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Le chalet dans la montagne : $b voyages vrais et imaginaires

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VOYAGE A FLORENCE

Arrivée de nuit. — Nous nous sommes trouvés devant la gare sous la pluie au milieu de gamins qui criaient : Signor ! Signor ! et de cochers en chapeaux de soie qui venaient nous tirer par la manche et nous montraient leurs fiacres. Ceux-ci étaient remarquables parce qu’un immense parapluie vert en abritait le siège… Alors nous avons demandé notre chemin à un employé de tramways que nous avons pris pour un officier.

Il s’agissait d’aller au Dôme : celui d’entre nous qui avait étudié le Guide savait que notre hôtel était situé près du Dôme. Nous montâmes dans un tramway, lequel s’arrêta aussitôt : le Dôme, c’était là… Des murs de marbre blanc et noir s’offrirent à nous ; nous les longeâmes avec étonnement et méfiance ; puis nous entrâmes dans une rue sombre où nous découvrîmes l’hôtel. Tout y brillait, illuminé, et les portes étaient tendues d’une étoffe jaune éclatante. Les valises posées, nous repartîmes dans la nuit.

Ayant — errant dans les rues — foulé de nos pieds fatigués bien des dalles unies, nous arrivâmes sur la piazza della Signoria. Un cavalier de bronze, puis une fontaine, puis des murs énormes et crénelés, puis, sous une loggia, un peuple de marbre, successivement nous surprirent. Nous distinguions dans l’obscurité des monuments extraordinaires. Nous ne disions pas mot, inquiets.

Nous dînâmes dans une fiaschetteria, où des planches tout autour supportaient l’alignement d’innombrables fiasques couchées sur leurs gros ventres.


Premier matin. — Il pleut. Ces énormes palais, leurs lourds blocs et les anneaux formidables qui y sont fixés, leurs fenêtres grillées, enfin le ciel gris : on étouffe ici. Marchons ; par là, on arrive à l’Arno. Dieu ! que cette ville est sombre !

Nous nous sommes trouvés sous une galerie couverte qui longe la rivière ; la galerie est couleur de terre brûlée, ses arcades, à mesure qu’on avance, l’une après l’autre, s’ouvrent : alors le Vieux Pont tout chargé de petites maisons, et sur la rive opposée des murs anciens dont le pied est baigné par l’Arno, paraissent et disparaissent… Puis une colline dont la ligne fléchissante est rompue par de noirs cyprès.

A notre sortie de la galerie, un portique s’offrit qui dominait majestueusement le fleuve. Nous tournâmes à gauche : nous fûmes dans une cour de palais. De là, entre les lignes parallèles de deux constructions à colonnades, une tour fortifiée se jette dans le ciel. Nous avançons, nous débouchons sur la place de la Seigneurie.

Et voilà, au jour, le Palais Vieux, formidable, avec son architecture inconnue, romane et mauresque, un cube crénelé à cabochons dominé par une tour quadrangulaire. A côté, la Loggia dei Lanzi surprenante dans sa grâce, et encore parce que c’est un musée en plein air et où les pauvres peuvent venir se coucher entre les statues sur des bancs de marbre. Tout est saisissant ici, jusqu’à la forme de la place, jusqu’à la façon dont les statues, la fontaine, sont placées, au hasard semblerait-il, et cependant dans une proportion parfaite avec l’ensemble.

Plusieurs jours, sans pouvoir nous remettre de notre étonnement, nous avons erré dans Florence. Nous ne parvenions pas à définir ce que nous sentions. « Moi, je me promène comme dans un tableau », disait l’un. « Moi, je crois que je suis un de ceux des Mille et une Nuits qui entrent dans une ville magique. Elle ne ressemble à rien ni de ce que je connais, ni de ce que j’imagine. Je suis entouré de personnages très subtils. Il va se passer des choses incroyables. » — « Je ne sais pas du tout où je suis, moi, disait le troisième. Ce n’est pas une ville ici, c’est la propriété de quelqu’un. Je crois toujours qu’un domestique va paraître et demander ce que j’y fais. »

On s’imagine dans des galeries et des cours de palais, non pas dans des rues. Sur la place les statues qui, suivant l’usage antique, se trouvent à même la chaussée, présentent à l’imagination une idée mêlée d’héroïque et de familier. On dirait qu’on a pris un passant de marbre et qu’on l’a mis sur un socle. Ici on trouverait assez naturel de voir des passants de marbre. Et ces dalles, ces larges dalles sur lesquelles on marche toujours, nous mettent hors de la rue, dans un palais, nous gens de France depuis des siècles habitués aux pavés. A Florence, on a la sensation de se promener dans une cité non pas publique, mais particulière. Elle appartiendrait à deux ou trois familles qui l’auraient ornée pour leur agrément.

Nous avons contemplé le merveilleux Persée, puis le lion que Donatello a posé sur l’escalier du Palais. Enfin, nous avons fait connaissance avec ce Bandinelli dont les géants mous encombrent tant de places à Florence.

Mais le Persée dont la fonte a coûté de si grands efforts au Benvenuto, le voilà donc !… Ce que le grand Florentin en a écrit dans ses Mémoires me revient. Le duc contestait le prix que le sculpteur demandait. « Tu te laisses aveugler par l’intérêt, disait-il. Je ferai estimer la statue et je la paierai ce qu’elle vaut. » — « Comment serait-il possible que mon ouvrage fût estimé ce qu’il vaut, repartait superbement Cellini, quand aujourd’hui il n’y a pas à Florence un seul homme en état d’en faire autant ! » Et il continuait : « Si le Bronzino se fût appliqué à la sculpture, de même qu’à la peinture, peut-être aurait-il pu s’acquitter de ma tâche avec un égal succès. Michel-Ange Buonarotti, mon maître, aurait pu dans sa jeunesse faire une statue semblable à la mienne. Mais maintenant qu’il plie sous le poids des années, il n’en viendrait certainement pas à bout. Je suis donc autorisé à croire qu’aujourd’hui on ne trouverait pas un seul homme au monde capable de mener à fin une telle entreprise. »


Nous étions émerveillés, saisis ; nous rêvions les yeux ouverts. Je me souviens de notre extase devant chaque chose, elle nous paraissait plus belle que ce que nous avions jamais vu jusqu’à ce jour.

