Le chalet dans la montagne : $b voyages vrais et imaginaires
III
Le lendemain soir, nous prenions des glaces sur la place de Catalogne. Dans la journée, nous avions visité le port et Barcelonnette, puis, comme des Espagnols, nous nous étions assis avec des poses nonchalantes dans des fauteuils du Paseo de Gracia et nous avions regardé les équipages, les cavaliers et les femmes.
Le soir, cependant, nous étions assez maussades. Nous nous ennuyions. Tous les mendiants qui s’arrêtaient devant le café, cherchant à exciter notre générosité par leurs talents ou par leur misère, ne nous distrayaient plus ; ni les troupes d’aveugles qu’un borgne conduit, qui pincent de la guitare et dont l’expression du visage est touchante, ni les femmes chargées d’enfants, ni le cubain violoniste aux mines si comiques, ni le soldat manchot, décoré et habillé d’un uniforme troué, ne nous intéressaient encore. Nous avions envie de retourner sur la Rambla, de revoir son agitation nocturne.
Nous traversâmes la place et nous mêlâmes à la foule qui descendait vers la Colonne. C’était la promenade joyeuse qui suit le souper, les groupes gais, des femmes qui rient, et l’on sentait dans chacun le plaisir de vivre par cette soirée douce. Nous suivions le courant, marchant tranquillement, quand il me sembla reconnaître une personne qui nous précédait : ces hanches rondes, cette petite taille, cette grâce ? Mais oui, c’était la jeune fille qui se trouvait devant nous, l’autre jour, à la corrida ! Ce soir, une femme sans âge, de forme sphérique, laide, sans doute une de ses parentes, l’accompagnait. Je les montrai à Raymond, puis, nous pressant un peu, nous les dépassâmes. C’était bien elle : je retrouvais sous la mantille ses deux yeux de diamant noir.
La rencontre nous aiguillonnait. Nous nous rappelions, d’ailleurs, l’impression que, l’autre jour la demoiselle nous avait faite avec son air de décence, sa tenue parfaite, le ton pas engageant sur lequel elle s’était plainte du cigare de Raymond ; et nous la retrouvions avec une grosse dame qui, sans doute, était sa mère ; tout cela ne donnait guère d’espoir. Cette gracieuse beauté espagnole était probablement une honnête petite bourgeoise qui venait prendre un peu le frais sur la Rambla avant de s’endormir. Pourtant, comme nous n’avions rien de mieux à faire et qu’elle nous semblait fort jolie, nous décidâmes de voir.
Revenus sur nos pas, nous croisâmes l’ingénue et nous lui lançâmes une œillade qu’elle remarqua, puis nous suivîmes les deux femmes. Elles avançaient au milieu de la foule, doucement, en s’éventant ; au bout de quelques instants, la jeune fille se retourna ; et, bientôt, une seconde fois. Raymond devint enthousiaste.
« Elle est délicieuse, s’écria-t-il, délicieuse ! Suivons-les, ne les perdons pas » ; et il commença à parler de notre future conquête comme si elle était à lui ; j’observais que dans le partage il m’oubliait, mais je le laissais dire. Les deux femmes, cependant, savaient à présent que nous les suivions ; or, au lieu de s’en inquiéter, elles rapetissaient complaisamment leur allure déjà lente : je commençais à douter de la vertu de la belle afficionada. Bientôt, nous fûmes à même hauteur. Nous échangeâmes quelques coups d’œil, puis elles biaisèrent à droite et s’engagèrent dans une petite rue. La fausse Agnès tourna encore la tête pour voir si nous continuions à la suivre : « Maintenant, nous ne pouvons plus hésiter, dis-je à Raymond. Il n’y a pas de doute. Il ne reste donc qu’à traiter l’affaire ; parle-leur, toi qui sais leur langue ». Et nous quittâmes aussi la Rambla. La charmante petite allait modestement au côté de cette grosse boule trottinante que nous avions prise d’abord pour la madre et qui n’était sans doute que la tia[4]. Les lumières des boutiques les éclairaient à leur passage, la rue était parlante et animée ; on y respirait la chaude nuit d’été : toutes sortes de gens y circulaient ; des commères bavardaient sur le pas des portes. Nous avions peu à peu rejoint celles que nous suivions et nous marchions à un pas derrière elles, sans leur parler.
