Le chalet dans la montagne : $b voyages vrais et imaginaires
V
Avec quel extrême plaisir je revis sa forme, sa ligne et son visage ! Depuis hier ils étaient si près et si loin de moi, je les entendais, je suivais leurs mouvements dans mon esprit, mais je ne les voyais pas ! Un mur m’en séparait. Leur présence était évidente, je la savais, mais je ne pouvais pas la vérifier. J’étais en face d’un rêve, d’un jeu de ma pensée… tandis que, maintenant, elle était là, devant moi, elle, dans sa forme et dans son apparence, elle dans toute sa réalité, et mes yeux touchaient ses beaux yeux, et ma main avec sensualité serrait sa main. Ah ! qu’elle était délicieuse en effet, la fine et souple enfant, et comme il était juste qu’elle eût été l’objet, cette nuit et ce matin, de ma préoccupation passionnée ! Je la considérais avec ravissement et je souriais, naturellement, heureusement. Elle portait sur moi son regard pur, doux, un peu inquiet et un peu triste.
Après déjeuner, je m’assis à l’écart afin d’éviter de fournir un prétexte à la malice de ceux qui se pressaient sur la terrasse. Elle lisait, je lisais aussi et je me forçais à ne pas trop la regarder ; je supposais qu’elle allait rester là une heure ou deux, comme la veille. Mais bientôt, à ma grande surprise, elle se leva tout à coup et disparut.
Je ne savais que penser.
Pourquoi ce départ ? Où allait-elle ? Elle s’était dirigée du côté de la route. Mais se promener de si bonne heure, au moment de toute l’ardeur du soleil ! Je n’y comprenais rien, et j’étais déconcerté. Voilà qui dérangeait mes plans. Si je ne la voyais pas plus de l’après-midi que je ne l’avais vue de la matinée, elle était perdue pour moi, et c’était bien vainement que j’aurais dépensé tant de soupirs. Il fallait la suivre, la rejoindre ! Oui, mais pouvais-je me lever derrière elle, et partir du même côté, sous les regards sournois et attentifs de toute cette société inoccupée ! C’eût été nettement la compromettre. Je devais attendre. Et chaque seconde qui s’écoulait, elle s’éloignait, je risquais davantage de ne pas la retrouver. Je pensais à cela, indifférent à tout en apparence, sans bouger et le nez dans mon livre, mais me mordant les lèvres d’impatience. Je me contraignis à attendre dix minutes. Puis, nonchalamment, je me levai, debout je considérai quelques instants la société, sans hâte et d’un œil vide ; enfin, je me mis en marche d’un pas languissant. Mais dès que je ne fus plus en vue, je me redressai, je me précipitai…
Je regardais de tous côtés. Je ne vis rien. En bas, à l’endroit où la route rejoint la montagne et la longe, elle pouvait avoir tourné à droite ou à gauche. Cela était grave. Si je poursuivais dans le mauvais sens, je passerais des heures énervantes à la chercher sans cesse, stupidement, et naturellement sans aucune chance de la trouver. Mais comment me décider ? Comment s’était-elle décidée elle-même ? Selon quelles raisons ? Je l’ignorais et il m’était impossible, avec le meilleur raisonnement du monde, de le découvrir. J’étais fort perplexe, et je ne trouvais rien qui me déterminât à m’engager plutôt d’un côté que de l’autre… J’avisai heureusement, à quelque distance à gauche, deux casseurs de pierres ; je m’approchai d’eux et leur demandai s’ils n’avaient point vu passer une jeune femme. Ils réfléchirent : non, rien vu. Elle avait donc tourné à droite. Je partis dans l’herbe au galop, sautant les ruisseaux, franchissant les mottes et les trous, léger, rempli de l’espoir de la rattraper. Mais je ne voyais que la montagne, où tout se fondait dans une immense lumière…
Enfin, là-bas, là-bas, sur un mamelon, je crus distinguer un point noir qui se déplaçait. Je ne discernais point si cela était un homme ou une femme, ni même seulement si c’était un être humain. Mais j’en étais sûr, cependant, c’était elle ; mon cœur enivré me le disait et je redoublai ma course. Je courais, je courais, je ne m’apercevais pas de l’air enflammé. Je poussai bientôt un cri de triomphe, inondé d’une joie énorme et simple, comme Pan quand il voit qu’il a enfin gagné Syrinx, la petite nymphe. Je venais de reconnaître la couleur rose de son voile ; c’était bien elle ! Maintenant je grimpais, glissant souvent sur l’herbe sèche, courbé en deux, ardent et obstiné. Elle était là-haut : je montais vers elle. Et à mesure que je m’élevais, je dominais plus de choses, le paysage devenait plus grand et plus beau et mon âme plus heureuse. J’approchais, je la voyais maintenant tout entière, marchant dans la lumière, infiniment gracieuse.