Il pleuvait cependant, mais nous ne le sentions pas. Combien de temps sommes-nous restés devant la porte du Baptistère ? Et sous un parapluie !…

Dans la cathédrale nous assistâmes à une extraordinaire cérémonie. Au milieu, dans une énorme cage de verre, cent prêtres se mouvaient en chantant. Un grand antiphonaire placé sur un pupitre élevé, éclairé par une torche, les dominait. Ces formes noires violemment illuminées par les flammes s’agitaient comme au fond de l’eau, à travers la vitre. Le tonnerre de leurs voix roulait sous les voûtes. Puis, dans les intervalles de silence, on entendait, venant de chapelles lointaines, le murmure des fidèles perdus dans l’obscurité.


Un baladin. — L’après-midi, nous voulions aller aux jardins Boboli. Mais sur une petite place le peuple s’était assemblé ; nous nous approchâmes : c’était un baladin qui faisait des tours de passe-passe. La muscade passait d’un gobelet dans l’autre, et le mouchoir était escamoté. L’homme avait une tête de grotesque antique, le nez et la bouche larges, les yeux hardis, le rire stupide ; quant aux gestes et à la démarche, extraordinaires de prestesse et de feinte balourdise. Petit, un gros ventre sur lequel bavait la chemise, il allait de l’un à l’autre, vivement, parlant avec un bagoût étourdissant, et lâchant à point des gaillardises qui faisaient rire les commères, les gamins, les rustres l’entourant. Il était adroit et nous a charmés.

Nous l’avons regardé si longtemps que quand nous sommes arrivés aux jardins Boboli, ils étaient fermés. Le gardien, habillé de noir et coiffé d’un bicorne avec des ornements d’argent, avait l’air d’un ordonnateur d’enterrement de chez nous. Mais il était plein de politesse italienne, et c’est avec un sourire et un signe de tête d’homme du monde qu’il a refusé la pièce qui brillait dans le creux de notre main et par laquelle nous voulions forcer la consigne.

Nous avons donc continué notre chemin. La rue était jolie. Nous avons vu conduire au grand trot un mort à sa dernière demeure. Puis un charmant jardin et un pavillon qui ressemblait à un petit temple, — dans une victoria des jeunes femmes d’une gaieté libre, — des jolies filles aux fenêtres… Et puis, en rangs, des petits garçons de dix ans habillés en prêtres.

Nous sommes sortis par la porte romaine, nous avons été sur la route. De tant de chemins qui mènent à Rome voici le plus direct… Le ciel, à l’horizon, était lumineux, et, partout ailleurs, noir.


Pêle-Mêle. — Nous étions logés derrière le Palais Vieux. Quelle rue sombre !… Un marchand de journaux avait installé son étalage sur le noir mur du Palais. On pouvait voir, en passant, le gros coloriage de l’Asino, et les gravures sentimentales de la Rivista d’Amor. Pour lui, d’une voix pleurarde, traînant sur la dernière syllabe, il annonçait le giornale et les événements du jour… Il circule dans la rue des gardes civils dont le bicorne à pompon bleu, l’écharpe, la tunique, rappellent infailliblement nos commissaires de la Convention. A Milan, déjà, la police portait un chapeau haut de forme aux larges ailes, une vaste redingote et un gourdin, comme nos anciens demi-solde… Et, partout, les petits soldats avec leur képi à deux pointes, leurs guêtres et leur pantalon blanc semblent, pour une moitié des soldats de la Révolution, et des Autrichiens pour l’autre. L’Italie ainsi a l’air de se traîner mollement à la suite des autres nations. Elle vit en retard. Mais elle est le passé glorieux. Comment lutterait-elle donc avec une Amérique qui, derrière elle, n’a rien, qui s’élance dans le champ du monde comme un poulain dans la plaine, qui ne murmure pas avec lassitude : « Déjà, par ceux de ma race, tout a été fait ! » mais qui s’écrie : « Je suis jeune, je suis neuve. A moi de vivre ! » Ici les morts s’attachent à nos pieds et nous tirent en arrière.


Ce qu’on rencontre de caractéristique à Florence, dans la rue, avec ces soldats d’autres époques, ce sont les voitures à deux roues, toutes petites, traînées par de minuscules chevaux dont le trot vif claque précipitamment sur les dalles. On dirait des jouets comme la voiture aux chèvres des Champs Élysées. Une fois, sur la place Victor-Emmanuel, j’ai vu un âne beaucoup moins haut certainement qu’un chien de bonne taille, attelé à une charrette d’enfant où deux personnes étaient assises. L’air sérieux du cocher et le tricotement infiniment rapide des petites jambes de l’âne étaient irrésistibles.

Bien des hommes du peuple portent de gros manteaux rouges, aux énormes cols et manchons de fourrure commune. On dirait, avec leurs chapeaux mous, des bergers.

On stationne beaucoup dans la rue. Le stationnement nous étonnait et nous croyions que ces gens debout arrêtés attendaient quelque chose. Non, ils n’attendent rien. Ils demeurent là par passe-temps. Cela est tellement dans les mœurs que pour les officiers et les jeunes élégants, la mode commande de rester pendant des heures devant les pâtisseries fréquentées par les dames. On est là, on ne bouge pas, on cause, et pendant ce temps, les dames entrant chez le pâtissier, vous voient. Cela fait toujours passer une heure.