[4] Tia : tante. Mais se prend aussi dans le sens d’entremetteuse.
Arrivées en face d’un grand monument sombre qui s’allongeait sans fin dans la nuit, elles entrèrent dans le couloir d’une maison ; là, elles s’arrêtèrent. Nous pénétrions derrière elles : « Peut-on monter ? » demanda Raymond à la tia, et sur un signe de consentement, nous emboîtâmes le pas dans un escalier gras, étroit et misérable.
Toute cette aventure me ravissait ; je lui trouvais un haut goût exotique. Je ne revenais pas de la mine honnête de la fillette, et cet usage de se faire accompagner dans la rue d’une personne d’apparence respectable pour y exercer son commerce équivoque, me paraissait d’un raffinement et d’une élégance délicieux. Enfin, je me rappelais l’air qu’elle avait l’autre jour aux arènes avec ce jeune homme qui semblait son frère et quand j’étais à mille lieues de supposer qu’elle pût être d’un abord si facile… Il ne me serait jamais venu à l’esprit, alors, de rien tenter contre elle… Et voilà que nous montions derrière sa jupe dans cet escalier gras ! Je jouissais parfaitement de ma surprise, de l’aventure imprévue, de sa nouveauté, enfin de toutes ces choses étrangères, et, de plus, j’étais curieux de l’intérieur où l’on nous menait ; j’avais en somme un vif plaisir.
Nous voilà à l’étage ; la vieille pousse une porte ; nous entrons dans un corridor long et vide. A gauche une pièce éclairée ; on pouvait à travers la porte vitrée couverte d’un rideau blanc, distinguer une vieille femme assise dans un fauteuil ; il me sembla entendre une voix d’homme. La tia avait allumé une lampe, elle nous précédait dans le corridor… Nous arrivâmes à une petite chambre, et elle nous fit signe de nous mettre avec la fillette sur un canapé.
L’endroit était pauvre : un papier maculé et déchiré recouvrait le mur, une petite toilette dont un pied était raccommodé se tenait humblement dans un coin ; sur une table qui occupait le milieu de la pièce, des fleurs en papier, poussiéreuses, attendaient on ne sait quoi dans un vase ébréché. Les carreaux du sol étaient jonchés de bouts de cigarettes. Enfin, au plafond, pendait un bec de gaz que la tia alluma et qui fit son petit sifflement et sa vilaine lumière. On découvrit une alcôve où un lit, drapé de minces rideaux d’une couleur passée, paraissait innocent.
La vieille s’était assise dans un fauteuil en face de nous. Elle était posée là comme un tas au sommet duquel on aurait planté une tête, une tête singulière de femme chauve et moustachue, avec des yeux à fleur de visage qui souriaient d’un air bienveillant et endormi et qui ne disaient rien. Parfois, la tête se tournait et on aurait dit qu’elle se balançait, d’un mouvement semblable à celui des mignons magots chinois dont le chef branle.
Notre ingénue s’était placée entre Raymond et moi, je caressais sa petite main brune. Raymond, j’ignore pourquoi, faisait semblant de ne connaître que quelques mots catalans, sans doute par caprice, ou bien afin de saisir les propos que les deux femmes auraient pu échanger à notre insu. Nous possédions déjà le nom de la belle : c’était Rosita… Rosita nous regardait comme on regarde des gens que l’on reconnaît sans pouvoir se rappeler ni où ni quand on les a rencontrés. Raymond lui dit que c’était à la corrida, l’autre soir ; ce souvenir avec le détail du cigare l’amusa. Elle se reportait probablement à l’impression qu’elle avait éprouvée en nous entendant parler français derrière elle, et elle trouvait drôle de nous avoir revus si vite. Elle se mit alors à parler avec volubilité à la tia, qui balança la tête d’un air aimable.
