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Le chalet dans la montagne : $b voyages vrais et imaginaires

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Pour le fumoir.

NUITS D’ESPAGNE

NUITS D’ESPAGNE

A Gustao Violet.

I

Mon ami Raymond et moi nous étions arrivés à Barcelone à la nuit. Nous étions moulus par un voyage qui durait depuis l’aube, sur une diligence d’abord, mais au soleil de bonne heure accablant du mois d’août, puis dans la caisse étouffante d’un wagon espagnol qui roulait avec une lenteur à vous désespérer (encore qu’attaché à un train de gran velocidad).

Nous avions traversé, il est vrai, des contrées admirables, et nous aurions pu oublier un peu notre lassitude en contemplant par la portière les montagnes de Catalogne, sur la crête desquelles se profilent des arbres gracieux, ou les rivières rapides qui dans des creux profonds les traversent, ou encore une terre en friche d’une couleur rouge très opulente… Nous montâmes dans le premier omnibus d’hôtel qui se présenta à nous, le garçon chargea nos bagages, et nous voilà filant à travers la cité.

C’était la première fois que je venais à Barcelone… Nous parcourûmes d’abord des grandes voies sombres et peu fréquentées. Nous nous taisions, l’esprit éteint, n’étant plus aptes à percevoir que des sensations assez faibles et ne ressentant qu’un seul désir : celui d’arriver à nos lits le plus vite possible. J’essayais vaguement de voir quelque chose dans les rues ; mais rien que de grandes maisons sans lumière se succédant tristes et fermées comme des choses qui dorment. Nous arrivâmes à la plaza de Cataluna, qui m’éblouit et me réveilla. Puis nous descendîmes les Ramblas. La clarté brutale des lampes électriques, l’agitation, le bruit, cet air de fête que prennent les promenades en été, pendant la nuit, m’intéressèrent ; la voiture s’arrêtait.

On nous donna deux chambres. Nous nous débarbouillâmes de la poussière et de la sueur du voyage ; puis nous nous retrouvâmes en bas pour dîner. Mais prendre le repas dans une salle d’hôtel anonyme et sans caractère, non ! Aussi fatigués que nous fussions, nous avions cependant l’envie d’aller dehors et de nous mêler, ne serait-ce que quelques instants, à la foule espagnole.

Sur la Rambla, un flot de gens incessamment renouvelé glissait avec gaîté. Nous n’eûmes guère le temps de les examiner, car nous avions aperçu une chocolateria vers laquelle nous nous dirigeâmes. Dans ces petites boutiques on sert du chocolat épais comme de la crème avec des gâteaux légers, sucrés et tièdes, qui sont d’un goût exquis ; aux heures des repas on peut y manger chaud. Pendant que nous dînions, un de nos voisins parlait des courses de taureaux de ce soir !… Nous interrogeâmes le garçon ; une corrida de novillos, en effet, devait se donner aux nouvelles arènes ; les courses, la nuit, à la lumière électrique, c’était une innovation tentée cet hiver à Barcelone, et qui avait réussi… Nous étions éreintés, tous nos membres nous faisaient mal, nous avions bien sommeil. N’importe ! nous décidâmes aussitôt d’aller à ces courses. Nous pressâmes la fin de notre souper en mettant les bouchées doubles, car nous avions faim, et nous ne voulions rien perdre ; on nous avait servi, d’ailleurs, d’un plat de poulpes en sauce tomate, et d’un autre d’arroz à la valenciana qui nous régalaient.

Sur la place de Catalogne, un homme à la voix puissante recrutait des voyageurs pour un petit omnibus assez convenable, dans lequel il promettait de vous conduire aux arènes rapidement et sans encombre, moyennant une demi-peseta. Nous montâmes, d’autres personnes confiantes nous suivirent, bientôt nous fûmes serrés à étouffer. Mon ami était presque enfoui sous une très grosse dame qui excitait violemment sa concupiscence par ses formes magnifiques, mais qui pesait si lourd que le pauvre garçon faillit en rendre l’âme. D’agiles jeunes gens s’étaient juchés sur le toit de la voiture, et nous apercevions dans l’ombre, à travers les vitres, leurs jambes noires qui se balançaient lamentablement comme des tuyaux mous. Le véhicule mené à grand renfort de coups de fouet ballait violemment d’un côté à l’autre de la rue. A chaque creux les essieux pliaient brusquement, et la caisse choquait sur l’axe ; nous croyions que tout allait se briser et que notre dernière heure était venue. Mon ami écrasé par sa voisine poussait de faibles soupirs, où l’effroi le plus grand s’alliait à une minime volupté. Puis, comme un noyé qui, essayant de se sauver, agite péniblement au-dessus de l’eau des bras désespérés, il dégageait ses quatre membres et s’appliquait à les maintenir au-dessus de la masse impitoyable qui voulait les submerger.