La rue à Florence. — La rue de Florence est un boyau sombre, bordé de deux formidables masses de blocs rugueux, et sur quoi s’ouvrent des fenêtres grillées et des portes massives qu’on ne pourrait forcer qu’avec de l’artillerie. L’usage des corniches qui bordent le toit de chaque maison retire encore du jour à la rue. On voit le ciel comme un petit ruisseau fuyant dessus la tête. Et l’on est oppressé comme dans un couloir découvert de prison.

Il a plu beaucoup pendant notre séjour, aussi cette impression était-elle encore plus saisissante ; à cause de la pluie les dalles de la chaussée étaient noires. On se revoyait à l’époque des guerres civiles qui ont ensanglanté la cité. On se sentait dans une ville fortifiée et d’hommes d’armes ; à chaque tournant de rue, on croyait qu’on allait tomber dans une embuscade de Guelfes ou de Gibelins. Et l’on se demandait avec anxiété par où l’on pourrait s’enfuir dans ces couloirs où toutes les portes seraient fermées et où les fenêtres grillées détruisaient tout espoir de salut. Un soldat qui tombait dans un groupe de partisans ennemis était sûr de son affaire ; il était là avec eux comme dans un cachot verrouillé.

Cette impression pénible nous tenait ; la pluie ne cessait pas. Un matin cependant le soleil arriva et nous eûmes quelques beaux jours ; alors, dois-je le dire ? je regrettai le ciel gris ; le ciel gris me semblait compléter cette ville triste et terrible. Et Florence avec du soleil ce ne fut plus Florence.


Flânerie. — Je me souviens d’un matin… je flânais sur le Lung Arno, regardant les collines qu’un peu de brume couvrait. Cette journée s’annonçait belle. Arrêté au milieu du pont, j’embrassai la matinale splendeur du fleuve empli de lumière. A ce spectacle radieux, d’anciens émois, de vieux désirs s’éveillaient dans mon cœur, et j’y retrouvais avec un plaisir mélancolique le goût de sentiments finis… C’est bien avant d’être un vieillard qu’il nous faut déjà vivre avec des morts.

J’avais traversé, j’avançais, rêvant, dans un quartier lointain, j’avais l’intention de visiter je ne sais plus quelle église. En passant par une petite rue, je remarquai au pied d’une maison une sorte de réchaud allumé près duquel se tenaient deux ou trois vauriens. L’un d’eux prit un balai de paille posé près du réchaud, et il commença à l’enflammer. Les autres riaient. Mais une persienne de la maison, au deuxième, se poussa, on entendit une femme jurer, et soudain un seau d’eau tomba, éteignant le réchaud, le balai, et arrosant le farceur. Alors toute la rue ne fut qu’éclats de rire…

J’entrai ce matin-là chez un rétameur, et j’achetai une lampe florentine à trois becs. « Tre lire », disait l’homme. — « Due », répondais-je. « Tre », faisait-il encore. « Due », répétais-je. « Tre ! Tre ! Tre ! » Il n’en démordit pas. J’emportai aussi cependant un petit bénitier que de guerre lasse il m’abandonna.

Je marchandais fort depuis qu’un brocanteur m’avait laissé à dix soldi des estampes que d’abord il me comptait cinq lire… Mais quel plaisir de fureter dans toutes ces vieilleries ! Un morceau d’ancienne soie, une bague, une tabatière, cela fait lever tant de rêves… Je crois bien que je connais toute la brocante de Florence !…


Impression. — Rien ne me porte davantage à rêver qu’une visite au musée. Devant ces tableaux, copie d’une réalité passée, je revis des choses mortes, je ressens des sentiments éteints, en moi j’écoute comme un enfant de belles histoires. Ce n’est point seulement le mérite du peintre et la beauté de la couleur et des formes que j’aime dans un tableau et qui me décident à entrer dans une galerie où se trouvent réunis de vieux chefs-d’œuvre, c’est tout ce que cela me murmure à l’âme. Je suis transporté en d’autres époques, je vois des gens qui ont aimé, qui se sont battus, qui ont joui, et qui sont morts ; une rêverie qui m’est douce s’empare de ma pensée…

Voilà le charme infini de Florence. Florence n’est que passé, vous y marchez de rêve en rêve. Comme on est en voyage, c’est-à-dire séparé, détaché de sa propre vie, on ne sait plus qui l’on est, où l’on est, si c’est à présent ou autrefois, si l’on est en vie ou en songe. Que vous vous arrêtiez dans un musée, ou dans une église devant des fresques fanées, c’est toujours ailleurs qu’ici et aujourd’hui que vous êtes, et quand vous sortez, le charme ne se rompt pas, car la rue est contemporaine des tableaux dans lesquels il y a un instant vous respiriez.

Je ne puis exprimer la magie de ce séjour, tout y contribue, et les noms qu’on entend : Dante, Donatello, Cellini, Médicis… et les paysages desquels, à cause de notre culture et des poètes latins, nous croyons reconnaître la grâce antique, et tout enfin, tout ce qui nous entoure… Je me souviens d’un matin dans la cour des Offices. D’innombrables pigeons blancs pavaient le sol, s’agitant familièrement à nos pieds. Puis, tous, ils s’envolèrent, rapide et fuyant nuage de neige ; ils s’étaient posés sur les corniches. Enfin ils revinrent à terre : un grand coup de vent m’enveloppa, à cause du battement de tant d’ailes…


Florence culinaire. — A Florence tout est délicieux, tout, sauf la cuisine. D’abord nous supportâmes d’un cœur égal les pâtes et le chianti. Même l’un de nous s’en régalait. « Donnez-moi, disait-il tous les jours au garçon, donnez-moi ce que vous avez de plus italien » ; et l’affetato misto succédait aux lasagnes, et la testina alla Parmeggiana à l’affetato misto.

