença, d’abord doucement, puis de plus en plus rapide. Quand j’achevai, j’eus l’impression que le corps tout entier se ramassait pour un élan. Je m’attendis à un bond. Il ne bougea pas.

— Ainsi, vous estimez, vous, que l’autre est à Paris ?

Je hochai la tête, et toujours sans regarder :

— J’ai dit Paris… ou ailleurs.

— C’est tout ce que vous trouvez ?

— Tout… je le regrette…

Les épaules se levèrent ; un sourire sardonique contracta la bouche :

— Mon compliment ! vous êtes discret.

Je ne pus maîtriser un tressaillement :

— Pourquoi discret ?… ignorant suffit.

Il fit quelques pas dans la pièce, l’air songeur. Revenu ensuite vers moi, il s’arrêta. Je me sentis dépouillé par un examen aigu.

— Et pourtant, reprit-il, je lis dans vos yeux que vous gardez quelque chose que vous ne voulez pas dire !

Effrayé par sa clairvoyance, je compris en même temps qu’il prétendait passer outre à mes défaites. Je n’avais qu’à faire front.

— En effet, répliquai-je résolument, il y a autre chose, mais je m’abstiens de le formuler, crainte de vous blesser.

Il secoua les épaules ironiquement :

— En serais-je là que quoi que ce soit puisse encore me blesser ? Je ne le crois pas vraiment… Hé bien ?… reprit-il, voyant que je tardais à m’expliquer.

— Supposons, dis-je, que vos recherches aient abouti, que vous connaissiez l’autre… A quoi cela vous avancera-t-il ?

Ses joues devinrent pourpres :

— Vous oubliez que cet homme a tué ma fille !

— Mais s’il est mort lui-même, ou disparu ?

— Il ne l’est pas : les gens de sa sorte ne passent jamais à l’acte !

— Cependant, c’est possible.

— Non.

— Soit : admettons-le vivant. Alors, que ferez-vous ?

Je vis, comme auparavant, son corps se ramasser pour un élan et toujours sans bouger.

— Ce que je ferai ? J’irai à lui, où qu’il soit. Face à face, je le confronterai avec son œuvre, puis…

Les mots s’arrêtèrent dans sa gorge. Je ne le laissai pas achever.

— Et puis, déclarai-je froidement, vous rappelant que votre fille l’aima au point de vous sacrifier à lui, vous prendrez la fuite, avec le remords d’en avoir trop dit et la pensée que mieux valait respecter le dernier vœu de celle qui, jusqu’au bout, souhaita le laisser inconnu !

Il m’écoutait peut-être. Il tentait surtout de découvrir sous mes phrases la réticence qu’il était assuré d’avoir surprise tout d’abord. Après que j’eus achevé, il attendit encore un peu afin de s’assurer que je n’ajouterais rien, puis d’une voix coupante :

— Non, répliqua-t-il, je ne fuirai pas. Je ne croirai pas non plus que ma fille me désapprouve. Il faudrait pour cela que les morts ne fussent pas morts, et ils le sont… tout à fait… Où serait la justice, si les vivants renonçaient à l’établir eux-mêmes ? Songez à l’autre qui ne sait rien, ou qui s’en moque, et qui est heureux !

Et approchant de moi soudain :

— … Car vous ne niez plus qu’il vive, n’est-ce pas ?

Je me redressai avec violence :

— Je l’ignore absolument !

— Il vit, et vous savez où !

— J’affirme…

— Ah ! plus de faux-fuyants ; je veux le nom, le lieu…

— Faut-il jurer que je ne les soupçonne pas ?

— Allons donc ! voici là, dans vos yeux, la lueur qui me renseigne. Mon récit ne vous a rien appris : vous saviez tout !

— Vous rêvez.

— Je vois !

Nous parlions désormais sans mesurer les mots. Je me demandais où nous allions, quand le timbre retentit dans l’antichambre.

— Quelqu’un ! murmurai-je, le cœur bondissant à la pensée d’un arrêt dans le duel qui s’engageait.

M. Lormier regarda machinalement la pendule.

— Ce n’est personne : c’est la femme de service ; elle passe à cette heure-ci.

Et précisément parce qu’il s’agissait d’une chose habituelle, il trouva naturel de s’interrompre pour aller ouvrir : tant, aux instants les plus tragiques, nous demeurons serviteurs du geste coutumier.

Laissé seul dans la pièce, j’aspirai l’air comme on boit un verre d’eau. Si l’arrivée d’une femme de service n’était point la diversion espérée, elle apportait du moins un répit. Quand, dans quelques instants, le débat reprendrait, nous aurions eu le temps l’un et l’autre de nous ressaisir. Les emportements soudains risquent seuls de déchirer les voiles.

