Le chalet dans la montagne : $b voyages vrais et imaginaires
II
Comme nous remontions dans l’île, nous rencontrâmes le curé marchant rapidement vers la mer : « Bonjour, curé ! » dit Toussaint. — « Bonjour ! » jeta le prêtre, « excusez, je suis pressé, mon charbon est là sur la cale, la mer va me l’emporter. » Et de courir… Il arrive en bas, charge un gros sac sur une brouette, et le voilà poussant, la soutane relevée, en bonnet carré et en lunettes d’or sur sa grosse figure rouge et suante…
A Chausey, le curé est le seul fonctionnaire. — L’archipel, en effet, ne forme point une commune : pour se marier devant le maire, il faut passer l’eau et aller à Granville (est-on mort, c’est de même, car depuis plusieurs années on n’enterre plus dans l’île). Le curé est donc le maître et le père de famille, et la lumière des insulaires. Il est médecin, soigne les malades et accouche les femmes ; instituteur et fait l’école aux petits enfants, magistrat et règle les différends entre les paroissiens, facteur et distribue les lettres, enfin prêtre et baptise, marie et administre.
La population s’élève à soixante-cinq habitants. Le dimanche, à la messe, le curé regarde tous les assistants, il en fait le compte, et au prêche : « Vous n’êtes que soixante-quatre, dit-il. C’est un tel qui manque. Pourquoi n’est-il pas venu ? »
J’ai parlé tout à l’heure de l’église. Il y a dix ans, l’autel n’était point dans l’église, mais dans une grande bâtisse — vide aujourd’hui — construite autrefois quand on exploitait les carrières de l’île, pour servir de cantine aux ouvriers.
Voici pourquoi il se trouvait là :
Le père des présents propriétaires de Chausey louait à bon marché au curé le terrain de l’église ; — il vint à mourir et ses héritiers voulurent augmenter la location : le curé n’y consentit pas. Or, l’île tout entière n’appartient pas à ces héritiers, l’État en possède un morceau, et l’ancienne cantine, qui ne sert plus à rien, s’élève sur ce morceau. Le curé transporte son bon Dieu dans la cantine, met une croix sur le toit, et commence à y célébrer la messe. Ainsi plusieurs années. Puis ce bon pasteur rendit l’âme. Son successeur arriva, il sut s’accorder avec les propriétaires, obtint d’eux une location à bas prix, et abandonnant la cantine, réinstalla le placide bon Dieu dans la véritable église.
… Nous nous promenions dans l’île, nous vîmes une petite case isolée sur une butte et d’où l’on découvrait toute la mer. Nous y entrâmes ; c’était la cabine des douaniers : deux couchettes, un vieux fusil au mur, et, sautillant dans ce réduit étroit une pie à l’aile coupée. Deux hommes vivent là, surveillant la mer, au milieu de la mer, remplis de son grondement, tristes comme elle, sauvages comme elle ; l’autre jour, ils ont pris un épervier, ils l’ont enfermé dans leur grenier, ils lui jettent des morceaux de poisson ; si l’on entr’ouvre la porte, on le voit, immobile, farouche, il vous regarde d’un œil dur. On sent qu’il ne s’apprivoisera jamais… Ces hommes et leur fauve oiseau m’ont troublé.
… Comme le soir tombait, nous nous assîmes devant l’auberge. Il faisait silencieux et doux. On voyait les pauvres huttes autour de la petite place où l’herbe est arrachée, puis l’eau sombre, et comme fond des rocs barbares et noirs au demi-jour du crépuscule. Sur la place, dans une attitude paisible, quelques vaches, trois chevaux, des petits chiens étaient couchés. Ces animaux mêlés faisaient penser au paradis terrestre.
— Mais à quoi donc servent ces chevaux ? demandai-je à Toussaint.
— Ils charroient le charbon qu’on débarque ici parfois, me répondit-il. Voyez : on les laisse libres ; ils vont et viennent, ils courent partout. Une nuit, l’un d’eux est tombé par le toit dans une de ces cabanes ! Sur le toit de chaume, de l’herbe avait poussé ; au clair de lune, le cheval voit cette herbe : « je la brouterai », dit-il. Il commence à monter (c’est facile ; d’un côté le toit va jusqu’à terre), arrive au faîte et se met en devoir de se rassasier. Mais le toit n’était pas solide : il s’écroula. Et voilà mon cheval tombant du ciel dans la maison d’un pêcheur couché sur son grabat et qui s’éveille en sursaut !… Pour faire sortir le cheval on a dû démolir à moitié la maison.
