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Le chalet dans la montagne : $b voyages vrais et imaginaires

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III

Après dîner je m’empressai de la rejoindre. Je lui proposai un tour sur la place, mais elle refusa, de crainte, dit-elle, de faire bavarder tous ces gens.

Je m’assis à son côté. Nous étions dans une presque obscurité, en un coin de la terrasse, et nous parlions à mi-voix. Elle se plaignait d’être seule, elle s’ennuyait ; elle lisait, mais la journée est longue ; puis tous ces étrangers qui vous regardent avec une curiosité méchante ; et elle était en butte aux galanteries fastidieuses de l’homme aux beaux mollets : heureusement que son mari allait bientôt revenir, elle l’attendait impatiemment…

Mariée ! Elle était donc mariée ! Dès les premiers mots j’avais compris que depuis hier je m’égarais. Ce n’était point ce que j’avais imaginé, pas le moins du monde une actrice, pas légère… Mais l’hommage persistant de mes regards, ma recherche obstinée avaient touché son amour-propre : je devais continuer… Je m’exclamai :

— Tant d’impatience ! Ne pouvoir pas supporter trois jours d’absence !… C’est de la passion ! Vous aimez trop votre mari. Vous avez tort, vous serez malheureuse…

— Eh non ! je ne l’aime pas trop ; mais toute seule ici, c’est mourant ! dit-elle avec un bel accent du Midi.

Et alors elle me raconta, abondamment, comme une femme à laquelle le silence trop longtemps gardé est devenu intolérable, et qui déborde, comme une enfant, en toute franchise, avec une confiance extraordinaire, — elle me raconta qu’elle était mariée depuis un an, que d’abord elle n’aimait pas son mari, puis que, peu à peu, il avait été si gentil, elle s’était mise à l’aimer, et qu’ils voyageaient beaucoup, et qu’ils venaient de Suisse, et qu’ils allaient repartir…

Je l’écoutais ; à la façon dont elle parlait de ce mari, il me semblait qu’elle cherchait à se persuader à elle-même qu’elle l’aimait. Et l’expression mélancolique de ses regards, à table, me revenait.

— Vous êtes bien heureuse ? dis-je. Pourtant vous êtes triste… Je l’ai vu, cela se lit dans vos yeux…

Elle ne répondit pas.

Alors je lui parlai de sa voix que je trouvais rêveuse et exquise.

— Je chante quand je suis seule…

— Vous aimez à être seule ?…

— Oui…

— Pour penser à votre amour…

« Ah ! je n’ai pas d’amour ! » s’écria-t-elle dans un vrai cri du cœur que je recueillis, et qui m’autorisa à continuer :

— Alors, pour rêver à la tristesse de n’avoir pas d’amour, et pour vous abandonner à la douceur d’en espérer un ?

— Oh non ! puisque j’aime mon mari… fit-elle, naïve.

Elle n’avait pas d’amour, et elle aimait son mari, cela signifiait qu’elle n’avait pour lui que de l’affection. Et sa tristesse était née de l’insuffisance de ce sentiment à remplir son cœur : c’était bien simple.

— Vous attendez un grand amour ? dis-je d’un ton pénétré.

— Pourquoi ? Mon mari est bon, et il est très bien, vous verrez.

— Oui. Mais il est votre mari…

— Et pourquoi changer ? pour trouver plus mal ?

— Justement. On ne change pas pour trouver mieux. On change pour changer. C’est si monotone d’être marié !…

Cela n’était déjà pas si mal pour un cadet ! Mais cette vérité l’effarouchait peut-être un peu. La conversation tombait. Cependant, ô petite femme simple qui étiez près de moi dans l’ombre, et avec laquelle je venais d’avoir une conversation à la fois banale et savoureuse comme tout dialogue entre inconnus, déjà je vous connaissais tout entière !

Je ne sais comment, dans la suite, je parlai de lui lire dans la main. Elle eut un élan : « Ah ! vous pourriez me dire mon avenir ! » qui, définitivement, me fixa. Une enfant qui attendait que quelque chose apparût dans sa vie… Oui elle était à point pour l’aventure. Qu’il était déplorable de ne disposer que de deux jours ! Il eût suffi de se baisser pour la cueillir. Naïve, jeune, sentimentale ! Pauvre petit cœur !… Mon Dieu ! le sot mari qui la laissait toute seule !

Je lui dis bonsoir et me retirai. Le bel homme, qui, tout le temps de notre conversation, s’était promené de long en large en nous regardant, se précipita sur-le-champ. Mais elle ne lui resta pas longtemps : car à peine étais-je dans ma chambre que j’entendis son pas dans le couloir ; je sortis pour la saluer : elle me fit un salut sec, entra rapidement chez elle et ferma sa porte à clef. Apparemment la confiance ne régnait point, elle craignait que je n’abusasse de la situation, elle voulait couper court à toute tentative.

