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L'appel de la route

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VII

Il faut avoir cru son bonheur perdu pour le savourer dans sa plénitude. Les heures qui suivirent furent pour René et madame Manchon la lueur suprême d’une intimité que les événements s’apprêtaient à détruire. Jamais René n’avait eu plus conscience d’être le fils d’élection de sa mère : jamais madame Manchon, sacrifiant en apparence sa passion jalouse aux désirs de son enfant, ne s’était crue aussi près de le posséder tout entier.

Toutes choses pesées, une demande officielle fut adressée sur l’heure à madame Traversot. On convint de remettre le voyage décidé à la réception de la réponse ; René, lui, partirait seul, le lendemain.

Quand l’abbé parut pour le repas du soir, il ne marqua d’étonnement ni de la présence de son frère, ni de l’accueil glacé de madame Manchon. Celle-ci, durant les intervalles de liberté que procurait la conversation joyeuse de Lapirotte avec René, jetait de temps à autre sur le prêtre un regard aigu.

A la sortie de table, René crut bon de le remercier :

— Il paraît, dit-il, que tu m’as approuvé dès le début. Je ne l’oublierai pas.

L’abbé répondit avec simplicité :

— Dans cette occasion comme en toute autre, je m’efforce d’accomplir mon devoir. Il ne faut pas me savoir gré de ce qui est d’obligation.

A peine débarqué à Semur, René courut à l’hôtel de Thil. La lettre qui le précédait et sans doute une visite de l’abbé Valfour y avaient tout changé. René fut accueilli par le premier vrai sourire de madame Traversot. On le retint à dîner. Annette seule avait pris un air grave. Un dénouement si prompt l’effrayait : c’est maintenant qu’elle commençait d’avoir peur.

Deux jours plus tard, René aperçut à la devanture de l’unique bijoutier de Semur une perle montée sur bague et qui était d’une eau rare. Il eut la fantaisie de l’acheter et, dès qu’il fut avec Annette, lui offrit ce bijou, se réservant de le remplacer plus tard par un autre plus digne.

— Vous m’aviez accordé votre main, quoi qu’il arrive : que ceci soit de même le gage de nos fiançailles pour nous seuls.

Annette, inquiète des moindres signes, essaya l’anneau qui se trouva trop large.

— Qu’importe ! dit René : j’aimerai vous le voir, quand nous serons en tête-à-tête.

— Mais je craindrai de le perdre…

— Qu’importe encore, dès lors que je ne vous perdrai pas !

Et ce fut, là aussi, une minute heureuse. Ils erraient sur la terrasse. Alentour, les collines vertes tendaient vers eux les prémices d’un été précoce. A leurs pieds, l’Armançon chuchotait son approbation rieuse. On n’apercevait que lumière, on ne respirait que parfums ; mais quelle parure plus belle la terre eût-elle souhaitée, que ces deux êtres frissonnant au souffle de l’amour ?

La nouvelle de la demande officielle, de l’arrivée certaine de madame Manchon, et de l’acquisition chez le bijoutier d’une bague qu’on ne voyait pas encore au doigt d’Annette, fusa à travers la ville avec une rapidité qui tient du prodige. René s’en rendit compte aux compliments que lui adressa, dès le lendemain de son achat, M. Chasseloup avant d’entamer le travail du matin. Et ceci nous ramène à la banque, dont je n’ai pas encore parlé…

Le moment vient d’indiquer en quelques mots quelles y étaient les attributions de René et d’en faire une description, telle du moins que je m’en suis fait idée. Duclos rectifiera mes dires, s’il en est besoin.

Située rue Buffon, la banque Chasseloup occupait une maison ancienne dont on avait aménagé, tant bien que mal, le rez-de-chaussée et le premier. Le rez-de-chaussée servait aux employés et au public, le premier abritait la direction. Trois portes donnant sur le palier de l’étage y desservaient l’une le cabinet de René, l’autre une pièce banale réservée au gardien, et la dernière enfin, située entre les deux précédentes, le bureau de M. Chasseloup. Au fond, à droite, une sortie dérobée permettait de gagner le bas par un petit escalier intérieur. Entre le bureau de Chasseloup et le cabinet de René existait en outre une communication directe. Vous jugerez dans un instant combien ces détails ont d’importance.