Cependant M. Lormier, ayant passé dans l’antichambre, approchait de la porte. Je perçus le gémissement de la serrure qui tournait sous sa main irritée. J’attendis ensuite le renvoi de l’importune. Un dialogue bref, au contraire, me parvint :

— Vous, monsieur !

— Au moins, ne suis-je pas indiscret ?

— Si… non… enfin, peu importe. Entrez.

Puis des pas qui piétinent, s’emmêlent, semblent traîner comme la pensée qui les dirige… Avez-vous noté avec quelle précision des pas, s’agît-il de traverser un couloir, révèlent un accueil, l’embarras de celui qui tombe mal, l’impatience de celui qu’on dérange ?

— Passez, monsieur.

— Après vous.

Et M. Lormier reparut. Un prêtre le suivait.

Il entra, timide, petit, les épaules effacées, son corps maigre perdu dans une soutane trop vaste, sans autre souci visible que celui d’éviter les meubles et de trouver un coin obscur où s’abriter. Bien qu’il ait dû m’apercevoir dès le seuil, il ne parut remarquer ma présence qu’une fois arrivé à la place qu’il s’était choisie, et, alors, son embarras redoubla. Tout en m’adressant une salutation suppliante, il balbutia :

— Ah ! voilà qui confirme mes craintes… je dérange…

— Point du tout, répliqua M. Lormier ; monsieur est un ami d’autrefois, notre médecin, à Semur.

Puis, me désignant le prêtre :

— Je vous présente monsieur l’aumônier… Aumônier du Carmel, bien entendu…

Je repris ma chaise ; l’abbé s’installa de l’autre côté de la table ; M. Lormier, lui, venu devant la cheminée, resta debout, et aucun n’ayant envie de commencer, nous attendîmes…

Brusquement l’irruption de ce tiers, si humble, modifiait tout. M. Lormier, l’air absent comme au début de notre rencontre, semblait avoir oublié ses projets. L’abbé souriait ingénument pour se donner une contenance. Moi-même, je savourais l’imprévu d’une accalmie, qui, si brève fût-elle, nous rendait au sang-froid. La pièce où nous étions ressemblait à ces maisons où un malade agonise : les voix se taisent, les pas se font discrets, et les cœurs battent affolés…

Je profitai de l’arrêt pour examiner l’abbé plus à loisir. A y mieux regarder, il me parut un personnage singulier : des yeux pâles, des joues couperosées, un nez volontaire qui descendait en flèche vers une bouche morne et encadrée de lèvres sereines, le tout faisant l’exacte contre-épreuve de M. Lormier. Au repos, on oubliait l’incertitude du geste pour l’ascétisme du visage ; l’expression d’anxiété peureuse se muait en immobilité réfléchie.

M. Lormier et moi nous obstinant à ne rien dire, il fallut bien pourtant que le troisième se décidât.

Prenant donc son parti et roulant d’un air gêné son chapeau dans ses mains, l’aumônier débuta :

— Je tenais d’autant plus, monsieur, à vous rendre mes devoirs que ma première visite ne comptait pas, étant uniquement consacrée à une fonction de fidèle commissionnaire.

Ainsi, il n’était pas revenu depuis le jour de l’enterrement.

— Puis-je espérer, poursuivit-il avec effort, qu’aujourd’hui votre cœur est un peu moins meurtri, sinon en voie d’apaisement ? Le désespoir où je vous ai trouvé, n’a pu qu’être adouci par la certitude que votre chère fille est au ciel. Je compte beaucoup sur l’intercession de sœur Thérèse. Priez-la souvent, comme je le fais moi-même… et vous verrez…

Le silence reprit, accablant. Les yeux du prêtre erraient avec angoisse autour de la chambre, en quête d’une réponse qui ne venait pas. On le sentait découragé de poursuivre. Il ne parlait que par devoir.

— Qu’est-ce que je verrai ? reprit enfin M. Lormier.

Lui aussi contemplait les murailles : évidemment, il posait la question sans se soucier d’une réponse.

— Peu à peu, le fardeau s’allégera : Dieu aidant, vous vous résignerez.

— Oh ! pour cela, monsieur l’abbé, je n’ai besoin de personne. Comment ne pas se résigner à ce que l’on sait ne pouvoir changer ? riposta M. Lormier.

