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Le chalet dans la montagne : $b voyages vrais et imaginaires

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V

Ce matin-là, c’était dimanche. Dans la pauvre île, dimanche est triste, laborieux et brûlé du soleil comme tous les jours de la semaine.

La veille au soir, nous avions étendu sur l’herbe pour les faire sécher nos cent mètres de filet ; dès le matin nous les avons roulés et mis dans des sacs, et les matelots les ont rapportés à bord. La pêche était finie… Nous devions quitter Chausey dans l’après-midi. Nous avions le désir de voir une fois encore ces paysages qui nous avaient émus ; nous fîmes avec Toussaint une dernière promenade autour de l’île.

Ce matin-là, c’était dimanche. Il faisait très chaud, l’air était étouffant. Flambant dans un ciel sans nuages, un soleil barbare jaunissait l’herbe et durcissait la terre. Nous passâmes à côté de pêcheurs accroupis qui triaient des crevettes. Nous montions vers le fort. A gauche nous distinguions les petites îles qui apparaissaient sur l’eau bleue comme des moisissures noires ; à droite nous rencontrions quelques maisons basses entourées de murs formés de pierres (simplement posées les unes sur les autres, point même cimentées), et pas plus hauts qu’une chèvre. Nous montions, et la mer peu à peu se découvrait à nos yeux jusqu’à l’horizon.

Nous arrivâmes aux fossés qui entourent le fort. Il a été construit vers 1860, a coûté très cher, et, quinze ans après son édification, on l’a déclassé ! Cependant il ne fut pas vendu, car la Marine se le réserve pour y établir un dépôt de charbons. Cette partie Sud de la grande île Chausey appartient, je l’ai dit plus haut, à l’État ; le fort et le phare s’y trouvent ; c’est là que flotte le drapeau français et qu’on a la sensation du coin d’Afrique ou d’Océanie administré par un gouverneur, protégé par des fonctionnaires et exploité par des colons. La désolation de ce fort abandonné au milieu de cette île s’accorde avec le paysage. Ces murs lugubres, ces fossés déserts, ces remparts et ces bastions qui ne voient jamais une âme, ces glacis, ces talus, ces casemates qui jusqu’à la fin des temps auront été élevés pour rien, qui, toujours, représenteront du travail stérile et vain, sont tristes entre toutes les tristesses de Chausey.

Mais nous tournons le dos au fort, et prenons la côte qui borde la mer. Par ici, il n’y a plus de maisons, plus aucune trace d’habitations. Le sentiment amer de cette île me pénètre le cœur. Nous marchons au soleil. Les broussailles sont vivantes, ces ronces et ces branches sèches, on les sent frémir et trembler : elles abondent en lézards. Puis, de plus en plus, c’est nu, de plus en plus aride, de plus en plus brûlé ; et de monticules en pentes et de pentes en monticules on arrive à un plateau uni, morne, sans herbe, lugubre.


En hiver, ici, avec toute la mer grise autour et le ciel comme un couvercle de plomb, c’est sans doute à crier de désespoir. Aujourd’hui déjà sous le grand soleil, cette petite place aride entourée d’eau brûlante est sinistre. « Qu’est-ce que cette ligne de pierres semées de façon à dessiner un grand rectangle, et dans celui-ci tous ces rectangles plus petits à côté les uns des autres ? — Ça, c’est le cimetière, répond Toussaint. Autrefois les carrières étaient exploitées ; quand les carriers mouraient, c’est là qu’on les enterrait. »

Pas un nom, pas une croix, rien ! On creuse une fosse, on y met un mort, on rejette la terre dessus, puis on sème quelques pierres autour de la tombe pour dire au passant : « Ici, il y a un mort. Un homme comme toi était sur la terre, aujourd’hui ce qu’il en reste est dessous. » Je n’ai rien vu au monde de plus tragique et de plus accablant que ce cimetière de Chausey. Nulle part je n’ai senti au même point l’impersonnalité de l’homme et son néant. Les carriers sont jetés dans des trous comme des chiens ; ils n’ont pas de noms, pas de familles, pas de foyers, rien à eux ; ils étaient des bêtes qui vivaient sur la terre ; de la force a travaillé, maintenant elle est morte… Quel est ce grand rectangle formé de pierres semées, sur ce plateau, au milieu de la mer ? — Le cimetière. — Mais il n’y a pas de noms, quels hommes sont là ? — Qu’importe ! Des hommes…

… J’ai vu ensuite la carrière où ces pauvres gens travaillaient. La mer est au pied. Toute la journée, avec le pic, au soleil ou sous la pluie, ils détachaient le granit. Puis, la journée finie, ils allaient à leur cantine, ils buvaient de l’alcool ; puis, tous ensemble, dans un dortoir que j’ai vu aussi, ils dormaient d’un sommeil de brute… Le lendemain, on les réveillait. Ils reprenaient le travail, refaisaient la journée, mangeaient et dormaient, pour recommencer au jour…, et tous les jours, et tous les jours !… Puis ils mouraient. Alors, là-haut, on creusait une fosse, on y jetait un corps, on le couvrait de terre… Et c’était fini. Nul ne se rappelait plus qui avait vécu et qui était mort… Et cela est une vie d’homme !