Le travail de René se réduisait à étudier, chaque matin, de concert avec M. Chasseloup, la cote du dernier marché, à suivre le mouvement des fonds et à parler ensuite interminablement des menues affaires que les spéculateurs en mal d’argent s’efforcent de passer à la province, quand Paris a refusé de les suivre.

La force de Chasseloup en ces matières était son extrême défiance. Il traitait la banque avec des méthodes de paysan, sans audace mais sans risques. Cela ne l’empêchait pas de jouer en imagination. Il se procurait ainsi la satisfaction de dire : « Si j’avais voulu, j’aurais gagné ceci… » ou bien : « Sans mon coup d’œil, j’aurais perdu cela… » Plaisir sans danger, qui joint à des bénéfices réguliers, suffisait à le rendre d’humeur joviale.

L’espoir de vendre la banque, à un prix inespéré, et la séduction de René avaient, comme il sied, mis très vite les relations des deux hommes sur un pied de confiance réciproque. En l’absence de Chasseloup, le personnel, qui en avait conscience, s’adressait donc à René. Des clients prirent même l’habitude de frapper directement chez lui. En cas d’hésitation, René passait chez Chasseloup par la porte de communication et, de toutes manières, l’affaire était réglée.

Un dernier détail, enfin : une maison telle que celle-ci est un établissement régional dont le public se trouve repéré d’avance et demeure à peu près invariable. Or, deux mois environ avant l’époque qui nous occupe, la banque Chasseloup s’accrut d’un compte important, — plusieurs centaines de mille francs, — déposé par une demoiselle Lormier, inconnue de Chasseloup autant que de René. C’était là une aubaine point négligeable ; le nom de Lormier figura dès lors sur la liste des personnes à traiter avec égards.

Ceci dit, René venait à peine de recevoir les félicitations de Chasseloup que survint l’abbé Valfour, monté à tout hasard pour s’enquérir.

— Est-il exact que vous ayez acheté déjà l’anneau de fiançailles ? demanda-t-il.

René ne put cacher son agacement :

— Je commence à craindre, répondit-il, qu’on ne puisse éternuer dans cette ville sans qu’y réponde le tocsin.

M. Valfour sourit avec indulgence.

— Rançon des grandeurs : on les contrôle. Cela ne gêne pas, en somme, et pourquoi vous en occuper ?

— Peste ! s’écria René avec une nuance de rancune, vous ne teniez pas le même langage lors de mon départ pour Paris !

— C’est qu’aussi, que voulez-vous qu’il arrive ? riposta l’abbé sans se démonter.

Au même instant, le gardien de bureau entra : mademoiselle Lormier désirait parler à M. Chasseloup.

— Hé bien, introduisez-la !

— Mais M. Chasseloup vient de sortir, et il s’agit, paraît-il, d’un renseignement urgent.

— Soit : qu’elle attende !

Et se tournant vers M. Valfour :

— Connaissez-vous ?

Toujours prudent, l’abbé fit une moue incertaine.

— Un bon prêtre doit connaître chacun de ses paroissiens, au moins de vue.

— Qui est-ce ?

— Une personne fort bien, je crois, intelligente, pieuse, et qui vit avec son père. Toutefois que vient-elle faire ici ?

— J’en sais autant que vous. C’est une recrue nouvelle. M. Chasseloup tient à la satisfaire.

L’abbé prit un air entendu :

— Je reconnais les procédés de la maison : les petits ruisseaux font…

— Les gros, voulez-vous dire.

— Pas possible !

— C’est ainsi.

L’abbé considéra René avec étonnement, puis ramassant son chapeau :

— Au genre de vie des Lormier, je ne l’aurais pas cru… Par où puis-je m’évader sans être vu ?

— Vous avez peur d’une rencontre ?

— Non : pourtant, quand c’est réalisable, je préfère n’être aperçu qu’aux lieux convenant à mon ministère.

— Parfait ! Allez avec Broquant (René désignait en même temps le gardien de bureau) : il vous mènera au petit escalier.

Laissé seul, René revint ensuite attendre à sa table la cliente annoncée. Corvée de métier, dépouillée d’imprévu. Chasseloup serait désolé de ne pas recevoir lui-même cette Lormier. Au fait, peut-être celui-ci rentrerait-il sous peu ? Alors, autant ouvrir la porte de communication, de manière à ne point le manquer : et s’étant levé, René fit comme il disait. Quand il revint sur ses pas, la visiteuse entrait.

