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Le chalet dans la montagne : $b voyages vrais et imaginaires

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VII

Je sortis de mon trou tapissé d’herbes et je revins à l’hospice. Je montai dans ma chambre… Elle se trouvait dans la sienne, elle chantait doucement… A quoi pouvait-elle s’occuper ? Je ne le devinais point. Elle ne remuait pas et elle chantait tristement, doucement, d’une voix lente… Je la sentais absorbée… A quoi songeait-elle ? que regardait-elle ? Sa voix délicieuse était méditative et attendrie, comme ces voix de mères qui chantonnent en contemplant l’enfant qu’elles bercent. Toute sa peine, son innocence, son âme simple et profonde débordaient de son chant. Et moi, de l’autre côté de la cloison, dans ma chambre, j’écoutais… Une tristesse pareille à la sienne m’étreignait. Je laissais errer mes regards sur le paysage majestueux qu’encadrait ma fenêtre. J’écoutais cette voix mélancolique attristant le silence et je pensais désespérément : « Demain je serai loin ! demain cela sera du passé !… »

Cependant le jour baissa. Sa voix se tut et son immobilité persista. Elle ne bougeait pas, je n’entendais rien, et pourtant je savais qu’elle était là. Comme elle, je ne faisais aucun mouvement. Nous étions assis chacun d’un côté du mur, tous les deux dans l’ombre et réfléchissant. Tout près l’un de l’autre, et sans nous voir et pensant l’un à l’autre…

Pendant le dîner, je la regardai, mais ce n’était plus de mes yeux audacieux de la veille, c’était avec une infinie douceur, d’un air de chagrin tendre, et elle répondit à mes regards avec une expression si franche et si exquise de regret et de caresse que chaque fois mon âme se jetait à ses pieds. Elle avait les paupières un peu rouges ; certainement dans le crépuscule et le silence de sa chambre, elle avait pleuré. Cette pensée me transportait et elle me rendait mille fois plus amère l’idée que ce dîner était le dernier que je prenais en sa présence, l’idée que j’allais me séparer d’elle.

Quand on se leva de table, tout de suite je sortis devant la terrasse, sur la place, comptant qu’elle viendrait me rejoindre et que nous irions nous promener, comme elle l’avait dit. Je marchais de long en large et je l’attendais, mais elle ne paraissait pas. Je regagnai le vestibule de l’hospice pour voir ce qui la retenait. Elle était là, elle causait avec la jeune fille de l’hôtelier ; je me montrai à elle, mais elle fit semblant de ne pas me voir et continua sa conversation. Pensant qu’elle allait se dégager et qu’elle arriverait, je retournai donc sur la terrasse. Mais non, elle restait là-bas. Je me demandai alors ce qui l’avait déterminée à renoncer à son projet, et repensant à la façon si intime dont elle me regardait pendant le dîner, et à sa chanson tendre, avant, à son silence, à ses larmes probables, je me disais : « Je lui plais et elle se méfie de son penchant, elle redoute de se trouver seule dans la nuit avec un homme pour lequel elle se sent du goût et qui la quittera demain ! Elle est faible, elle est triste, elle a peur que ma propre tristesse ne me souffle des paroles qui la pénètrent trop. Elle a le sentiment qu’elle est maintenant désarmée contre l’amour, et elle ne veut plus se risquer à le provoquer. » Je repensais à son chant et j’étais convaincu que c’était l’idée de mon départ qui avait fait monter du fond de son cœur cette voix lente et attendrie. Oui, à quoi rêvait-elle, sinon à moi, ou du moins à l’Amour qu’aujourd’hui je représentais à ses yeux et qu’elle avait désiré si instamment ? C’est l’Amour qu’elle regardait, contemplait, qu’elle berçait de son doux chant ; car l’Amour c’était son enfant, elle le portait dans son sein, elle le nourrissait de ses pensées et de sa vie, et maintenant comme une mère pour son petit, elle songeait pour lui à l’avenir, au mystérieux avenir… Sa songerie l’absorbait et l’avait fait pleurer, car il lui semblait aujourd’hui, me confondant avec l’Amour, que mon départ, c’était à jamais celui de l’Amour.