« Que c’est désolant ! me dis-je avec ma fougue de page. Tout est admirablement ordonné pour passer une nuit charmante. Et il y faudra renoncer !… C’est là une femme toute neuve ; elle ne peut guère se prendre en deux heures ; elle est un peu farouche : il faudrait au moins huit jours. Désolant !… »

Une autre, une femme si peu que ce fût expérimentée, n’eût point manqué de mettre à profit la disposition si propice et si rare de nos chambres ; cela fournissait l’occasion d’une aventure unique, de l’une de ces aventures rêvées qui ne laissent aucune trace. Se rencontrer dans cette solitude, loin de tout, où l’on est inconnu à tous, avec un garçon ni trop vilain ni trop sot (ô fatuité des vingt ans !), l’avoir comme voisin, la nuit ouvrir simplement la porte intérieure de sa chambre, et ne pouvoir être soupçonnée par personne !… Et le lendemain, reprendre sa route, avec le souvenir d’une belle nuit, plus belle sans doute, inoubliable à cause des paysages merveilleux au milieu desquels la mémoire la devait placer…

Que n’avais-je pour voisine une telle femme ! Une femme qui eût apprécié la valeur d’exception des circonstances ! C’était à une femme de ce genre qu’hier j’étais persuadé d’avoir affaire, une actrice, pensais-je, et là-dessus s’était élevé mon projet.

Mais au lieu d’une personne légère et adroite, je me trouvais en présence d’une nature vraie, sentimentale, et dans une crise psychologique. Je discernais bien tout ce que j’y gagnais — pas pour ma nuit toutefois (et même, au fond, y gagnais-je, puisque je n’avais le temps de profiter de rien ?).

Enfin, tant pis. Tant pis, car elle était charmante. Quelle franchise ! quelle vérité ! Je repensais à notre conversation. Évidemment l’abandon, l’ennui, avaient ouvert son cœur, l’avaient disposée elle-même aux confidences… Son silence quand je venais de dire une phrase sur l’amour ! Par hasard être tombé tout de suite sur la pensée dont cette vie se nourrissait… Elle pensait à l’amour, sans consentir d’ailleurs à se l’avouer, elle l’attendait, rien ne pouvait donc être plus exact et plus intéressant pour elle que mes réflexions sur son propre goût pour la solitude, sur son attente, sur le sentiment qui était au fond d’elle-même… En la connaissant à peine, il s’était trouvé qu’aussitôt j’avais exprimé tout son secret, que je l’avais devinée ; j’en étais certain, cela l’avait frappée ; et cette âme naïve et si rêveuse allait s’intéresser à moi parce qu’elle s’était sentie comprise. Délicieux. Mais il faudrait partir, après-demain !

J’avais mis mes chaussons. J’allais et venais sans bruit, en réfléchissant, à la lumière triste de ma bougie. De l’autre côté de cette cloison, il y avait une femme exquise, elle était seule, je venais de causer avec elle toute la soirée, et dire que ce serait si facile, si facile — une porte à ouvrir — et tellement sans danger ! Moi je resterais là tout seul de ce côté-ci, quand de l’autre côté… Non, c’est une idée à laquelle je ne pouvais pas me soumettre… j’en avais la tête échauffée. C’est que j’en étais amoureux, de ma jolie ingénue ! Quels cheveux ! — une chevelure abondante de créature passionnée ! Quelle bouche, quels yeux langoureux, et ce corps ! exquis, allongé, souple et flexible comme une liane… Adorable !

Je collai mon oreille au mur. Je l’entendais remuer ! J’entendais ces mille bruits mystérieux d’une existence toute proche ; des froissements d’étoffe, des gestes, des chaises poussées, des pas… Que faisait-elle ? Elle devait se déshabiller, elle était sans doute en jupon et en corset, et je la voyais, les bras nus, le cou nu, les cheveux sur les épaules. Oh ! ouvrir ! la prendre dans mes bras ! Mais jamais je n’aurais osé. Et si je m’y étais décidé, qu’aurait-elle fait ? Elle eût crié, m’eût mis dehors. Sa façon de rentrer chez elle tout à l’heure m’enlevait tous les doutes que j’aurais pu former sur sa vertu.

Je l’écoutais… je l’entendis se coucher, je l’entendis souffler sa lumière. Et je me la représentai au lit, son joli corps allongé sous les draps…

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