Pourtant quelques lourdeurs à l’estomac bientôt nous avertirent : l’enthousiasme s’apaisa. Puis survint l’inquiétude, le malaise. Du sanglier à l’aigre-doux, c’est-à-dire apprêté au vinaigre et au sucre, duquel on nous servit un matin, nous révolta enfin. Ah ! quelles mains nous tendîmes vers le ciel de France et notre chère cuisine, la plus jolie, la plus fine, la plus légère du monde ! France, ô mon pays, où l’on cultive toutes les grâces, jusqu’à celle de manger avec art !…

Notre ami pourtant ne s’avouait pas vaincu. Son estomac criait merci, sa mine se tirait, il avait les yeux cernés et l’humeur noire. Mais il continuait à soutenir les bienfaits de cette nourriture barbare. Un jour enfin, n’en pouvant plus, voulant renoncer mais sans en convenir, il usa d’un détour charmant : « Donnez-moi, dit-il au garçon, donnez-moi quelque chose de très italien… qui corresponde au bifteck… »


Le petit manuel de conversation.Bottega ! Bottega ! faisait un Français, notre voisin à table, pour appeler le garçon. Le garçon le regardait avec surprise. « Bottega ! » Point de réponse. « Bottega ! Bottega ! » le garçon ne bougeait pas.

C’est que Bottega veut seulement dire boutique. Le Français parlait l’italien d’après son manuel, et son manuel le trahissait.

Mais les Italiens qui viennent à Paris, et qui, eux, parlent le français d’après ce manuel encore, sont trahis de même. A quelle langue reste donc fidèle ce petit manuel franco-italien ?

Voici, un dialogue de chez nous « en diligence » :

— De grâce messieurs, un peu de place.

— Vous me foulez les pieds.

— Vous m’abîmez le chapeau.

— N’asseyez-vous pas sur mes genoux.

— Ah ! vous me suffoquez.

— Je vous demande mille pardons.

— Permettez-moi de croiser mes jambes.

— Allongez votre jambe droite.

— Retirez votre bras gauche.

— Est-ce que je vous gêne encore.

— Je ne puis pas aller à rebours sans me trouver mal.

— Pour moi, c’est indifférent d’aller en avant ou à rebours…

Vous savourerez aussi certainement cette conversation avec le coiffeur :

— Donnez-moi vite le peignoir et une serviette.

— Ah ! vous m’avez fiché le pinceau dans la bouche.

— Vous l’avez ouverte quand je ne m’y attendais pas.

— Il me sort du sang, — vous m’avez rasé à contre poil.

— Je n’ai coupé qu’un petit bouton.

— Les moustaches ne vous semblent-elles pas trop longues ?

— Et les favoris.

— Voulez-vous friser les cheveux ?

— Non. Ils frisent naturellement.

Ce « Non. Ils frisent naturellement » du français est peut-être d’ailleurs un mot de caractère.


De Michel-Ange. — Tout Michel-Ange est dans la chapelle Médicis. Le célèbre Penseur, Laurent armé qui réfléchit, avec son attitude héroïque et son costume, me paraît une expression complète de ce génie. Génie hors de la vie, et en même temps plein d’elle. Du théâtre, mais ni tragédie ni drame, plutôt opéra. Avec en outre un caractère italien frappant.

Ses héros ne vivent pas à la façon des hommes, mais à celle des statues ; Michel-Ange est le type du sculpteur plus que celui de l’artiste, ce n’est pas lui qui dans la rue va s’arrêter, saisi d’une religieuse émotion, devant une femme portant un enfant ou devant n’importe quelle scène pénétrante. Il n’est point ému par la signification psychologique et profonde des détails de la vie. Ce que dans chaque sentiment il voit, c’est son aspect sculptural, ornemental, architectural. Aussi chaque sentiment devient-il pour lui abstrait, et il le représente comme une abstraction au lieu de le saisir à même la vie. Michel-Ange ne sent pas ses sujets en homme, mais en sculpteur. Toute la vie à ses yeux est sculpture.

La parenté d’Hugo avec Michel-Ange est visible. Tous les deux, de sombres génies, et qui au fond n’aimaient pas la vie, ou plutôt qui n’aimaient pas. L’un sentait de la vie le moment sculptural, l’autre le moment verbal, ils n’étaient point par la vie elle-même attendris. Devant les créations de Michel-Ange, je pense forcément aux personnages des Misérables formidables et simples.

O moins grand, ô délicieux, humain Donatello !


Sa maison. — La maison que Michel-Ange habita se trouve sur la via Ghibellina. En y allant, nous avisâmes, pendues contre les vitres d’une petite boutique, des poupées dont la forme, le vêtement et la figure étaient fort naïves. C’est un vieux, aux yeux bleus limpides, qui les fabriquait avec des chiffons ; dans un coin traînait une paillasse, sans doute il couchait là. Il me parut joli, allant chez Michel-Ange, de rencontrer ce créateur ingénu…

Ce qui, dans la maison, est émouvant, c’est le cabinet où il travaillait. Une porte dissimulée dans une boiserie, impossible à deviner, y donne accès. Grand comme une armoire : un mètre sur deux ; une planche fixée à la cloison, un escabeau. L’idée de ce génie caché dans le mur donne un frisson ; on allait et venait par la maison, sans le soupçonner, et lui, silencieusement, mystérieusement, invisible à tous, méditait. On ne se doutait de rien, et derrière la boiserie, dans le mur, il y avait un homme caché, immobile et méditant formidablement.