— Je vous en prie, mademoiselle, prenez place…

Il avança un fauteuil, et s’installant lui-même, poursuivit :

— Vous désiriez un conseil ? A quel propos et en quoi pouvons-nous vous être utiles ?

Déjà plié au métier, il s’exprimait avec le ton détaché d’un marchand d’épices prêt à ouvrir ses tiroirs au gré de la demande. Il ne regardait même pas celle à qui il s’adressait : toutefois, en terminant, il se sentit brusquement retenu par un détail stupide.

La personne qui était là, tenait dans une main un paquet de récépissés et dans l’autre un parapluie, inutile par ce jour de beau temps, mais dont le bec avait une forme que René croyait avoir aperçue déjà en d’autres circonstances.

— Avant de vendre quelques-unes de ces valeurs, j’aimerais avoir l’opinion de la banque, répondit mademoiselle Lormier.

Déposant ensuite les récépissés devant René, elle prit à deux mains le parapluie, en promena l’extrémité sur le tapis et parut s’absorber dans les dessins qu’elle traçait. Plus de doute : René reconnaissait aussi la voix. L’inconnue de la gare et mademoiselle Lormier ne faisaient qu’un.

Il est parfaitement désagréable de se rendre compte qu’on s’est mépris en certaines occasions : il est aussi d’usage qu’on affecte alors d’ignorer ce qui a pu se passer. René reprit donc :

— De quelles valeurs s’agit-il ?

Il fit mine en même temps de parcourir les récépissés : puis, parce qu’aucune réponse ne venait, il se tourna de nouveau vers la visiteuse. Celle-ci continuait de jouer avec le parapluie.

— C’est bien le même, dit-elle enfin, à l’instant où, entraîné par l’exemple, René en regardait la pointe.

Aucune ironie perceptible, d’ailleurs. Mademoiselle Lormier semblait évoquer ce souvenir comme une chose indifférente de sa vie.

Il balbutia, décontenancé :

— Mon Dieu ! mademoiselle, croyez bien que, de moi-même, je ne me serais jamais permis… Aussi bien, je sens en ce moment quelles excuses…

Elle l’interrompit :

— Vous plaît-il de me rendre ceci ?

Elle désignait les papiers. Il crut que pour couper court à une explication gênante, elle souhaitait y chercher tout de suite un renseignement, et obéit. Mais elle en refit un paquet et de l’air le plus naturel :

— La vérité est que je n’ai besoin d’aucune indication financière. J’avais envie tout simplement de revoir mon compagnon d’un soir et de m’entretenir avec lui. Êtes-vous disposé à reprendre une conversation… qui fut, je l’avoue, un peu vivement interrompue ?

Le plafond se serait écroulé aux pieds de René qu’il n’eût pas éprouvé une moindre surprise.

— Il est clair, mademoiselle, que je ne puis que m’incliner devant ce désir… inattendu ; les souvenirs que j’ai dû vous laisser rappellent par trop une inconvenance dont je sollicite humblement le pardon, balbutia-t-il.

— Je conçois qu’ils vous gênent, surtout en ce moment, répartit mademoiselle Lormier toujours paisible. C’est sans doute la raison pour laquelle, passant tous les jours devant moi, vous ne m’avez jamais aperçue.

Il protesta du geste :

— De cela, du moins, vous ne sauriez m’en vouloir, puisque je n’avais pas entrevu votre visage !

— Mettons que vous êtes surtout occupé par un autre.

Et la pointe du parapluie sembla tenter de percer le tapis, cependant que René s’inquiétait soudain.

Mademoiselle Lormier poursuivit :

— On annonce vos fiançailles : mes compliments… A quand la noce ?

René, de plus en plus gêné, secoua les épaules :

— Mais… en vérité, rien n’est fixé… Cela dépendra.

— Oui, de beaucoup de choses : avec vous, il est prudent de ne rien arrêter d’avance, car vos sentiments changent assez vite, si je m’en rapporte à ma propre expérience.

Et mademoiselle Lormier, détournant la tête, sans doute pour ne point voir l’accueil reçu par sa remarque cruelle, considéra la pièce voisine, c’est-à-dire le bureau de M. Chasseloup. René trembla qu’elle ne voulût fermer la porte ; mais il n’en fut rien. Mademoiselle Lormier, maintenant, était occupée à relever sa voilette. La chose faite, elle revint à sa position primitive.