Une chose en moi avait vivement frappé Rosita, c’est que je portais des souliers de chamois gris : elle en portait aussi. Cette coïncidence lui ayant semblé remarquable, elle en avait tout de suite fait part à la tia, laquelle, abaissant avec complaisance ses regards sur mes extrémités, pépia, à leur aspect, de satisfaction… Il devint bientôt évident que Rosita s’intéressait davantage à moi qu’à Raymond… J’attribuais cette circonstance à ce que Raymond l’étonnait moins : il est en effet noir de peau, barbu et de regard farouche : d’abord, sur sa mine, elle l’avait cru catalan ; puis, après ses dénégations, elle avait décidé qu’il était castillan, mais un Castillan lui offrait peu de mystères et elle se tournait vers moi qui lui dévidais tout un écheveau de jolis compliments français auxquels elle ne comprenait goutte, ce qui la faisait rire aux éclats. Que diu ? que diu ? demandait-elle à Raymond, lequel devait traduire mes galanteries, sans en tirer d’autre profit que de la voir me remercier d’un : Muchisimas gracias, señor, plein de gentillesse.
Encore que mon pauvre ami fût tout déconfit de la tournure que prenaient les choses, il n’en voulait rien laisser paraître : il était aimable pour tout le monde, y compris la vieille. Cependant, sans que ni l’un ni l’autre de nous deux n’eussions rien dit, au bout d’assez peu de temps, il se trouvait comme sous-entendu que c’était moi qui étais venu pour la Rosita ; c’était à moi qu’elle s’adressait, c’était moi dont elle s’occupait, moi son ami, moi son futur amant. Et voilà Raymond voué encore au célibat !… Heureusement que la tia conservait assez de présence d’esprit, à travers son demi-sommeil souriant, pour s’informer si l’autre señor ne désirerait pas connaître lui aussi una doña molt maca. A quoi Raymond répondit avec feu que c’était là précisément le plus vif objet de ses désirs. La vieille l’engagea à attendre un peu, car une femme extrêmement belle ne manquerait certainement pas d’arriver bientôt.
Nous attendîmes. Pour moi-même, ce n’était point pénible : déjà je prenais quelques acomptes sur les plaisirs que la Rosita devait bientôt m’offrir, je la caressais, je l’embrassais ; sa grâce souple de jeune animal, le sourire de tout son visage et ses jolis mouvements me ravissaient. Toujours muette, la vieille suivait nos jeux de l’air attendri d’une bonne femme qui regarde les ébats de ses petits enfants. Raymond nous avait cédé tout le canapé s’y jugeant désormais inutile ; il avait pris une chaise et il inspectait les êtres d’un œil morne. Je m’apaisai par égard pour sa mésaventure, et je me mis aussi à attendre avec sérieux, immobilité et patience… Maintenant, tous les quatre, nous attendions, sans parler ni bouger, comme dans le salon d’un dentiste. Le temps passait. Le bec de gaz faisait son petit sifflement dans le silence. Chacun suivait obstinément les bruits qui montaient de la rue. La tia sourit vaguement vers Raymond et elle dit : « Qui espera desespera. » Je demandai ce que cela signifiait : « Qui attend se désespère », me traduisit Raymond… Puis le silence recommença. Rosita balançait ses jambes dans le vide comme une petite fille qui s’ennuie, cela faisait un bruit de jupe. Je regardais la table, le bec de gaz, la tia, la toilette, enfin le lit, ce lit où mes noces avec la Rosita se consommeraient et que, pour une aussi belle fête, j’aurais souhaité plus luxueux.
Nous ne parlions point, et ainsi, tranquilles et muets, nous attendions la belle Espagnole qu’une vieille femme avait promise à Raymond.