C’est bien dans le génie de Michel-Ange. Cela est d’une furieuse contention, d’un désir de solitude et d’un repliement incroyable. — Cet extraordinaire cabinet m’a rappelé — peut-être parce qu’il en est le contraire, mais fraternellement — celui du père Hugo à Guernesey : sur le haut d’une maison une cage de verre au milieu du ciel et de la mer.

… On circule à travers les salles. Dans l’une on a conservé sous des vitrines des manuscrits, des dessins, de la main de Michel-Ange. On voit aussi des plans de maisons. C’est ce qui m’a davantage arrêté ; sur un plan toutes les pièces sont indiquées, jusqu’à la cuisine. C’est Michel-Ange qui sur ce méchant papier a écrit là ce petit mot : cucina !


Aux jardins Boboli. — Notre première promenade dans les jardins Boboli fut charmante. Il pleuvait, l’odeur de la terre mouillée s’exhalait du sol où nous marchions, une grande tristesse était répandue sur les choses ; des arbres aux feuillages fins et jaunissant doucement recevaient la pluie. Nous errions dans les allées désertes, regardant silencieusement les statues, les charmilles et les bosquets… Au-dessus de l’amphithéâtre, une femme en grand costume de princesse, immobile sur un socle, domine le triste paysage. Nous descendîmes une allée de cyprès et, par une porte dont les deux montants sont ornés de colonnes supportant l’image de chèvres bondissantes, nous parvînmes à un petit bassin circulaire. Il est bordé d’arbres dont les rameaux coupés en forme de niche abritent des personnages rustiques ; au centre du bassin on a dessiné une petite île ; un cavalier de marbre traverse l’onde. Tout cela d’une mélancolie parfaite ; le ciel plein de cendres, le bruit des gouttes d’eau sur les feuilles, la solitude… La pluie dans les jardins m’enchante.

Il se trouve aux jardins Boboli une grotte du plus ravissant mauvais goût. Des personnages qui semblent naître de la rocaille rose et se confondent avec elle, ornent la paroi : ce sont des bergers et leurs moutons, un vieil ermite, des femmes ; tous comme les moutons sont couverts d’un lainage de pierre, il faut les deviner. Aux quatre coins de la grotte, des torses taillés par Michel-Ange apparaissent. Une fontaine au milieu murmure, et dans une boule de verre où l’eau passe, trois plus petites boules perpétuellement s’agitent. — Au fond, dans la seconde grotte, une femme nue surgit d’une vasque. Accrochés à celle-ci, des satyres au visage violent regardent la femme nue.


L’Angelico. — Notre pauvre nature humaine sans cesse est balancée entre deux extrêmes, en chacun desquels tour à tour elle pense rencontrer le souverain bien. Un jour, c’est la volupté qui m’attire et dans laquelle je crois que je trouverai le bonheur ; le lendemain une vie de sagesse, de raison, réglée et austère, m’apparaît la plus belle et la plus désirable. C’est cette contradiction perpétuelle, avec ses élans opposés, qui remplit notre vie et qui lui donne son goût ardent. Je ne sais point lequel à Florence j’ai davantage aimé, d’Angelico, le plus chaste des peintres, ou du voluptueux le Titien.

Dans le couvent de Saint-Marc où les fresques du Beato Angelico sont conservées, quelles heures j’ai passées ! Là j’ai connu une âme infiniment pure. Un cœur de saint s’est révélé à moi, à ma surprise d’abord, puis, à mesure que je l’apercevais mieux dans ses nuances et dans ses détails, à mon amour et à mon extase.

Vous passez une porte qui ouvre sur le cloître, la porte du parloir, et vous voilà dans une salle froide, devant la plus grande fresque de l’Angelico, une Crucifixion. Au pied de la croix, en deux groupes : la Vierge et les femmes, — les Apôtres ; six de ces derniers se traînent sur les genoux ; chaque visage exprime la douleur, mais de la façon propre à chacun ; et les différences de caractère sont accusées dans la manière de souffrir avec une finesse et une profondeur extrêmes. L’un, sombre, fixe la Croix d’un œil glacé ; l’autre est fier, il supporte avec énergie son malheur, ses sourcils froncés seuls indiquent la violence de ses mouvements intimes ; celui-ci s’abandonne à son désespoir et courbe la tête, celui-là répand des larmes, tandis que celui qui le touche n’en peut plus verser. La femme qui soutient la Vierge exprime merveilleusement l’affliction partagée et la compassion impuissante. Et tous ces visages sont simples ; point d’éclat : on pleure pour soi. Mais chacun d’eux a été observé et fixé par un psychologue admirable.

Assis dans le parloir froid devant ce tableau, j’étais saisi par la qualité de l’observation de l’Angelico. Une telle finesse et une telle pénétration, la profondeur des sentiments et le naturel avec lequel ils sont rendus me transportaient. Lorsque, ayant accompli le tour du cloître, j’eus connu d’abord le Saint Pierre qui, un doigt sur la bouche, recommande le Silence, et qui en est lui-même la plus parfaite et la plus émouvante image, mystérieux et oppressant comme un masque, les yeux ouverts et la bouche close, puis les deux saints Dominicains et Jésus, avec le doux élan de leurs visages, — je commençai à m’expliquer ce que l’Angelico me faisait éprouver, la nature de son génie, et celle de mon émotion. Son génie, c’est celui surtout d’un ecclésiastique. Un ecclésiastique, un religieux, un homme de méditation, de silence et de vie intérieure seulement peut parvenir à une perception aussi nuancée, aussi variée des sentiments. L’église est une école unique d’analyse, et la vie monastique, renfermée et solitaire, paraît la mieux comprise pour qui se voue à l’analyse. La vaste et profonde observation de l’Angelico est fille d’une existence où il était dans les meilleures conditions pour songer à tout ce qu’il voyait et sentait. Seul dans sa cellule, peindre au milieu du silence d’un monastère !…