Nous parvînmes enfin aux arènes. Une animation extrême régnait à leurs abords. Des voitures débouchaient de tous les côtés. Et, à pied, femmes, hommes, enfants arrivaient en se hâtant. C’était un tumulte : le piaffement des chevaux arrêtés et le bruit de grelots qu’ils font en remuant la tête, pour ceux qui marchent le claquement de leurs pas sur le pavé, puis les parents et les amis qui s’appellent, et encore tous les aboiements des placeurs de billets, des vendeurs de programmes, des marchands de journaux… Des mendiants, bancals, borgnes ou contrefaits, se précipitaient dans vos jambes et vous poursuivaient de leurs lamentations criardes.

Un édifice circulaire, de style mauresque et peint de couleurs crues, dominait la place. On y accédait par un large escalier. Ayant pris deux sombras[2], nous pénétrâmes. Maintenant nous parcourions un couloir haut et pauvre où une foule impatiente s’agitait ; on rencontrait là des comptoirs sur lesquels se débitaient des rafraîchissements. Nous entrevîmes, en passant, par une porte entr’ouverte, une chapelle minuscule ; elle était toute chargée d’ors et une statue vêtue d’habillements somptueux l’habitait : la Vierge que les toreros vont prier avant la course. L’escalier qui montait à nos sombras était obstrué par un public qui en occupait chaque marche, il fallait du temps et de la patience pour se frayer un passage jusqu’à la dernière… Mais de là, soudain, un spectacle magnifique apparut.

[2] Sombras : places ainsi nommées parce que, dans les courses de jour, elles se trouvent par leur position à l’ombre du soleil.

Nous étions dans un cirque immense, si grand qu’à son extrémité, en face de nous, les hommes, les femmes, assis, n’apparaissaient plus que confusément, comme une vision lointaine. Depuis la piste, des gradins chargés de spectateurs innombrables montaient, s’élevaient jusqu’au bord d’un trou noir qui était le ciel. On regardait devant soi, et c’était toute une vie remuante, le battement de mille éventails, un scintillement de bijoux, une infinité de mouvements, une multitude de têtes, une rumeur. Mais si on quittait des yeux cette agitation brillante et si on les levait, le ciel les attendait, un ciel froid, noir, nu, sans parures comme un pauvre, sans mouvements comme un mort, et immense, et effrayant, avec son mystère muet par dessus tout ce fourmillement insouciant…

J’avais aperçu un peu de place pas trop loin de l’escalier. En nous faufilant nous réussîmes à gagner la banquette de pierre. Devant moi, sur le gradin inférieur était une Espagnole ; elle portait la jupe de satin noir, le corsage blanc et la mantille ; elle tourna la tête pour s’adresser à un jeune homme de bonne mine assis à côté d’elle, et nous vîmes son visage qui nous parut joli, une peau mate dans laquelle des dents comme des perles s’opposaient à des yeux comme du diamant noir. — Derrière nous des siffleurs menaient un tapage infernal contre un matador qui les avait mécontentés.

Nous commençâmes à suivre le spectacle. Sur une piste immense, différents personnages d’inégale importance se trouvaient dispersés. Deux picadors, raides comme des mannequins et montés sur des chevaux lamentablement maigres, se tenaient à côté l’un de l’autre contre la balustrade de bois qui faisait le tour de la piste. Ils étaient embarrassés dans des pantalons de peau rembourrés destinés à les protéger contre les coups du taureau, mais qui les alourdissaient et leur étaient si incommodes qu’à chaque mouvement de leur bête on croyait qu’ils allaient perdre l’équilibre. Les chevaux d’ailleurs n’étaient pas disposés d’eux-mêmes à bouger, mais de temps en temps, un valet venait les tirer par la bride pour les conduire au taureau, lequel en même temps, à force de passes, des toreros rapprochaient. Allongeant le cou, le cheval suivait l’homme, d’un trot raide et laborieux, ses vieilles jambes qui ne pouvaient plus se plier semblant de bois ; sur le corps osseux, le picador secoué faisait des efforts pour se maintenir, des mouvements disgracieux et comiques.