Durant un court moment se déroula ensuite une scène muette et singulière. Tandis que le regard de mademoiselle Lormier, planté droit sur René, semblait commander qu’il daignât au moins examiner les traits qu’on lui montrait, René, tout à l’inquiétude du présent, persistait à ne pas les voir, et devenu on ne sait quoi de fuyant, ajoutait sans le vouloir un grief cuisant à ceux contre lesquels il prétendait se défendre. Mademoiselle Lormier parut la première se lasser du jeu :

— Nous disions donc, reprit-elle, que la noce est retardée…

— Non, rectifia René, que la date n’en est pas arrêtée.

— Hé bien, je crois justement me rappeler qu’en entrant ici, je m’étais proposé de vous inviter à l’ajourner tout à fait.

René accueillit, impassible, la menace que ces mots recouvraient.

— Me permettrez-vous, mademoiselle, de remarquer que, si réels que soient mes torts à votre égard, vous n’avez aucun titre à me donner pareil avis ?

Mademoiselle Lormier eut un léger haussement d’épaules :

— Vous ferez bien pourtant de tenir compte de mon avertissement.

— Ah !… ce n’est plus déjà qu’un avertissement ?

— Croyez-moi. Si vous ne vous résignez à la rupture, les Traversot en prendront l’initiative.

— J’ignorais que vous eussiez le don de prophétie.

— Ce que je sais de vous me suffit.

— Vraiment ! vous savez de moi…

— Beaucoup de choses… plus que vous n’en savez vous-même.

— Vous m’étonnez. Peut-on savoir lesquelles ?

— Non.

On entendit un bruit sec : René jetait sur la table le coupe-papier avec lequel il jouait machinalement.

— En tout cas, et si compromettant que puisse paraître l’abri momentané offert par un parapluie, je doute que la divulgation en soit de nature à me gêner !

— Si je désirais autre chose que votre bonheur, il eût été bien simple de ne pas vous avertir, répliqua mademoiselle Lormier d’un ton paisible.

Et le jeu des yeux, les uns cherchant René, les autres fuyant devant un appel qu’ils ne remarquaient pas, recommença silencieux.

On peut trouver surprenant que parvenus à ce point, René n’ait pas tenté de rompre ou mademoiselle Lormier se soit obstinée à poursuivre un but qui, à l’évidence, prétendait se dérober : c’est qu’il y a, quoi qu’on pense, d’autres modes que la parole ou le regard pour communiquer. Dans les circonstances importantes, les âmes recourent au contact direct. Ils savaient tous les deux que, loin d’être épuisé, l’entretien n’avait pas encore abordé l’essentiel.

Soudain, mademoiselle Lormier se raidit : enfin ! René venait de l’apercevoir.

Une seconde s’écoula, puis douloureusement :

— Vous n’aviez pas voulu me croire : suis-je assez laide ?

— Oh ! répliqua-t-il sans parvenir à cacher que cela lui était indifférent, une femme ne se prétend jamais laide que lorsqu’elle ne l’est pas.

— Vous êtes bien demeuré le même !…

Et un sourire bizarre éclaira les lèvres de mademoiselle Lormier. On n’aurait pu démêler quelles parts de satisfaction et d’ironie y figuraient.

— Le même ? interrogea René.

— Si j’étais tentée de vous croire, je n’aurais qu’à rassembler mes souvenirs pour m’assurer, grâce à eux, qu’entre deux déclarations, vous mettez au plus un intervalle d’une heure. Supposons que, pour mon malheur, j’aie pris autrefois la vôtre au sérieux…

— Mais vous ne l’a avez pas fait ?

— Que je l’aie fait ou non, en quoi cela excuserait-il votre façon de jouer avec le cœur des autres ? A vos yeux, révéler à une pauvre fille les premiers troubles de l’amour, l’enivrer de perspectives qui la détacheront des bonheurs qu’elle avait, quoi de plus simple et pourquoi s’en soucier ? Par contre, il se trouve que je suis de votre monde ou à peu près ; que ma fortune est suffisante pour me valoir l’accueil empressé de Chasseloup et Cie : aussitôt votre conscience s’inquiète : avec très peu d’effort, vous songeriez à réparer !