On entendit enfin s’ouvrir la porte. Au bruit la tia se leva et sortit dans le couloir. Elle revint bientôt, suivie d’une forte fille au visage épanoui, et qui contrastait tout à fait avec la Rosita mignonne et menue. Cette heureuse créature s’assit sur les genoux de Raymond qui l’examina en souriant : elle souriait aussi… La vieille suivait tous les regards de Raymond avec une forte attention ; sa tête accompagnait chaque geste comme celle d’un petit chien guettant une friandise qu’on a dans la main. Enfin la forte fille se leva et sortit. Alors la tia tendit si vivement son visage du côté de Raymond, et avec un tel air interrogateur, qu’elle m’amusa fort. Mon ami lui fit mille compliments sur sa doña maca. Mais la tia distinguait bien qu’elle ne lui plaisait qu’à moitié. Moins grasse ? fit-elle simplement… Raymond assura que la personne était tout à fait de son goût. Puis il se leva en annonçant que nous reviendrions demain soir à huit heures et demie. Nouvelle qui consterna Rosita. « Demain ! demain ! Demain ! Pourquoi pas ce soir ? » disait-elle, et elle faisait une petite moue délicieuse ; sans doute elle croyait que nous ne reviendrions pas. Et si je n’avais pas su à quoi m’en tenir sur la cause réelle de son insistance et de son désappointement, j’en aurais été flatté ; la vieille, elle, plus perspicace, ne témoignait aucun mécontentement, elle avait compris que nous reviendrions. Pour la nit ? demanda-t-elle, et à notre assentiment, elle nous regarda avec considération. Puis on débattit le prix qui fut fixé à quatre douros la pièce, et nous sortîmes.
J’avais vu que la compagne qu’on avait offerte à Raymond ne lui convenait aucunement, et que c’était la raison qui l’avait décidé à renvoyer à demain un festin si attendu et pour lequel son appétit était si aiguisé. Cette fille était en effet banale, et sans sa fraîcheur et son apparente santé, elle ressemblait à toutes celles que nous aurions pu rencontrer dans n’importe quelle ville d’Europe : son sang espagnol ne sautait pas aux yeux, et puis elle était d’une telle complaisance indifférente qu’on ne trouvait plus aucune raison de la désirer : elle était vraiment trop prête à réaliser tous vos désirs, — et non seulement les vôtres !
Pour moi je préférais ne point m’aventurer à passer la nuit seul dans une maison inconnue en pays étranger et chez des gens équivoques. Je m’y serais trouvé bien désarmé dans le cas d’une tentative quelconque. C’est cette réflexion qui m’avait fait suivre Raymond dans sa retraite.
Dehors je lui offris hypocritement la Rosita, mais il tint à honneur de ne pas l’accepter : c’était ce que j’attendais ; — seulement il aggrava son refus en ajoutant véhémentement qu’elle ne lui plaisait pas. Ce virement de goût subit ressemblait à du dépit ; cependant je ne le remarquai point tout haut, afin de ne pas accentuer la mauvaise humeur de mon ami, et pour me garder de tirer vanité grossièrement d’une victoire que je ne devais en somme qu’à mes joues glabres, à mon ignorance du catalan et à ma chaussure.
J’engageai alors Raymond, puisque la Rosita ne lui agréait plus, à prendre la forte fille que la tia lui avait présentée. Je la lui vantai avec conviction comme si je l’avais trouvée tout à fait plaisante. Il se borna à me répondre qu’elle ne l’intéressait pas. Me voilà embarrassé, car d’un côté je tenais à la Rosita, mais d’un autre je craignais de passer la nuit chez elle, si Raymond n’y couchait aussi. Pour le décider à la forte fille, je fis valoir cet argument : Il ne pouvait m’abandonner, je courrais des risques seul au milieu d’inconnus dont j’ignorais le langage… Cela ne le détermina point. Il s’écria qu’au contraire, il n’y avait aucun danger, la rue étant très fréquentée, et la chambre donnant sur la rue ; je ne me laisserais pas égorger sans jeter un cri : or, je n’avais qu’à appeler et l’on m’entendrait… La Rosita me tenant, cette raison me convainquit assez facilement ; j’arrangeai seulement de ne porter là-bas ni montre, ni bijoux, ni argent : ainsi en admettant que la maison de la tia fût un vrai repaire de bandits, du moins on ne m’y enlèverait pas grand’chose. Une fois la résolution prise, je fus impatient du moment de l’exécuter, attendant imprévu et sensations singulières d’une nuit passée chez des gens qui ne me comprenaient point, près d’une enfant avec qui je ne pourrais pas échanger deux paroles.