« Ces vaches étendues près des trois chevaux, on les avise de temps en temps nageant au milieu du chenal : quand il n’y a plus d’herbe dans cette île, elles passent dans les petites en face, et reviennent, leur repas fini. Vous les verrez, étranges au milieu de la mer, semblables aux coursiers de Neptune. »
… Nous tournions autour des cahutes. La porte d’une était ouverte, nous avançons la tête. Un pauvre homme y était assis sur son lit, immobile, entourant ses genoux de ses bras. Il nous regarda sans parler. Dans cette ombre, dans cette misère, le regard de ces yeux fixes, l’attitude et l’aspect de ce corps nous impressionnèrent. Il ne parla point. Mais qu’a-t-il dit, cependant ? Notre âme a entendu dans le silence son triste et mystérieux discours…
— Voilà d’affreuses masures, dit notre ami. A peine si le jour y pénètre. Et elles sont en ruines, les murs ne tiennent pas, les portes ne ferment pas : on peut planter son poing entre les ais et le battant ; l’hiver on y gèle. Eh bien ! ces tanières sont louées aux pêcheurs jusqu’à dix francs par mois ! Les misérables sont exploités épouvantablement. L’homme à barbe blanche que vous avez vu ce matin dans cette boutique singulière qui vous faisait penser à un comptoir colonial, est le régisseur de l’île : il est impitoyable et suce jusqu’au sang ce peuple famélique. Lui seul a le droit de vendre, vous l’avez remarqué : il vend de tout (c’est-à-dire de tout ce qui peut être nécessaire à des pêcheurs), — et à double prix. Il faut avoir affaire à lui ou aller à Granville. Aussi la population, exploitée, mal traitée, diminue-t-elle ; les propriétaires de l’île agissent de manière à la faire déserter. Dans l’intérieur, vous avez trouvé des maisons abandonnées ; jadis elles étaient habitées ; maintenant chaque année des habitants s’en vont ; ils quittent leur île ; ils retournent sur la côte… Hélas ! que deviendra notre Chausey ? Ses possesseurs sont deux vieilles filles sans héritiers directs, bigotes et entourées par des religieux ; peut-être laisseront-elles leur fortune et ce coin de terre admirable à quelque congrégation. Les hommes noirs exploiteront Chausey : Ils transformeront l’archipel en plage mondaine, ils y bâtiront des villas, ils y mettront un casino. Et nos îles, si intéressantes et si curieuses, ce paysage et cette vie unique, cela aura été !… Et malheureusement, mes amis, je ne tiens pas un propos en l’air. Des industriels terribles ont déjà, en effet, pensé à Chausey pour une station de bains de mer ! »
… Cependant nous prolongions notre promenade. Autour de nous, à genoux sur la pierre, les pêcheurs vidaient des poissons, ils les retournaient, les coupaient en longues lanières pour sécher. D’autres étendaient leurs filets sur le sable. Les femmes faisaient chauffer la soupe. Ce qui nous frappait, c’est le silence et la douceur de tout ce monde.
Deux enfants, dans un canot, s’amusaient. A l’âge où les nôtres bercent leurs poupées, tout petits, ils jouaient avec la mer immense. L’un — il a dix ans peut-être — est parmi les meilleurs pilotes de l’île : il connaît toutes les passes, tous les fonds, tous les récifs. C’est lui qui conduit Waldeck-Rousseau, quand celui-ci, en été, vient se reposer quelques jours à Chausey[1], et ce ministre sévère sourit et l’appelle : Amiral.
[1] Écrit en 1901.
— Sur cette petite île en face de nous, de l’autre côté du chenal, vous voyez une ruine, dit Toussaint. Il y a plusieurs années, c’était une maison, qu’un homme, tout seul, habitait. Souvent je songe à la vie de cet homme : retiré dans son île, toujours en face de lui-même, il écoute tour à tour l’épouvantable voix de la mer en furie et le frais murmure de la vague tranquille, — et dans son cœur leur écho. Seul dans le jour, seul dans la nuit, époux de la nature, uni au ciel, à la terre, à la mer !… — Aujourd’hui, sans doute, il est mort. Belle a été ta vie, ô pêcheur solitaire !…