— Êtes-vous donc si sûre qu’il n’y ait eu qu’un coupable ? dit brusquement René.

— Rassurez-vous, je ne m’épargne pas non plus.

— Alors, nous voilà quittes !

— Qu’en savez-vous ? On ignore toujours le retentissement de certains actes dans une âme, acheva mademoiselle Lormier tandis que son regard allait chercher le sol.

L’accent et la phrase étaient si singuliers qu’aussitôt une pensée effleura René. N’oubliez pas qu’il était accoutumé de conquérir et de plaire.

— Vous ne prétendez pas ?… commença-t-il, baissant subitement la voix.

Aucune réponse. Il était possible que mademoiselle Lormier se tût parce qu’elle refusait de s’expliquer mieux, possible aussi qu’elle n’eût pas écouté.

— Allons donc ! reprit René, votre éducation, votre intelligence, votre fortune même, tout affirme… je ne puis admettre qu’un bavardage d’une heure ait suffi pour faire de moi autre chose qu’un passant !…

Mademoiselle Lormier releva brusquement la tête :

— Le regretteriez-vous, si cela était ?

Il la contempla, à la fois désarçonné et satisfait. Il craignait aussi d’être entraîné dans un piège.

— A quoi bon vous le dire, puisque cela ne peut être ?

— Supposons pourtant… Il y a tant de gens dont la destinée s’oriente en une minute ; pourquoi pas la mienne ?

— Dans ce cas, vous auriez su me retrouver. Je ne vous connaissais pas, mais vous me connaissiez, n’est-ce pas ? Vous m’auriez vu, parlé…

— Vous auriez même daigné me faire confidence de la dernière passion en cours…

Un rire nerveux ponctua la réplique. Puis, soudain, changeant de visage et redevenue pensive :

— Non, vraiment, surtout alors, je crois que je n’aurais pas reparu. De loin, plutôt, sans me découvrir, je me serais d’abord attelée à vous séparer de l’autre. La place nette, vous auriez accusé le hasard, maudit les circonstances, jusqu’au jour où, me découvrant enfin, avec ou sans votre consentement, je vous aurais conquis !

— Permettez-moi d’en douter, murmura René presque malgré lui.

— Parce que vous ignorez comment on aime ! L’amour pour vous n’est que caprice passager, dont la mémoire s’évapore avec le temps : pour moi, c’est le monde où ceux qui se donnent ne se donnent qu’une fois. Ah ! comme je serai bien tout entière à celui que je choisirai ! J’adore mon père : il ne comptera plus. Je crois en Dieu : je ne saurai plus s’il existe ! Une seule volonté au fond de moi : vivre pour lui, avec lui… Et ne croyez pas que je m’illusionnerai : à l’avance, j’aurai mesuré tout ce qui nous sépare, et jusqu’à son cœur ! Cependant, ayant appris déjà à quel point il peut oublier, je n’aurais pas peur, tant je serais assurée de faire toujours précisément ce qu’il souhaite. Je me sens de taille à le rendre célèbre s’il en avait envie, et à vivre au fond d’un bois, si cette ombre lui plaisait mieux. Pour le conquérir, pour le garder, j’oserais… tout…

— Même le lui dire ! interrompit René effrayé par la violence que de tels mots trahissaient.

— Pourquoi pas ?

Dédaignant désormais les faux-fuyants, abattant le jeu sans honte, elle s’était dressée, le couvrait d’un regard impérieux ; mais il arrêta du geste les paroles qu’elle allait dire :

— Mademoiselle, n’estimez-vous pas que pour vous comme pour moi, il convient d’interrompre ici un entretien qui ne peut être… qu’inutile ?

En même temps, il s’était levé. Les yeux de mademoiselle Lormier s’éteignirent.

— En effet, dit-elle, pour un peu, vous alliez prendre au sérieux mes… suppositions, et moi oublier le reste…

— Le reste ? répéta René.

A son tour, elle se leva sans répondre et abaissa sa voilette. Elle faisait cela sans effort apparent : cependant, elle avait tant de peine à se tenir debout, qu’elle dut prendre contre la table un appui momentané.