Au moment de l’aborder, une crainte me saisit, et je m’arrêtai. Quel accueil allait-elle me faire ? Ne m’en voudrait-elle pas de l’avoir poursuivie ? Si elle était partie de cette façon, après déjeuner, soudainement et comme farouchement, n’était-ce point parce qu’elle désirait la solitude ? N’allais-je pas la déranger, la contrarier ? Aussitôt après le sentiment de victoire que j’avais éprouvé, une réaction se produisait, je tremblais maintenant, je redoutais sa froideur. J’étais incertain : serait-elle fâchée de ma poursuite ou au contraire, au fond d’elle-même, la désirait-elle ?… Mais en me voyant sa figure s’éclaira.
Devant moi, elle était debout, grande, élancée, hardie, semblable, avec son joli visage d’une ligne pure, semblable à quelque Diane. La marche avait éveillé en elle toute sa vie : sa fine chair était colorée, on sentait courir sous la peau et chanter un beau sang rouge et noble, c’était comme une campagne fertile qu’irrigue un parfait réseau de fontaines ; elle respirait profondément, avec une plénitude de santé admirable ; son œil s’était animé… Qu’elle était belle, sous l’illumination du ciel, dressée sur une verte éminence au milieu du grandiose paysage immobile ! Elle portait une robe de velours gris fer d’une coupe un peu cavalière et qui lui prêtait un ton de fantaisie charmant, son voile rose flottait, elle s’appuyait sur une haute canne de montagne, de sa main libre elle tenait un bouquet de fleurs qu’elle avait cueillies. Vision ravissante et de la plus vraie poésie. Un parfum l’enveloppait dont je m’imprégnais avec délices. Et sa bouche, ses yeux ardents, le mouvement de son sein, et ce temps d’apothéose, et la splendeur de cet endroit me grisaient. Je la contemplais, je la buvais.
Je lui offris de lui montrer la place où j’avais trouvé hier des edelweiss. Elle marcha un instant devant moi, et je découvris sa lourde chevelure fauve tournée sur sa nuque en torsades somptueuses.
— Jamais je n’ai vu d’aussi beaux cheveux, dis-je avec admiration. Elle eut un petit rire où le plaisir et l’incrédulité se mêlaient.
— Ah ! vraiment ! fit-elle.
Mon vœu de ce matin était exaucé, ma voisine avait voulu : nous allions passer une journée admirable. Elle était seule avec moi dans un merveilleux pays, et je la sentais heureuse. Un radieux soleil baignait toute la surface tourmentée du col, les montagnes fuyaient vers le ciel, en face nous voyions une cascade descendre les rochers, brillante comme une ligne d’argent, en bas la route blanche qui filait et, dans le lointain, l’ouverture sombre de la gorge où se perdait la Romanche. Elle marchait devant moi, mouvement qui m’enchantait : « Edelweiss : noble et blanche. Noble et blanche, comme vous », murmurai-je.
Il fallait monter. Je lui tendis ma main qu’elle prit et je la tirai doucement. Je sentais contre mes doigts sa chair chaude, je pressais avec une émotion voluptueuse, par là je communiquais avec elle, j’étais en contact avec ses nerfs, avec sa pensée, son cœur, sa vie !
« Ah ! que j’aime tenir votre main ! lui dis-je. Elle est chaude, elle est douce. Je vous touche… je vous sens… »
De temps en temps, elle s’arrêtait, fatiguée. D’un pas plus haut qu’elle, je m’arrêtais et je la regardais :
« Est-ce bien loin encore ? » demandait-elle en levant ses yeux vers les miens.
« Nous arrivons », répondais-je.
J’aurais voulu que cette ascension durât toujours ; quel plaisir de l’entraîner ainsi derrière moi !…
Mais nous étions parvenus à une place où l’herbe s’éclaircissait. La terre apparaissait, blanchie, sèche et fendillée. Je vis sur le sol rayonner une petite étoile de velours mat, puis nous en découvrîmes d’autres. Nous nous mîmes à les ramasser :
« Des edelweiss ! des edelweiss ! s’écriait mon amie. Ceux-là, je les aurai cueillis moi-même ! »
Elle se courbait, agile ; je lui apportais ce que je trouvais. Nous poussions des exclamations quand une fleur plus belle que les autres se montrait.
