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Le chalet dans la montagne : $b voyages vrais et imaginaires

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IV

Quand nous nous sommes levés, un charmant soleil matinal éclairait un beau ciel. Descendus devant l’auberge, nous regardons les petits bateaux dans le chenal au milieu des rochers. Il fait doux, il fait bon. L’homme à la barbe blanche est debout sur le coin de sa porte et considère les choses en fumant sa pipe. Les pêcheurs raccommodent leurs filets devant les huttes. Les petits chiens folâtrent sur la place. On voit les locataires de l’auberge se diriger un à un du côté des rochers, y disparaître et, après quelques minutes, reparaître ; la réponse de mon hôtesse : « Dans les rochers, monsieur, » à un renseignement que je lui demandais hier, me revient à l’esprit.

Notre bateau est là, tout près. Un signe à la barque, elle vient nous chercher. Et nos pieds nus, de nouveau, connaissent la surface polie du pont… Sur la flèche du grand mât, les vêtements de pêche sèchent au soleil ; dans un coin de la cour, le vieux matelot épluche des poulpes et les lave, les doigts couverts du noir qu’ils jettent ; un autre balaie, nettoie ; Toussaint prépare des bourriches de bouquet pour envoyer aux amis. C’est l’existence du bord aux premières heures du jour. Il fait délicieusement calme. Loin de tout souci, déchargé du poids d’une existence à combiner et à exécuter chaque jour avec précision, délivré de la vie en société, je jouis du ciel, de l’eau, des îles, immobile et sans rien désirer, ni que l’heure passe, ni qu’elle demeure. Ah ! que j’aime cette barbarie sans liens, cette absence d’obligations !… L’air qui me caresse le visage et les mains et que je respire, les aspects que je vois, les bruits que j’entends, je goûte également tout.

Et je fus plus heureux encore quand, à dix heures, du renfort nous étant arrivé pour la pêche, on hissa la grande voile et que le bateau doucement se mit à glisser sur l’eau. C’était un départ à l’aventure, un départ de rêve… O naviguer à la découverte en un archipel désert ! Nous passions lentement au milieu des îles sous un beau ciel, sur un flot paisible et dans la joie du matin. La flânerie délicieuse !…

On part comme pour au bout du monde, rien qui empêche notre rêve, vagabondons ! D’autres déjà ont passé dans ces îles, mais qu’importe si nous n’y sommes jamais passés ? Elles nous sont inconnues, c’est comme si elles l’étaient pour le monde entier. Nous les découvrons avec autant de bonheur et d’étonnement que le premier qui les a découvertes. Glissons dans la blonde atmosphère, pleins de joie, libres, détachés de tous et de tout…

Ainsi nous filions, quand notre bateau s’arrêta. La mer baissait ; l’eau n’était plus assez haute et la quille touchait le sable. Nous étions posés au milieu d’une onde si transparente, si claire, que sous ses rides et sous son frémissement on voyait le fond pâle et uni. Le bateau s’échouerait là ; de plus en plus il penchait à babord ; tout à l’heure quand il n’y aurait plus du tout d’eau, il se coucherait, et il attendrait le retour de la mer.

La douceur et la limpidité de ce lac me donnèrent un grand désir de m’y plonger. Je me déshabillai, et nu au milieu du monde où tout est nu, nu comme toutes les roses ou comme toutes les gazelles, je m’allongeai dans la mer, ivre de nager d’un corps qui ne fût enfin gêné par rien… Je me tournais et je me retournais et je jouissais voluptueusement de la caresse du flot par toute ma chair. Ainsi, je gagnai une petite île qui était en face de notre bateau. Et quand mon pied frappa le sol, je réfléchis en souriant que je me trouvais, comme Robinson, tout nu dans une île déserte.


… Il était midi. On allait déjeuner. L’eau ayant fui, la coque s’était couchée complètement sur le côté gauche. Maintenant la surface du pont se trouvait en pente rapide ; pour s’y déplacer, on devait ramper, la circulation était difficile. Nous fîmes sur ce pont un excellent repas, à l’aise à peu près comme sur le versant d’un toit ; mais quel appétit ! je n’ai jamais vu engloutir des huîtres, des poulets froids, des pâtés, le contenu de bouteilles nombreuses, avec une telle rapidité ! Un déjeuner charmant et pour lequel je veux garder une éternelle reconnaissance à notre ami Toussaint… Après, une bonne pipe. La tenue de pêche. Et nous voilà sur la plage en route vers le trou Saillard où nous allons seiner.

Le trou Saillard est une cavité, profonde d’un mètre et demi à deux, longue de cinquante et large de quinze, pleine de poissons, et que, les jours de grande marée, la mer se retirant très loin permet de visiter. Il est situé parmi des îles de haute roche ; en voyant de tous les côtés ces chaînes, ces cols, ces défilés, on se croit dans un pays de montagnes, dans une vallée, — et l’on est dans le lit même de l’océan ! Donc, nous recommençâmes, à la lumière du soleil, la pêche que nous avions déjà connue à la clarté de la lune. Et elle se trouva abondante au jour comme pendant la nuit.

Quand le trou eût été bien écumé, que tous les poissons en eussent été tirés et que nous les vîmes se débattant et sautant sur le sable où nous les avions jetés, nous abandonnâmes la seine, et nous éparpillant dans les rochers, commençâmes une autre pêche. Le terrain plat sur lequel nous marchions, mélange de pierre et de sable, est recouvert d’une herbe verte qu’on appelle de la paillotte, qui est très longue, et qui, de la façon dont elle s’étale, éveille l’idée de chevelures flottantes de noyées. Cette paillotte couvre entièrement le sol, et nous allions, comme dans une prairie au milieu des montagnes, étonnés de ne pas rencontrer quelquefois, en ce décor suisse et bucolique, des moutons, des chèvres ou des vaches faisant résonner leurs clochettes. Le soleil, brillant au-dessus des montagnes, illuminait notre vallée… Dans cette prairie, nous nous mîmes à cueillir des fleurs, mais c’était une prairie marine et nos fleurs étaient des poissons, des coquilles Saint-Jacques. Elles sont cachées sous les herbes, on ne les aperçoit pas, mais, de temps à autre, une espèce de claquement sort du sol. On court à l’endroit d’où vient ce bruit, on soulève l’herbe étalée, et l’on découvre le mollusque qui, en fermant brusquement ses coquilles pour se déplacer dans l’eau, a produit cet appel, a révélé sa présence et s’est perdu.

Mais la mer commençait à remonter. Nous avons laissé nos montagnes, notre prairie, la cueillette, et nous sommes retournés du côté de notre bateau qui, toujours couché tristement sur le flanc, attendait que la mer vînt lui rendre la vie.

L’eau, bientôt, fût là. Le bateau flotta. Et tandis que nous passions des vêtements secs, l’ancre fut tirée, la voile hissée et la brise du soir nous enleva… Nous revîmes la grande île, ses huttes, ses trois maisons, sa terre aride, le jardin, le sémaphore, l’église et le phare… La barque nous reconduisit à la cale ; on débarqua. L’hôtesse promit deux lits pour la nuit. On fit un tour au crépuscule jusqu’à la cabine des douaniers,… comme hier on vit les pêcheurs préparer leur soupe, doux et silencieux, on vit la misère… Puis on revint à bord ; nous dînâmes et ceux qui voulaient coucher à l’auberge partirent. Pour moi, je demeurai sur le bateau ; je m’allongeai tout habillé sur une couchette, tirai le rideau de la boîte où j’étais, et bercé par la mer, m’endormis, finissant heureusement une journée sauvage et heureuse.

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