Il s’était tourné vers le prêtre avec une sorte d’irritation. J’en avais fait autant, comme pour m’associer à des paroles qui résumaient si bien ma propre pensée : seule compte la douleur qui se sait définitive. Sans paraître remarquer notre mouvement, l’aumônier hocha la tête :

— Je me fais mal comprendre. J’ai entendu par « se résigner » accepter avec reconnaissance le don divin qui nous est accordé sous les espèces de la souffrance.

M. Lormier eut l’air de balancer entre l’étonnement d’un pareil propos et le découragement de parvenir à être compris à son tour :

— En ce cas, en effet, monsieur l’abbé, n’attendez pas de moi pareil effort.

— La foi, pourtant…

— La foi est un don que je n’ai jamais eu beaucoup, mais qui m’échappe entièrement aujourd’hui.

— Votre chère fille m’avait dit cependant… j’avais cru… c’est un malheur, monsieur… oui… le plus grand de tous !

— J’en supporte tant d’autres, que, dans le nombre, celui-là ne compte pas, dit encore M. Lormier.

Et l’on eut la certitude qu’il n’ajouterait rien. Désormais, il avait résolu d’ignorer cet homme qui, ayant renoncé à la paternité et ne risquant pas d’être dépouillé, affichait sans grâce une intolérable sécurité. Je ressentis au contraire une impression inverse. Il me semblait que grâce à lui, — qui en avait parlé pourtant si peu, — le souvenir de la morte tendait à s’installer au milieu de nous, d’une manière concrète. Sans doute nous nous trompions l’un et l’autre ; cela suffisait pourtant à nous donner l’apparence absorbée de gens qui, écoutant leurs pensées, se détachent de toute conversation.

Un nouveau silence ayant suivi, dont rien ne permettait d’entrevoir la fin, l’abbé, de plus en plus gêné, et toujours roulant son chapeau, se pencha cette fois de mon côté :

— Monsieur habite encore Semur ?

— En effet.

— Bien agréable ville, dit-on.

— Charmante.

— Vous y étiez déjà, naturellement, du temps de M. Lormier ?

— J’étais même son médecin, comme il le rappelait tout à l’heure.

— Alors, vous avez connu aussi sœur Thérèse du Sacré-Cœur, quand elle était dans le monde ?

Vous suivez, n’est-ce pas ? ces questions et ces réponses que nous jetions dans le vide de la pièce. Rien de plus inoffensif, en apparence. A moins de gémir sur le temps, quels autres propos tenir ? Cependant, grâce à eux, nous courions à l’abîme !

L’abbé n’avait pas terminé sa phrase que déjà M. Lormier intervenait :

— En effet, le docteur a connu ma fille, beaucoup plus que vous ne le pensez : il sait même qui est l’autre !

Incertain, l’abbé releva la tête pour considérer M. Lormier. Il cherchait à comprendre.

— C’est vrai, dis-je à mi-voix, j’oublie que vous ignorez… M. Lormier désigne ainsi la personne à laquelle sœur Thérèse fait allusion dans ses dernières confidences ; mais, contrairement à ce qu’il suppose, je ne pourrais lui fournir aucun renseignement à ce sujet.

— Ah ! répondit l’abbé, du moment que vous êtes au courant des confidences de sœur Thérèse, je me permettrai de remarquer qu’il y faut moins voir l’expression d’une réalité positive que celle d’une admirable humilité et de touchants scrupules.

Il s’adressait à moi ; néanmoins, il s’exprimait comme si son conseil devait aller ailleurs, et sa voix avait pris une assurance qui m’étonna.

— Compris, dit M. Lormier ; si bien que, venus l’un et l’autre m’offrir des consolations dont je n’ai que faire, vous êtes résolus à ne point répondre à la seule question qui m’intéresse !

Une double exclamation suivit :

— Quoi, monsieur ! vous cherchez…

— Allons-nous recommencer ?

— Si je ne prétendais pourtant connaître enfin la vérité, vous aurais-je laissés entrer chez moi ? s’écriait de son côté M. Lormier.

Puis, tragique, tant son ironie demeurait glacée :

— Avouez, poursuivit-il, que la situation est pour le moins piquante. Nous sommes trois ici, dont deux étrangers. Un drame intime a ruiné la vie de ma fille et la mienne. Qui devrait être au courant, sinon moi, le père ? Point ! Seuls, les étrangers possèdent ce privilège. Le docteur, j’en ai la conviction, sait tout. Quant à vous…

— Moi ? interrompit l’abbé.

— Oui, vous… osez nier que vous ayez été le confident de ma fille ! Bien mieux, du jour où elle devint votre pénitente, ai-je rien connu d’autre que ce qu’il vous a plu de l’autoriser à me dire ?