Cependant, tout en glanant, nous étions montés jusque sur un plateau que le sommet d’un tertre assez élevé formait. Là, l’herbe redevenait touffue, et d’en bas il n’était plus possible de nous voir. Je désirais vivement que nous nous asseyions. En faisant des bouquets, en grimpant, je n’avais que la joie d’être avec elle, et non point celle de lui parler et de l’entendre me parler ; j’aurais voulu tenir de tendres propos, dire les douceurs dont mon cœur était plein ; exprimer des douceurs conduit à en faire : j’étouffais de baisers rentrés. Là, assis dans l’herbe, divinement seuls, au milieu d’une admirable nature et sous un ciel splendide, si je l’eusse sentie m’écouter, peu à peu me céder, enfin s’abandonner, le paradis s’ouvrait ! C’était un moment de bonheur parfait… Et que peut-on, à vingt ans, demander à la vie de meilleur que l’instant où une belle créature qu’on désire de toutes ses forces se sent pénétrer par la même fièvre qui vous possède et se donne avec un transport égal au vôtre ?… Sans doute un amour aussi neuf n’était point profond, ce n’était même sans doute qu’un vif appétit de mes sens. Qu’importe ! un baiser d’elle à cette minute m’eût comblé autant que celui d’une femme pour laquelle j’eusse soupiré depuis des années. Si mon désir était né depuis peu, il était né adulte ; ce voisinage nocturne l’avait exaspéré… Et maintenant, rien qu’elle n’existait plus pour moi, j’étais enivré, j’avais tout oublié, j’avais un immense amour et eusse éprouvé, qu’il fût partagé, un bonheur immense.
Mais ma compagne devinait le danger. Elle ne consentait pas à s’asseoir ici, loin de tout regard. Elle se méfiait de moi et d’elle aussi peut-être ; elle aussi, le soleil l’avait grisée, éblouie, elle se sentait faible et heureuse, et elle avait peur. N’étant point sûre d’elle-même, elle préférait ne pas être tentée ; jouer maintenant avec le feu lui semblait imprudent, je le voyais bien, j’avais beau la prier : « Non, disait-elle, non, allons-nous-en. »
« Eh bien ! partez, lui dis-je. Moi, je reste », et je m’assis.
« Bien ! » répondit-elle. Elle fit mine de s’éloigner. Je me traînai à genoux devant elle et de mes bras j’entourais sa jupe ; elle se dégagea ; je me relevai et je fis quelques pas : « Partir ! pensais-je, quand ce plateau était si bien placé. Nous allons redescendre, être en vue de la route, marcher encore, cueillir des edelweiss et nul entretien possible… » Il me passa une idée : « Voulez-vous que je lise dans votre main ? » lui demandai-je. « Oh oui ! » s’écria-t-elle. « Alors il faut nous asseoir un peu. » Elle consentit, poussée par la curiosité.
Je m’allongeai près d’elle, je pris la main qu’elle me tendait et je me mis à la palper, à la presser, à la caresser, sous prétexte que cela était utile à mes observations. Je ne possède point bien entendu la chiromancie, mais je pense qu’avec un peu d’invention chacun peut remédier au défaut de cette science. Je tâtais donc, fort plaisamment pour moi, la main de ma dame, même j’y portai les lèvres. Mais alors elle se retira vivement, et je la sentis prête à se relever : « Soyez sérieux », dit-elle. Elle ajouta : « Je vois que vous ne savez pas du tout lire dans la main. » — « Détrompez-vous », me récriai-je ; « je vais vous dire tout votre avenir : mais d’abord, commençons par votre caractère et par votre passé. » Je lui dis alors qu’elle était très bonne et très franche, puis je vis dans ses lignes qu’elle était très sensuelle, ce qui la choqua, mais elle ne démentit pas. Elle dit seulement très vite et un peu rouge : « Et puis ? » Je hasardai qu’elle n’avait pas de volonté. Ce n’était pas très adroit apparemment, car le manque de volonté peut compter pour un défaut, et il fallait évidemment ne lui en trouver aucun. Mais si j’avançais cela, c’était pour m’éclairer. Elle n’eût pas eu de volonté et l’eût su, avec sa franchise elle avouait : « Cela est exact. » Or, sensuelle et sans volonté, elle était à moi. J’étais fort machiavélique à vingt ans. Mais elle prétendit posséder de l’énergie, au contraire. Et j’avais commis une double faute puisque je lui avais supposé un défaut, ce qui la blessait, et que je m’étais trompé, ce qui lui retirait de la foi en ma science.