Par un jour brumeux et froid de novembre, un matin que je me trouvais encore devant la Crucifixion, et que je n’entendais, au milieu de ma pensée, que le pas du gardien sonnant régulièrement sur le pavé du cloître, un petit chat gris entra dans le parloir à pas muets, vint jusqu’à moi, se frotta en ronronnant au pied de mon siège, puis me sauta sur les genoux. Je l’avais laissé faire : il monta le long de mon bras et s’allongea sur mon cou. Et tandis que je regardais la fresque, je sentais contre ma peau la chaleur de sa fourrure. Tu m’as parlé, petit chat gris, animal mystérieux comme le Saint Pierre au doigt sur la bouche, animal de moine, subtil et plein de nuances. Tandis que dans la paix du couvent, caressant, tu te frottais contre mes cheveux, l’âme de l’Angelico m’est devenue encore plus claire. Les méditations auxquelles il se livrait dans ses longues heures de solitude m’ont apparu sur les visages de ses personnages, et j’ai vu devant mes yeux les traits de son âme. Ce fra Giovanni avec sa psychologie aiguë, eût fait en vérité un bon évêque de Florence. Il a refusé du pape Nicolas V ce grand honneur. Mais c’est que, en même temps qu’un ecclésiastique, l’Angelico était un saint.

Sa sainteté, — ainsi que sa merveilleuse divination des cœurs, il la tient d’un état de grâce constant, d’une élévation de l’âme incessante, — vous la concevez quand vous êtes monté au premier étage du couvent, et que, parcourant le magnifique couloir, vous visitez les cellules. Dans chacune d’elles le frère a peint une petite fresque. Devant celles-ci vous comprenez alors qu’il était véritablement inspiré.

« Lorsqu’il prenait le pinceau pour travailler, il se mettait en prières et on l’a vu tout baigné de larmes pendant qu’il travaillait à Crucifix, dans le souvenir qu’il avait des peines que ce divin Sauveur avait souffertes sur la Croix », dit un biographe.

Nul, en effet, n’a jamais peint avec une pareille émotion ; nul n’a à ce point porté ses sentiments sur le visage et parmi les gestes de ses héros. C’est un homme en prières qui a imaginé ces fresques, un homme dont l’âme parlait, et qui, pour s’écouter, se penchait sur lui-même avec le plus tendre génie.

Dans les ouvrages de l’Angelico, rien qui distrait du sujet principal, lequel est l’émotion divine des vierges et des saints ; le décor est réduit à son minimum strict, et la forme n’est pas employée pour elle-même, mais pour exprimer la vie intérieure. Voyez cette Prédication sur la montagne : les douze apôtres entourent Jésus sur un sommet absolument nu, sans une plante, sans une herbe. Il parle ; et la scène est inouïe. Qu’y a-t-il cependant ? rien que douze visages et douze attitudes, mais si profondément expressives que l’émotion aussitôt nous saisit… Voyez le Christ aux limbes. Là, rien qu’un mouvement : l’élan des bienheureux vers le Christ, mais il est prodigieux !… Aucun peintre n’a su traduire avec cette intensité la vie intérieure. O l’Annonciation qui se trouve dans la troisième cellule ! Le corps de la Vierge n’existe plus comme un corps, tout est devenu âme. Agenouillée, les bras en croix, devant l’Ange, elle est immatérielle et pourtant vraie. Cela est adorable, il n’y a là ni décors, ni personnages inventés et artificiels comme dans Botticelli : non, c’est une scène de la vie, mais elle est vue par un saint, avec une innocence infinie !

Cependant j’ai ouvert la petite fenêtre de la cellule dans laquelle un des hommes les plus beaux qui aient existé, éprouva de telles émotions. J’ai voulu voir ce qu’il pouvait regarder quand il se reposait : là-bas, à gauche, se dessine la gracieuse colline de Fiesole ; à droite, apparaissent le Dôme rougeâtre et la tour de Giotto.

Dans la rue des gens passaient. Au pied de ce couvent parfumé par un suave génie, la vie ordinaire suivait son cours. Quelqu’un, le nez en l’air, cherchait un numéro sur une porte, un petit garçon s’amusait à marcher sur les rails du tramway, des menuisiers portant des planches avançaient lourdement ; enfin, — mais j’hésite à l’écrire, on croira que j’arrange — enfin, justement en face de moi, arrêté contre le mur, un homme, les jambes écartées, me tournait le dos.


Du Titien. — Si Giovanni da Fiesole est par excellence le peintre de la vie intérieure, le Titien est le plus admirable de la vie extérieure.

Tout ce que la couleur et la forme valent en volupté, il l’exprime amoureusement : aucun homme qui a des sens bien sains et qui apprécie le plaisir qu’on goûte à se servir d’eux, ne peut demeurer insensible devant ses tableaux. Titien prend tous les sens, l’œil, puis les autres, — car quelle imagination se soustrairait à l’effet d’une représentation de la nature aussi complète et aussi belle ? une femme nue de Titien est si vivante et si désirable que le toucher, le goût, l’odorat et l’ouïe abondent immédiatement en souvenirs, parlent…

Les Offices contiennent les deux plus voluptueuses toiles du Titien qui est le plus voluptueux des peintres. L’une, c’est la Flora, avec son admirable chair si fine, si claire, si pleine, si savoureuse, avec ses cheveux légers, dorés et ondulés, dont le jeu sur les épaules est un spectacle exquis, avec sa chemise comme une mousseline et dont la couleur jointe à celle de la chair et à celle des cheveux forme la plus parfaite et la plus pénétrante harmonie voluptueuse. L’autre, qui se trouve dans la Tribune, est la Vénus couchée, dont le corps allongé est d’une si charmante distinction, et si jeune, et si frais que quiconque possède l’adoration du corps féminin s’arrête ému et attendri. La Vénus est immobile, les yeux ouverts elle rêve ou réfléchit ; dans le fond de la pièce, une servante penchée sur un coffre y cherche sans doute les vêtements dont sa maîtresse s’habillera. La Vénus attend, indolente, incertaine, et, il semble, encore tout au plaisir d’être étendue… Peut-être l’amant, s’il venait maintenant, profitant de cette disposition favorable de l’âme, serait bien accueilli.