Enfin, le taureau était proche ; alors, tête baissée, avec une force énorme, il se jetait sur la carcasse inoffensive qu’on lui opposait. Celle-ci tombait ; le picador, dans le sable avec elle, débarrassait péniblement ses jambes, rampait et disparaissait, grotesque… Cependant on avait détourné de lui l’attention du taureau en attirant celui-ci sur un autre point de la piste ; au lieu d’en finir avec l’ennemi à terre, la brute stupide se laissait distraire, cent fois elle fonçait sur des capes qu’on lui offrait, s’attendant toujours à rencontrer derrière un homme et ne trouvant jamais que le vide, car, par un simple écart à droite ou à gauche, l’homme l’avait évitée. Ainsi elle se dépensait en efforts inutiles, s’énervait, se fatiguait, et ne comprenait pas cette lutte où elle voyait tant d’ennemis la poursuivre, l’entourer et s’évanouir chaque fois qu’elle était dessus. Bientôt, un grand malaise et une souffrance aiguë prenaient le taureau. Il s’arrêtait, regardait ces arènes, ces lumières, cette multitude bruyante, et, fou, découragé, grattait la terre de son sabot avec angoisse.

Comme nous parlions français, notre jolie voisine nous avait jeté un furtif regard de curiosité. Puis le cigare de mon ami l’inquiétant sans doute pour sa robe, — bien qu’aux courses tout homme fume, — elle avait dit d’une voix un peu rauque quelques mots incompréhensibles pour moi, mais de mauvaise humeur, et s’était retournée avec dignité.

On apportait les banderilles. Des hommes souples, vêtus de petites vestes argentées et de culottes collantes, défiaient le taureau, arrêtés fixes devant lui ; prestement ils lui plantaient dans le cou des fuseaux ornés de faveurs multicolores ; puis, comme des souffles, ils s’effaçaient, et la bête furieuse passait sans les toucher. En sentant ces petits crochets dans sa peau et les banderilles dansant sur son cou elle éprouvait un agacement et une surprise nouvelle… Pourtant la foule, estimant sans doute que son souffre-douleurs ne montrait pas encore assez de signes d’affolement, la foule sifflait, hurlait, elle huait le taureau. On employait alors des banderilles de fuego. Dans le cou de la brute misérable, on plantait maintenant des fuseaux qui contenaient des pétards ; ils s’allumaient, ils éclataient, la bête était environnée de coups de feu qui l’affolaient et de fumée qui l’aveuglait, son poil brûlait. Cependant, on tournait toujours autour d’elle, des ombres mouvantes continuaient à la harceler, et elle bondissait sur eux, toujours en vain. Enfin, désespéré, le taureau s’arrêtait, il beuglait, il se penchait lamentablement vers la terre, la reniflant comme pour en prendre conseil ou pour la supplier.

Mais les trompettes sonnaient la mort. Le matador, sa cape sur l’épaule, une courte épée dans la main droite, s’avançait noblement dans l’arène. Par des passes savantes, étroites, il fatiguait son adversaire, guettant l’instant propice pour le frapper. Et, debout devant lui, tandis que le taureau baissait la tête, prêt à foncer, tout à coup il lui portait un coup entre les deux épaules ; la bête tombait morte à ses pieds.

Ah ! l’enthousiasme alors ! la salle trépignante ! les chapeaux volant de toutes parts sur la piste ! Les passionnés afficionados qui étaient derrière nous, parlaient avec animation ; la petite Espagnole farouche qui nous précédait, tournait vers son compagnon, son frère semblait-il, des regards brillants de plaisir.

Est-ce que nous partagions la joie générale ? Ma foi, le jeu m’avait paru bien barbare. Par tous les moyens, contraindre à un combat, et à un combat si inégal, une bête d’humeur aussi peu batailleuse ! Pendant la durée entière de la course, le taureau ignorait visiblement ce que l’on désirait de lui… J’avais eu une pénible impression de sauvagerie et de ridicule. La tuerie des chevaux de picadors, notamment, où ne paraissait ni adresse ni lutte, qui n’était que pure boucherie, me semblait indéfendable. Il eût mieux valu évidemment mener en silence et sans concours de peuple tous ces animaux à l’abattoir.

Cependant, je regardais cette race ardente avec curiosité, et j’avais du plaisir et de l’émotion à me sentir au milieu d’une humanité si différente de moi. D’autre part, je devinais qu’un des grands éléments d’intérêt de la course avait manqué, et que pour goûter vivement la passion, la couleur de toute cette sauvagerie, c’était au grand soleil, et non pas à la lumière livide des globes électriques qu’il eût fallu la voir.

Mais la corrida était finie. Chacun quittait sa place, on descendait les gradins, on appelait les marchands de cervèse et de cigares ; beaucoup sautaient dans l’arène, elle fut bientôt couverte de monde. C’est qu’on devait y danser… Sur la place où du sang s’était répandu et où la mort s’était couchée, des jeunes corps pleins de santé, pleins de joie, se presseraient tout à l’heure et se berceraient.

Quant à nous, nous étions fourbus ; maintenant que nous n’étions plus attachés par le spectacle, la conscience de nous-même revenue, nous ressentions notre éreintement. Nous laissâmes donc le bal pour aller enfin nous coucher.

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