L’existence et la mort des carriers de Chausey m’ont fait songer à l’existence et à la mort des prostituées de Saint-Pierre-Port, à Guernesey. A Saint-Pierre, au bas de la rue des Cornets, on voit un vieux cimetière. Si vous montez la rue, de tous côtés ce sont des cabarets borgnes, des maisons louches, et vous ne croisez que des filles. C’est, en effet, leur rue. Or, non seulement elles y vivent toute leur misérable vie, mais même mortes, elles ne sortent pas de là : on les met dans le cimetière qui est en bas de la rue.

Aujourd’hui, la carrière de Chausey est abandonnée. Et dans l’île, on n’enterre plus. Il y a quelques années cependant, un noyé qui, à la suite de je ne sais quelles circonstances, n’avait pu être porté à Granville, y fut encore enterré. C’est sur une pointe, devant l’océan. On a creusé, et tout de suite on a trouvé le roc. Le trou fait était peu profond : pour en finir plus vite, on y a mis tout de même le corps ; mais de crainte que le vent de mer l’emportât, on a posé sur lui des pierres, des pierres, un monceau de pierres ! Je songe à ce pauvre cadavre écrasé par les pierres !… Noyé inconnu, ô dépouille anonyme portée là par la vague, et qui, tout seul, sur cette pointe et sous un tas de pierres, repose, avec désespoir je pense à toi, malheureux !

Maintenant, nous étions devant les ruines situées à l’ouest de Chausey. Ce sont les vestiges d’un couvent de cordeliers qui fut établi en ce lieu par l’Abbaye du Mont-Saint-Michel, auquel l’île appartenait depuis le XIe siècle. Les chroniques ont fait à ces moines une mauvaise réputation : naufrageurs, ils pillaient les bateaux venant se briser sur ces dangereux récifs, et, sur ce petit coin de terre, à l’abri de toute juridiction, menaient une vie joyeuse et sans scrupule. Cela dura deux siècles, de 1343 à 1543. Ces vieux murs, qui n’observent plus maintenant que les variations du ciel et de la mer, jadis ont vu du sang, de la débauche, les actes les plus furieux d’une troupe de corsaires.

D’ailleurs, que n’a pas connu cette petite terre ? Toutes les passions y ont vécu, tous les sentiments que peut éprouver la race humaine, les plus purs comme les plus troubles, s’y sont développés. Bien avant qu’eût été fondé ce monastère de naufrageurs, un saint homme, un religieux d’Abbeville s’était retiré à Chausey pour vivre dans la solitude et la méditation. L’endroit était bien choisi. Aucun lieu du monde, en effet, aucun désert ne semble aussi propre à ce destin. Il n’est pas de retraite plus austère qu’une île, ni de mieux faite pour favoriser la contemplation et l’existence constante avec soi-même ou avec son dieu. Cette impression, je l’ai éprouvée à Chausey ; je l’avais ressentie déjà, l’été dernier, à l’île de Batz qui est si désolée que pas une chose ne paraît devoir vous y distraire de la réflexion. « Voilà, me disais-je, l’asile rêvé pour un Spinoza, pour un Kant, pour un philosophe qui veut passer sa vie à construire un système. Ici, rien ne le détournera de sa spéculation, il vivra avec elle, rien qu’avec elle, hors du monde, et tout aux constructions intellectuelles qu’il édifie lentement en lui-même. » Et je voyais ce solitaire, assis sur un rocher, la tête dans ses mains, et suivant sa pensée au milieu de l’immense paysage de la mer et du ciel.


Chausey a dû connaître aussi une autre forme de la passion, celle de l’amour. Un instant, certain prince a pensé à l’acquérir. Il cherchait une retraite discrète pour y conduire une femme qu’il adorait et avec laquelle il voulait librement mener la vie d’amour.


… Nous arrivâmes au sémaphore qui est construit sur un petit mont et qui agite dans le ciel ses longs bras. Puis nous redescendîmes vers la cale, en passant près de plusieurs maisons abandonnées, d’une entre autres, sans porte et sans toit, et qui sert de morgue : on y expose les noyés qu’on trouve souvent sur les rochers après les jours de tempête.

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