Je ne m’arrêtai point et j’entamai aussitôt son passé et son présent, ainsi que je les avais compris hier soir. Je lui affirmai que, comme elle me l’avait dit, je voyais fort bien dans sa main qu’elle avait épousé son mari sans l’aimer, mais que j’y voyais aussi qu’elle ne l’aimait pas encore, tout en voulant croire qu’elle l’aimait. « Vous avez pour lui plus d’affection que d’amour, je le distingue, voyez cette ligne, lui dis-je. C’est clair. » Elle répondit : « Oui, cela est vrai. » Et elle rêva. Je pouvais formuler des prédictions qui s’accordassent avec sa rêverie. Après un bon moment d’attention consacrée à démêler l’enchevêtrement des lignes, j’avançai d’un air sérieux et hésitant qu’elle allait avoir un grand amour, bientôt. Elle était tout oreilles. Je redoublai de gravité et je pus, en lui faisant plier les doigts, découvrir que ce serait pour un jeune homme brun. Elle me regarda avec timidité. « C’est vous que vous voulez dire ?… » « Oh moi ! je suis châtain », répondis-je. J’avais bien envie de l’embrasser. Un moment, elle était à genoux devant moi, ses lèvres à la hauteur des miennes : je n’avais qu’à me pencher ; mais je la regardai dans les yeux et je vis que si je la brusquais, tout serait fini. Elle était simple comme une enfant, à la fois confiante et farouche. Je lui sentais en cette minute l’âme toute ouverte, mais je sentais en même temps qu’un rien la ferait se refermer à jamais, qu’il était aussi facile de la perdre que de la gagner, qu’une précaution extrême était nécessaire. Je ne l’embrassai donc pas, et que j’aie vaincu mon désir, dont elle s’était aperçu, augmenta sa quiétude et son plaisir d’être avec moi.
Nous redescendîmes. Maintenant nous suivions un sentier à plat et nous marchions à côté l’un de l’autre. Je me risquai à passer mon bras sous le sien, elle ne me repoussa pas, elle n’avait plus peur de moi. Mais ce mélange de liberté et de sauvagerie qui était en elle me mettait sur les épines ; je ne savais ce que je devais tenter, jusqu’où elle autoriserait, à quel moment elle se formaliserait. J’étais affectueux et très doux, à la fois hardi et timide, et je crois que c’est ainsi qu’il fallait être pour la conquérir ; je devais ne rien faire qui la choquât et en même temps ne rien lui laisser désirer que je ne lui offrisse. Le délicat, c’était de savoir aller au-devant de ses désirs et de savoir en même temps ne point les dépasser.
Nous continuions la conversation sur ce que je lui avais révélé tout à l’heure. Elle parlait de son mari : elle était sûre qu’il l’aimait, il lui en avait donné des preuves. Je lui répondais que s’il ne l’avait pas adorée, il eût été un sauvage, car elle était adorablement jolie et d’un charmant caractère. Je déclarais ainsi mon sentiment. « Tout à la fois alors !… On voit que vous ne me connaissez pas… », raillait-elle pour dissimuler son contentement.
Nous passâmes près d’un ruisseau d’eau claire. Je bus dans ma main. Elle voulut boire aussi : je réunis mes deux mains comme une coupe, je les remplis d’eau et les lui tendis : elle se baissa et mit sa bouche entre mes mains. Ah ! ce geste ! c’était comme si elle m’eût baisé les doigts ! Et si, profitant de cette intimité exquise, je l’avais prise dans mes bras, elle se fût révoltée, elle m’eût repoussé avec indignation ! Je sentais qu’elle agissait avec innocence. Et cela était délicieux et irritant.
« Voyez, fis-je, je vous ai montré l’endroit où poussaient les edelweiss. » — « Oui, vous avez été très gentil. Je vous remercie beaucoup, beaucoup… » Et comme je la regardais sans rien dire : « Puis-je vous remercier davantage ? » demanda-t-elle. — « En paroles, assurément non… », dis-je un peu tristement. — « Eh bien, je me promènerai encore avec vous. » — « Hélas, je pars demain ! » — « Puisque vous avez été sage, je me promènerai ce soir. » Elle vit peut-être quelque chose dans mes yeux, car elle ajouta : « Mais, vous savez, je vous préviens : si la nuit vous inspirait de mauvaises pensées, si vous n’étiez pas sage, je file, et vous ne me revoyez plus… Maintenant séparons-nous. Qu’on ne nous voie pas ensemble. »
Je m’allongeai dans un trou d’herbe et elle s’éloigna.