Durant une seconde ensuite, on n’entendit rien d’autre que le bruit léger de nos souffles. A nous voir ainsi, muets et immobiles, il semblait que nous attendissions l’arrivée d’un être chargé de dissiper les ténèbres au sein desquelles nous étouffions. Et, tout à coup, je crus en effet qu’il entrait ! L’abbé enfin se levait. Une volonté contenue redressait son corps peureux. Il commença d’une voix sourde, bien que libérée déjà des incertitudes antérieures :

— Avant tout, monsieur, permettez-moi de relever une erreur que votre ignorance de nos règles suffit à excuser, mais qu’il importe de chasser de votre esprit. Si j’ai bien saisi le sens de vos dernières paroles, vous supposez que j’ai demandé à ma pénitente le nom de celui qui… avait pu jadis l’intéresser. C’est là une assertion gratuite. C’est aussi croire qu’un confesseur, digne de ce nom, s’intéresse à autre chose qu’au seul pénitent dont il reçoit les aveux. Au risque de vous surprendre, j’atteste devant Dieu que si votre fille avait été tentée de prononcer un nom, je lui aurais imposé silence. Au tribunal de la pénitence, chacun s’occupe de soi : la Providence s’avise du reste !…

Dès le début, je le répète, si les mots marquaient encore une certaine hésitation, l’accent, tour à tour âpre et mollissant, oscillait déjà entre la timidité qui s’efface et une ardeur profonde qui brise son lien. Mais à ce point, que dire de ce que nos yeux aperçurent ? Rejetant le masque, un homme nouveau, le véritable à coup sûr, venait de paraître. Plus de mièvreries, plus de douceurs : un front altier, des lèvres impérieuses, un regard dont le poids obligeait les nôtres à baisser, un ton de maître… C’était une transformation telle qu’on hésitait à en admettre la réalité, telle encore qu’il eût été impossible d’interrompre ou de ne pas écouter. On se demandait : « Est-ce toujours lui ? » On ne pouvait y croire, et déjà on savait qu’on devrait obéir.

Il poursuivit :

— Au risque de vous surprendre une seconde fois, j’atteste aussi que si l’idée de chercher à votre tour le nom de cet homme vous est venue, vous y renoncerez aujourd’hui, demain peut-être, d’ici peu à coup sûr… Ceci pour une raison bien simple, et qui, si elle ne vous touche aussitôt, l’emportera quelque jour et malgré vous. Si je vous en priais au nom de votre fille, dont je fus, c’est exact, le suprême confident, oseriez-vous me résister ? Hé bien ! je vais plus loin : assuré de remplacer ici une morte qui ne peut se défendre, et certain de rester l’exécutant fidèle de sa volonté, je vous intime l’ordre de laisser intact un mystère qui doit vous être sacré, comme la mémoire même de celle qui l’a gardé !

Entamée dans le silence, l’injonction s’éteignit de même. Prononcées par un autre, je venais d’entendre précisément les raisons qui, auparavant et dans l’intime de mon être, m’avaient obligé à me taire. Mais avec quelle puissance elles avaient retenti ! Après cela, qu’ajouter ? M. Lormier, lui-même, devait avoir compris que la lueur à laquelle il tentait de raccrocher sa vie, allait s’éteindre et je le vis quitter sa place pour errer indécis, un long moment. Toutefois, de tels désirs ne meurent pas sans soubresauts.

— Ainsi, murmura-t-il enfin, il vous paraît naturel, monsieur l’abbé, que je sois devenu ce que je suis et que j’ignore, pour jamais, à qui je le dois ?

Il y eut dans la réponse le même accent d’autorité :

— Peu importe, monsieur, d’où vient la souffrance. Le plus souvent, celui qui la provoque est irresponsable et ne soupçonne pas ce qu’il a fait. Une seule chose compte : la souffrance en elle-même, et le mérite qu’elle nous acquiert.

Une dernière colère souleva M. Lormier contre la formule implacable.

— Dites tout de suite que la souffrance est un bienfait !

— Une semence divine, oui, monsieur.

— Parce que vous croyez en Dieu !

— Parce que j’ai toujours vu la vie naître, grandir, et ne subsister que par la souffrance.

— Il suffit, monsieur l’abbé : contemplez donc une fois au moins un homme en qui la semence divine a fait germer le goût du néant et la haine de la vie. Du sommet où je suis, on juge la réalité à sa mesure. Ma fille s’est sacrifiée pour rien. Ma douleur ne sert à rien. Un temps de douleurs entre deux riens, voilà l’histoire de tous, la mienne aujourd’hui, la vôtre demain…

L’abbé interrompit doucement :

— Non, monsieur, puisque je crois à la vie éternelle.