Titien est le peintre de la volupté. Il adore le corps de la femme, il en peint avec délices toutes les beautés. De quel bonheur il se gorge en considérant ses mouvements gracieux, en s’arrêtant à chacun de ses charmes !

Je ne sais si l’on a fait cette remarque que les peintres de la volupté sont rares. Cependant regardez dans les musées : combien peu d’artistes ont peint le corps avec dévotion ! Les uns s’attachent à lui pour sa ligne, pour son arrangement décoratif, les autres pour sa couleur, parce qu’ici la valeur de la chair fera bien à côté de celle de l’étoffe ; presque aucun ne s’enivre en peignant la chair, ceux qui voudraient quitter leurs pinceaux pour la respirer, pour la toucher, pour la baiser, combien sont-ils ? presque tous la copient, indifférents comme devant n’importe quelle matière. Voyez Rubens qui fit tant de nu, quelle froideur !… Comme pour lui la chair n’est, ainsi que tout le reste, que matière à belle peinture. Il y a peu de peintres voluptueux. Titien, lui, l’est infiniment. Toutes les femmes qu’il peint, c’est en amant. Il les a toutes tenues dans ses bras et s’est grisé d’elles.

C’est de Giorgione, le beau Georges, que Titien tenait l’art de jouir. A Pâris Bordone, il l’enseigna.


La maison de Patata. — Quand M. le Président de Brosses voyageait en Italie, comme il était à Venise, le désir lui vint d’approcher quelque belle Vénitienne. Il envoie donc un gondolier faire l’ambasciata à la célèbre Bagatina. On lui donne rendez-vous. Mais lorsqu’il se présente, il trouve une personne d’un maintien si noble et de manières si composées qu’il devint d’un très grand embarras sur la façon de lui dire ce qu’il désirait d’elle.

Nous nous trouvions à Florence depuis plusieurs jours et nous ne possédions encore aucun objet à qui conter nos galanteries. Que pénible à des Français !… Quelqu’un qui nous voulait du bien nous enseigna un mot magique : Patata ; on loue un cocher, on lui dit : « Patata », — il a compris.

Notre voiture s’arrêta dans une ruelle fort étroite et sombre. Nous étions devant une porte aux vantaux de bronze, mais dont l’imposte ajourée laissait voir qu’il y avait de la lumière par derrière. Nous tirâmes un fil, une grêle sonnette résonna ; alors des savates s’approchèrent de la porte, un petit volet s’ouvrit, une tête de vieille apparut. Elle nous examina, disparut, et bientôt la porte s’ébranla et tourna sur ses gonds.

Nous étions dans un vestibule de marbre, orné de colonnes et dans les coins duquel Michel-Ange, le Dante et Galilée, par leurs nobles bustes posés sur des socles, nous considéraient avec impassibilité. La vieille, qui d’une main portait une lampe de cuivre aux mèches fumeuses et, de l’autre, une lourde clef, nous salua, puis elle nous précéda dans un escalier monumental que nous gravîmes avec émotion. Bientôt une portière levée apparut, et nous entrâmes dans une vaste pièce toute tendue de vieux rouge où les yeux étaient attirés d’abord par un clair feu de bois flambant dans une grande cheminée.

Une banquette couverte de pourpre faisait le tour de ce salon, au milieu un large pouff et des plantes vertes le décoraient, enfin de magnifiques tableaux étaient pendus aux murs. Nous nous trouvions dans un palais et l’assistance était brillante ; de jeunes dames gracieusement décolletées et vêtues d’étoffes légères, étendues nonchalamment, y faisaient la conversation avec de jeunes seigneurs pleins d’élégance. Mme Patata un peu délaissée fumait une cigarette en silence…

Une femme blonde et de proportions aussi monumentales que toute cette demeure faisait déborder des chairs puissantes sur la mollesse d’un canapé. Elle était fardée, elle était étincelante, des bagues chargeaient ses doigts. Et tandis qu’elle conservait l’immobilité d’une déesse, son corps majestueux paraissait sous la transparence d’un lin fin. Nous osâmes cependant lui adresser nos hommages :

« Che suis Sapho », dit-elle. Et sa voix éraillée, lourde et vulgaire, nous parut admirable. S’adressant plus particulièrement à l’un de nous : « Tu vois, nous sommes ici dans le pays des églises, reprit-elle (disant cela pour la raison qu’elle était parée comme une châsse). Moi je suis de Brouxl’. Tu montes en champre afec moi, mon amour ? »

Notre ami conquis la suivit. Nous autres badauds demeurâmes au salon. J’y fis la connaissance d’une Française dont l’accent était si particulier que je ne devinai point quelle province lui avait donné le jour. Nous causâmes : « L’Espagnol est trop matériel, me disait-elle. L’Italien est épatant. Ça dépend pourtant la région que tu le prends. »

Or, à la porte, un homme en ulster, barbu, à figure d’Allemand, avait surgi. Il entra, gêné, comme en se glissant. Puis gagna le pouf et s’y assit, de côté. Une femme le vint rejoindre. Aussitôt il se dressa, la prit par la taille, l’entraîna d’un mouvement extraordinaire et disparut.

« Tu vois : de toutes les naziones », me dit une Italienne qui était près de moi.

