Le chalet dans la montagne : $b voyages vrais et imaginaires
CHAUSEY
A Maurice Le Blond.
I
Après une heure de navigation par une mer calme, un temps radieux, et le vent frais du matin, nous aperçûmes des rochers noirs étendus sur les eaux, et qui grandissaient, s’allongeaient, plus nous nous rapprochions. Debout sur un tas de cordages à l’avant du bateau, d’abord dans le lointain j’avais distingué des points noirs ; ces points s’étant étalés, étaient devenus des lignes, et maintenant, proches de nous, un banc de récifs qui nous défendaient de passer. Nous commençâmes donc à les longer.
L’archipel de Chausey comprend plusieurs centaines de petites îles, mais à haute mer beaucoup sont recouvertes par le flot, et en grande marée presque toutes. Je crois, qu’on compte quinze ou vingt îles qui ne sont pas formées seulement de roc et sur lesquelles l’herbe pousse. Une seule, la plus grande, est habitée. C’est vers celle-là qu’en suivant la ligne des récifs nous nous dirigions. Nous parvînmes à l’entrée d’un chenal assez large dont l’un des bords est constitué par une rive de la grande île et l’autre, souvent rompu, par une suite de petites îles regardant la plus grande… Nous nous y engageâmes.
Il était alors midi. Le soleil au zénith frappait la mer qui balançait ses eaux éblouissantes. Le ciel était bleu et dur. A gauche, on voyait un petit mont sans arbres, sec, nu et sur lequel un phare tout blanc s’érige. Le mont fut dépassé… Une malheureuse maison apparut à mi-côte, quatre ou cinq baraques, une étroite église sans clocher, quelques cabanes disséminées. Paysage âpre et brûlé d’Océanie ; sous un grand soleil, peu de vie, et ces formes soulevées qui donnent à la terre un aspect volcanique… A droite, des îlots noirs, ras ou pointus, découpés, déchiquetés, pleins d’échancrures, pleins de menaces.
Nous abordons au pied de l’éminence qui sert de base à l’église. Près de celle-ci, — une construction en briques que rien ne désignerait pour un endroit du culte sans sa cloche fixée dans un châssis au-dessus du toit, — nous passons, et nous redescendons vers le gros de l’île. Là, trois maisons, celle du propriétaire, celle du trafiquant, l’auberge. Par devant, une place sans herbe entourée de huttes sur un promontoire qui avance dans l’eau du chenal.
Nous tournons à gauche, et nous enfonçons dans la terre. Alors, une succession de petits monts, de petites plaines : stérilité, herbe jaune et glissante, pierres et broussailles. Nous avons vite traversé de l’est à l’ouest, non sans avoir remarqué plusieurs maisons abandonnées, se dégradant… Et nous sommes parvenus à l’autre bord, sur un plateau duquel on domine la pleine mer et qui supporte des ruines, de grands murs mourants percés de meurtrières, vestiges, semble-t-il, d’un ancien château.
De là nous regardons la mer et l’île. Celle-ci, vue de ce point, c’est, seulement, à droite sur une hauteur le phare blanc, à gauche sur une hauteur le sémaphore blanc, et entre deux un sol jaunâtre coupé par un carré de verdures… De la verdure, des arbres, quel rafraîchissement dans cette aridité ! Oui, mais cet oasis au milieu d’un désert d’eau et de rochers, ce lieu d’ombre, de fleurs et de chants d’oiseaux est fermé ! C’est le jardin du propriétaire de l’île, et nul ne peut y pénétrer que lui. Les pauvres pêcheurs, repoussés par la vague sur cette pierre noire, brûlés par le soleil, altérés par le sel de l’air, voient le paradis — de l’ombre, des sources, de la mousse, des fleurs ! — et le touchent, sans y pouvoir entrer…
… Dans l’île aucun mouvement. Nous n’apercevions pas ses habitants. Aride et desséchée, elle s’étendait au milieu de la mer brillante, silencieuse, morne sous la flamme débordant de la nue qui la dévorait… Où nous distinguions de la vie, c’est dans le chenal : plusieurs barques et deux vapeurs y mouillaient ; mais derrière ceux-ci, encore de la mort : les autres îles couchées sur l’eau, noires, rocailleuses, et qui se suivent comme les anneaux d’une chaîne.
Nous redescendîmes vers les trois maisons, centre de la civilisation à Chausey. Dans l’auberge, nous trouvâmes quelques tables et des bancs autour d’un feu, une épaisse fumée, le grésillement de la graisse fondante, et une hôtesse petite, mais large.
Nous pénétrâmes ensuite dans la seconde maison. Une grande salle au carreau de terre battue où par deux fenêtres grillées entre peu de lumière. Odeur de cuir et de saumure. Des planches superposées tout le long des murs, et sur ces planches : des espadrilles, des hameçons, un gros fromage, des pains, des chemises de laine, des bonnets… Au milieu de ce singulier magasin, un homme grand, barbe blanche, cheveux drus, en jersey bleu de matelot, fume la pipe et vous regarde tranquillement, les bras croisés. J’eus l’impression d’un comptoir dans une colonie et dehors, quand je revis ce soleil et l’eau d’un bleu épais, je dis : « Nous allons voir des nègres chargés de défenses d’éléphants et de poudre d’or, et venant les échanger au comptoir contre un chapeau de général et de belles verroteries. Le vieil homme robuste les attend. Il doit y avoir ici un résident, dix colons, quelques fonctionnaires et une compagnie d’infanterie de marine…
J’achevais cette réflexion comme un marin qui montait de la cale et qui se dirigeait vers la maison cria à la barbe blanche sur le pas de sa porte :
— Des œufs ! des œufs pour M. Toussaint !…
— Toussaint est dans l’île ? interrogea mon compagnon.
— Oui, sur un bateau de pêche…
Ce bateau se balançait devant nous, à l’ancre et les voiles pliées : « Allons voir Toussaint, c’est un de mes amis, il est exquis, vous verrez… » et nous sautâmes dans l’embarcation du matelot. On accosta ; de l’intérieur du bateau où il était en train de dévorer des coquillages, Toussaint sortit sa bonne tête barbue, il nous fit fête, il nous retint pour pêcher avec lui pendant ces jours de grande marée…
L’après-midi, la mer était basse. Nous passâmes nos heures devant la cale sur une petite plage de sable garnie de rochers. Une bande d’enfants cherchait des pieuvres. Quels cris s’ils en découvraient une ! La bête immonde allongeait et repliait rapidement ses tentacules pour fuir. Elle s’enfonçait sous le rocher. Mais les pêcheurs la tourmentaient avec leurs pieus. Elle paraissait, l’un d’eux la saisissait brusquement, l’enlevait de son repaire, la jetait sur le sable. Certains la maintenaient, tandis qu’un autre lui ôtait la vie au couteau. On la lançait alors sur un tas de pieuvres déjà mortes, dont elle augmentait l’amas gluant et flasque.