… Je la vis tout à coup descendre de la terrasse, traverser rapidement, et rentrer dans le chalet. Cette action me confondit, mais en le ruminant un peu, j’y trouvai la confirmation de ce que je présumais. Mon amie avait évidemment voulu m’éviter ; et pourquoi ? — parce qu’elle craignait, si je la rencontrais, de ne pouvoir repousser cette promenade avec moi que, réflexion faite, elle ne voulait plus entreprendre, et elle avait préféré fuir toute explication, car on ne sait pas où les explications vous mènent…

Je me promenais dans l’obscurité en savourant le suc enivrant et désespérant d’une victoire dont je ne pouvais pas profiter. La nuit était belle, je la regardais avec la douleur d’une âme blessée. Je pensais qu’elle eût pu être suprêmement heureuse ; que d’autres nuits succédant à celle-là et que les jours eussent pu verser dans mon existence un éclat divin, que le sort ne le voulait pas, qu’il me tenait par la main et qu’il me retirait d’ici où était le bonheur… Mais je ne pouvais rester longtemps dehors puisqu’elle n’y était pas. Je remontai dans ma chambre, et, quand j’eus allumé, j’ouvris ma porte de communication et frappai doucement à la sienne. D’abord, elle ne répondit pas, elle allait et venait dans sa chambre, elle avait résolu sans doute de ne pas m’entendre. Je frappai, je frappai. Puis je murmurai : « Dites-moi ?… » Elle semblait toujours ne pas faire attention : « Écoutez, venez là, il faut que je vous parle », dis-je. Elle s’approcha sans bruit de la porte, et sans me répondre, elle écoutait : « Vous n’avez pas tenu votre promesse, je vous ai attendue, vous n’êtes pas venue, ce n’est pas gentil… Je croyais vous plaire un peu, mais non, je me trompais, vous vous amusiez de moi… Je vais partir demain, bien triste… vous m’avez fait de la peine. Vous m’aviez dit que vous viendriez, et ce n’était pas vrai… » Alors, derrière la porte, elle s’écria malgré elle : « Mais il ne fallait pas, il ne fallait pas ! — Pourquoi ? — Il ne fallait pas, répéta-t-elle. — Vous êtes méchante, lui affirmai-je, comme si je ne la comprenais pas. Vous voulez donc que j’emporte de vous un mauvais souvenir ? — Oh non ! s’écria-t-elle. — Pourquoi n’êtes-vous pas venue ? » Elle ne répondit pas. « Oh ! je voudrais vous parler, repris-je. Voulez-vous que je vous parle ? — Oui. — On ne peut pas se parler à travers cette porte ; ouvrez-moi. — Non, non, fit-elle d’une voix faible. — Ouvrez. — Il ne faut pas. — Ouvrez ! je vous en prie, ouvrez ! — Vous ne seriez pas sage. — Si ! je vous le promets ! ouvrez !… »

Mon Dieu, elle ouvrit la porte ! J’étais chez elle ! Ce qui me frappa tout de suite, c’est qu’elle se trouvait en déshabillé, elle n’avait pas de corset, elle était en jupon et à moitié décoiffée, et je voyais son lit, là, la couverture ouverte. Alors je perdis la raison ; cette situation m’affola. Elle m’avait ouvert sa porte la nuit, alors que j’étais persuadé qu’elle ne m’ouvrirait pas ; si elle avait craint de venir se promener avec moi, à plus forte raison devait-elle redouter de me recevoir dans sa chambre ; et elle m’y avait introduit ! Ce fait ruinait mes présomptions : ou il était complètement illogique, ou alors je m’étais totalement trompé sur son compte ; et c’est cette dernière hypothèse que j’adoptai. Oui, je m’étais emballé sur une fausse piste ; je n’avais rien compris, c’était évident. Une femme qui vous reçoit chez elle, la nuit, en déshabillé, cela, dans tous les pays du monde, n’a qu’une signification. Ainsi mon imagination m’avait encore joué un tour ; toute la journée, j’avais vu de travers et je m’étais conduit ridiculement, elle avait dû me juger bien naïf ! J’avais avalé tout ce qu’elle me racontait, et, à chacun de ses mots, à chacun de ses gestes, j’avais attribué un sens erroné ; mais j’étais un visionnaire ! Voyons, c’était clair comme le jour, cette femme… j’avais été aveugle, j’avais eu foi contre toute évidence : sa solitude ici, la façon dont elle répondait à mes regards, la facilité avec laquelle elle m’avait parlé, sa promenade avec moi aujourd’hui, c’était clair. Les écailles me tombaient des yeux : je voyais. Ainsi, elle était tout simplement facile ! Je me précipitais d’un rêve dans la réalité, je perdais une illusion exquise, et j’étais cruellement humilié. Enfin, je me réconfortais en envisageant le présent : au diable les sottises ! elle est adorablement jolie, que m’importe après tout qu’elle ait pour moi une passion ou un caprice ? Que m’importe qu’elle soit honnête, ou ne le soit pas ? Cela n’enlève, ni n’ajoute rien à son charme réel, à ses yeux, à sa bouche, à ses cheveux, à son corps. Elle est délicieuse et je lui plais ; je vais passer une belle nuit dans de beaux bras. Et demain je partirai moins triste que si j’avais laissé ici la possibilité d’un véritable amour. Cela est bien. Cela est parfait.