Mais notre ami revenait. Sapho le disputait parce qu’il avait été long à se rhabiller. Il lui ferma la bouche avec de l’or. D’ailleurs il la félicitait, il affirmait n’avoir jamais goûté la volupté avant de la connaître…

« Il est singulier tout de même qu’à Florence, il suffise de dire : pomme de terre, pour qu’on vous mène voir de belles femmes, et singulier encore que les plus belles Florentines soient Belges », disait notre Louis descendant l’escalier.


La Chartreuse. — J’ai pris pour aller à la Chartreuse ce petit tramway à vapeur qui répand sur toute la campagne une fumée noire. Il court sur la route de Rome, au milieu de collines pures surmontées de châteaux charmants.

Le style infiniment beau de la nature toscane, on peut le bien saisir en deux ou trois promenades. Une des plus magnifiques, c’est de monter à la Piazzale del Michelangelo, puis de suivre le Viale dei Colli jusqu’à la porte Romaine. — D’abord, de la place, on domine Florence. Au milieu d’une immense plaine mamelonnée et que limitent à l’horizon des montagnes bleues, la ville se tasse au bord de la rivière, commandée par son majestueux dôme rougeâtre, lançant vers le ciel tous ses campaniles. L’Arno coule doucement et s’enfuit sous trois ponts… En suivant le viale, des paysages délicieux apparaissent, ils se composent admirablement. C’est, mélange raffiné d’élégance et de tristesse, une ligne gracieuse, coupée par des cyprès sombres ; des maisons carrées au toit plat, roses ou blanches, et qui ont conservé les belles proportions antiques, s’y reposent. Dans ce décor parfait, les plus simples tragédies pourraient dérouler sans surprendre leurs sublimes circonstances.

Quand on va à Fiesole qui est le sourire de Florence, c’est un enchantement de lumière blonde, d’arbres légers, de villas claires. C’est délicieux comme une jeune fille. On monte, on monte toujours. Et le paysage devient immense. Mamelons savoureux, moutonnement de verdure et d’or. On est tout enveloppé de rayons comme si entre les choses et l’œil s’était interposée la chevelure divine de la Flora du Titien.

Sur le chemin de la Chartreuse, au contraire, le paysage est sévère. Au lieu de dominer les collines on est à leur pied. On s’insinue entre elles dans la vallée. Leurs profils délicats s’étant succédés, et plusieurs villages traversés, on arrive à V… où l’on quitte le tramway. V… se trouve à la base d’une hauteur sur le plateau de laquelle la Chartreuse d’Ema s’est bâtie. — Après une ascension laborieuse la porte du couvent se présente… Elle s’est ouverte, le moine blanc vous a accueilli, vous voilà sous de jolies arcades d’où se déroule le plus délicieux paysage.

L’emplacement de la Chartreuse d’Ema a été choisi par des voluptueux. Sur une éminence assez élevée, pas trop, pour qu’on ne soit point perdu et séparé du monde, et que toutefois l’on puisse jouir d’une vue étendue, le monastère découvre de la moindre de ses fenêtres un univers charmant. La campagne, partout à l’entour attirante et d’une suave mollesse, on voudrait la couvrir de baisers, elle est exquise. Les Chartreux la comprennent. Chacune de leurs cellules se complète d’une petite galerie à ciel ouvert, admirablement située, et où ils peuvent passer leurs heures à suivre le jour décroissant sur les choses.

J’ai senti là tout ce qui séparait la piété italienne de la piété française. La Chartreuse de Grenoble est en effet l’antithèse exacte de le Chartreuse d’Ema. Tandis que les Italiens ont désiré voir tout ce qui se passait autour d’eux et en jouir, les Français s’en sont séparés farouchement. Ils ont bâti leur couvent loin du monde, au pied du Grand Som, un énorme rocher aride qui dérobe toute vue ; en outre ils l’ont entouré de murailles élevées, de chaque cellule on n’aperçoit qu’un tout petit carré de ciel, le mur de la chapelle, et le cimetière… Là on se dévoue entièrement à la vie intérieure, tout ne parle que d’austérité, on veut ignorer tout du monde, n’appartenir plus qu’à Dieu et à l’étude.

A Ema, on veut goûter toujours à la joie de vivre. Là-bas on était enfoui, étouffé, aveuglé, ici on est en plein air, on respire et on voit. Le cloître de Grenoble était un couloir sombre où les pas retentissent sonores et solitaires. A la Chartreuse d’Ema c’est une galerie au toit soutenu par des colonnes gracieuses, et qui fait le tour d’un jardin au centre duquel un puits orné par Michel-Ange a été creusé. Dans ce jardin, le cimetière se mêle au potager : une terre aussi bien fumée doit donner d’excellents légumes !

La chapelle est extrêmement riche, le carare et le porphyre n’y sont pas ménagés. Tout est luxueux et beau. Le clair réfectoire est décoré gaiement. Enfin, partout dans ce couvent, on a le sentiment d’être sur une hauteur, ce qui vous rend léger. A Grenoble on était étouffé par la farouche montagne.

Tant de richesses assemblées pour permettre à quinze religieux de mener une vie de fakir ! s’écrie Stendhal. — Certes on ne les peut comprendre ici qu’avec de jolies maîtresses !… D’ailleurs nous étions tous séduits par ce séjour. Chacun y eût souhaité s’installer. Une petite femme italienne, que promenait un gras et indolent garçon brun, touchait les nappes au réfectoire afin d’en juger la finesse, puis elle s’asseyait sur le lit du supérieur pour voir s’il était bon. Un Anglais s’informa gravement près du vénérable religieux qui nous servait de guide si la règle permettait de fumer.

— Non, de chiquer seulement, répondit le moine.

Du linge fin et une couche moelleuse, — une pipe et des cigares, et deux visiteurs mécréants étaient peut-être touchés par la grâce !

Décembre 1903.

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