— De grâce, interrompit René, se rassurant déjà, allons-nous ainsi nous quitter sur des paroles amères ? Oh ! je comprendrais très bien que vous m’eussiez haï : mais puisque vous êtes venue, puisque j’espère vous avoir témoigné mon sincère repentir, ne pourrions-nous, avant de nous séparer, nous tendre amicalement la main, et de nos deux brèves rencontres, garder au moins le regret de ne pas nous être mieux connus ?

Il avait repris, sans y penser, les mêmes inflexions de voix caressantes qu’au retour de la gare. Il était de ceux qui ne peuvent supporter de n’être pas aimés, et qui, même sur le pas d’une porte, s’efforcent de gagner quelqu’un qui ne reviendra plus.

— Mais où prenez-vous que nous ne nous reverrons pas ? répliqua mademoiselle Lormier.

— C’est peu probable.

— Vous avez tort, puisque je voulais précisément vous donner rendez-vous ici dans huit jours.

— Pour quoi faire ?

— Pour m’annoncer que, tenant compte de mes avertissements, vous avez renoncé à l’idylle.

— Sinon ?…

— Je m’engage à la rompre d’office.

René la contempla, se demandant s’il avait entendu.

— Quelle comédie jouons-nous ? interrogea-t-il, se refusant à prendre au sérieux la menace.

Mais les yeux de mademoiselle Lormier heurtèrent les siens :

— Aucune. Je finis seulement par où je comptais commencer : oubliez le détour… et suivez mon avis.

— Quoi que vous pensiez de ma prétendue légèreté, imaginez-vous que mon cœur va se déprendre dans la huitaine, parce qu’il vous plaît de vous venger ? riposta René, soulevé par une brusque colère.

— Je n’imagine rien. Je vous défends contre vous-même : cela suffit.

Elle continuait de le défier du regard. On la sentait implacable et décidée à briser l’obstacle, quel qu’il fût, qui s’opposerait à ce qu’elle avait résolu.

— Alors, c’est la guerre ?

— Ou la paix… à votre choix.

— Jusques à quand ?

Elle eut une brève hésitation et dut s’appuyer de nouveau contre la table ; puis, gravement :

— Jusqu’au jour où, ayant découvert la vérité, vous découvrirez aussi qu’un grand amour vaut bien le sacrifice d’un peu de souffrance et même les risques de la haine !

Une entrée bruyante l’empêcha de poursuivre : Chasseloup, revenu dans son bureau, approchait brusquement et, pris de curiosité, dévisageait l’inconnue.

— Mademoiselle Lormier, dit René froidement, qui vous attendait pour vous entretenir de ses titres.

La haute taille de Chasseloup fit un plongeon :

— Ah ! mademoiselle, désolé…

Ce fut ensuite l’entretien muet de trois visages. Celui de Chasseloup s’offrait avec l’obséquiosité des grands jours ; celui de René exprimait le soulagement que donne l’arrêt, fût-il momentané, d’un entretien dont on ignore s’il vaut mieux le poursuivre ou l’abandonner ; mademoiselle Lormier redevenue impassible toisait tour à tour les deux hommes.

— Vous désiriez, mademoiselle ?… reprit soudain Chasseloup.

— Je ne souhaite plus rien, monsieur, puisque, grâce à M. de La Gilardière, je pars aussi renseignée que je le pouvais souhaiter.

Et s’adressant à René :

— Il est donc entendu qu’à défaut de nouvelles, je serai fidèle au rendez-vous. D’ici là, j’aurai pris mes mesures pour aider au résultat.

— Vous oubliez les récépissés, fit René d’une voix sourde.

— En effet…

— Accompagnez donc mademoiselle ! dit Chasseloup.

— Inutile, je connais le chemin. Je ne l’oublierai pas.

Et l’allure hautaine, elle atteignit le seuil.

— Bigre ! déclara Chasseloup, en voilà une qui me paraît savoir ce qu’elle veut. De quoi s’agissait-il ?

— Rien de sérieux… des indications d’avenir…

La voix de René était mal assurée. Tant que mademoiselle Lormier avait été présente, elle ne lui avait pas fait peur : tout à coup, il commençait de trembler pour Annette.

— L’avenir !… grommela Chasseloup, comme si vous ou moi étions capables de le prévoir ! Qu’elle le fabrique elle-même, si elle tient à l’avoir à son gré !

René ne répliqua rien : n’était-ce pas cela précisément que mademoiselle Lormier venait d’annoncer qu’elle ferait ?

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