— Tant mieux pour vous ! Chimère ou mensonge sont en effet les seuls refuges de l’homme. Au surplus, et quoi que je décide au sujet de l’autre, je vous supplie de ne plus revenir. Vous êtes ici… et je suis là… (il montrait les angles opposés de la pièce). Alors, n’essayons pas de nous rejoindre… et quittons-nous.

M. Lormier se tourna vers moi :

— Et vous aussi, docteur, allez-vous-en. Vous avez préféré mentir, ou vous taire, ou peut-être tous les deux. Je ne vous en veux pas. Le rôle normal des bêtes humaines est de se torturer, même par pitié. Je ne me plains pas non plus ; simplement, pareil au chien qui va mourir, je demande à rendre le dernier souffle à l’abri des regards, et solitaire…

Après cela, il se tut. De nouveau, il y eut un grand silence. L’abbé, immobile, semblait redevenu le pauvre homme du début, timide et incertain. Moi, je m’étais levé, hésitant à obéir, et percevant avec découragement l’inanité de nouvelles paroles.

Je ne me rappelle plus ensuite quels furent nos adieux. Il est possible que l’abbé ait dit :

— N’importe ! je reviendrai.

A quoi M. Lormier dut répondre avec effroi :

— Que m’apporteriez-vous ?

Puis, je me revois tenant la rampe de l’escalier. En avant de moi, l’abbé, qui descend, balaye les marches avec sa soutane flottante. Derrière, la porte de M. Lormier est demeurée entr’ouverte, probablement pour permettre à la fille de service, quand elle viendra, d’entrer sans déranger. On ne voit plus M. Lormier ; mais ce qui paraît du garni devenu son refuge, clame la détresse. J’ai l’impression de laisser derrière moi la plus grande douleur humaine que j’aie encore connue, et je me demande : « A quoi sert-elle ? »

Oui, à quoi bon tant de souffrance ? Où mène-t-elle ? Vous prétendiez en commençant qu’elle épure et perfectionne : par elle M. Lormier n’a appris que la révolte, l’envie et l’incrédulité. Singulière moisson, si la semence est divine ! Pourquoi d’ailleurs Lormier plutôt que vous, ou moi, ou n’importe qui ? Le dieu qui préside au choix est-il le hasard aveugle ou un roi cruel qui s’ennuie ? Maintenant que le temps est écoulé, comme je comprends aussi qu’au naufrage d’une pareille existence une seule pensée ait d’abord survécu : vérifier ce qu’était devenu l’autre. Le bonheur de l’autre ! voilà bien le corollaire attendu, qui eût complété l’injustice universelle… Mais n’ai-je pas, moi-même, et le premier, contribué à priver Lormier d’une satisfaction si dérisoire ? Quand j’affirmais que tous, spontanément et sans volonté de mal faire, nous fabriquons de la douleur pour ce qui nous approche !

Si maintenant vous souhaitez apprendre ce qu’est devenu M. Lormier, je dois avouer que je l’ignore. Est-il mort comme il souhaitait « à l’abri des regards et solitaire » ? Peut-être. Vit-il toujours ? Il est possible… Et ceci aussi m’est un remords : des deux hommes qui le quittèrent ce jour-là, n’étais-je pas celui qui devait dire : « Je reviendrai », plutôt que l’abbé ?

Au fait, j’oublie que je n’en ai pas fini avec lui.

Sur le trottoir, et au moment de nous séparer, je l’entendis murmurer de sa voix tremblotante et gênée :

— Croyez-moi : sa fille le gardera demain comme elle le fit aujourd’hui ; le dernier mot n’en est pas dit…

— Quel dernier mot ?

Il ne répondit pas. Alors, cédant malgré moi à une curiosité absurde :

— En tout cas, monsieur l’abbé, très intéressé par notre rencontre, pourrais-je apprendre à qui j’ai eu l’honneur…

Il m’interrompit précipitamment :

— Abbé Manchon… aumônier du Carmel.

Puis reprenant son idée interrompue :

— Le dernier mot, le voici : le malade crie sous le bistouri, mais après, longtemps après parfois, le mieux commence et la guérison suit. Au revoir, monsieur.

Je ne tentai pas de le rappeler pour l’interroger : tout à coup cette idée venait de me clouer au sol que le confident de sœur Thérèse du Sacré-Cœur, le prêtre résolu à sauver M. Lormier, était le frère de La Gilardière ! Calcul suprême d’une amoureuse devenue sainte ? vaine coïncidence, ou jeu encore d’un destin avide de préparer de nouvelles souffrances ? A vous de choisir : on ne saura jamais !

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