Voilà la suite de pensées qui se pressa dans ma tête en une minute, dès que je fus entré. C’est égal, j’étais étourdi par l’effondrement brusque de l’idée sur laquelle je vivais depuis deux jours, et je ne trouvais pas un mot. J’examinais autour de moi d’un œil égaré et je me demandais si je rêvais. J’étais assis près d’elle. Je la regardais. Elle n’avait pourtant pas l’air à l’amour, elle était fatiguée, elle passait sur son front une main lasse : « Ah ! que j’ai mal à la tête ! » disait-elle. Puis en s’étonnant de mon silence, elle murmurait : « Eh bien ! c’est tout ce que vous me dites ? » J’étais anxieux. Que signifiait cela ? Était-elle tout à fait innocente ?… Mais non, elle savait bien ce qu’elle faisait : elle me recommandait de parler bas, il ne fallait pas qu’on nous entendît : elle comprenait donc parfaitement qu’il était grave que je fusse à cette heure-ci dans sa chambre, et qu’on devait l’ignorer. — Mais, quand même, je doutais. Ah ! le mot, le mot de cette énigme ?… Et cependant, ce n’était pas possible, elle ne me recevait pas maintenant pour causer. C’est autre chose qu’elle attendait de moi, déshabillée, son lit ouvert. Et en restant là sans hasarder rien, je continuais mon rôle de sot. J’avais un malaise : « Si elle attend que je l’embrasse, je suis stupide de ne point comprendre et de tarder, mais au contraire si ce n’est pas cela qu’elle attend ?… » Maintenant, elle était debout contre le lit. Ah ! c’était trop tentant, et puis cela ne pouvait pas durer !… Je me levai, soudainement je l’enlaçai, cherchant à la coucher sur le lit et cherchant sa bouche. Elle avait d’abord été surprise. Mais à présent, elle se débattait, elle me repoussait avec rage. Nous luttions en tâchant à ne faire aucun bruit afin que du couloir on ne nous entendît pas. Il y avait du tragique dans cette lutte muette. Enfin, devant sa résistance désespérée, je compris avec tristesse et avec honte que je m’étais trompé : j’ouvris mes bras. Elle se redressa. Elle était frémissante, hautaine et irritée : « Ah ! que venez-vous de faire, monsieur ? » dit-elle d’une voix qui tremblait, « vous vous trompez, je ne suis pas une fille ! » — Je saisissais toute ma faute, je tombai à genoux : « Pardonnez-moi », et je cherchais à lui prendre la main. « Ne me touchez pas, allez-vous-en, allez-vous-en ! » s’écria-t-elle. Elle était pleine de mépris, elle était belle et innocente : « J’avais confiance en votre parole », dit-elle. Puis elle dit : « Ce qui vient de se passer ! Ah ! je suis dégoûtée de moi ! » Je m’étais relevé, je sentais qu’aucun mot ne m’excuserait, je reculais jusqu’à la porte, je rentrais dans ma chambre en murmurant machinalement : « Pardonnez-moi, pardonnez-moi », et elle fermait. J’entendais son geste furieux pour pousser son verrou, et le soupir de délivrance qu’elle exhalait, quand enfin, après avoir couru le plus grand danger, elle se voyait seule !

Je me retrouvai chez moi, stupéfait et navré. Toute cette scène s’était passée si vite ! j’étais troublé au dernier point. Assis sur mon lit, je regardais devant moi dans l’ombre, et j’avais la tête en désordre. Enfin je me déshabillai et je me mis au lit, le plus silencieusement que je pus. J’avais honte de la faire se souvenir de ma présence, de mon existence ; c’était la faire penser à moi, et j’étais désespéré de ce qu’elle pouvait penser à mon sujet. Je ne dormis pas, naturellement ; seulement, après un certain temps, mon exaltation se calma et je vis clair en nous deux.

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