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Le chalet dans la montagne : $b voyages vrais et imaginaires

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II

C’était un beau matin d’été sous le ciel espagnol. Délivré de tout souci, je me promenais par la ville, jouissant — comme dit Stendhal — « du délicieux plaisir de voir ce que je n’avais jamais vu ». Impatient de regarder vivre, ma fatigue effacée déjà, sitôt réveillé j’avais sauté à bas de mon lit, et j’étais sorti.

La Rambla étalait le mouvement le plus gai. On y circule sur un trottoir central, très large et ombragé de beaux platanes. D’abord je me fis parer d’un joli camélia, puis j’allai, nonchalamment, jouissant de l’ombre et regardant autour de moi… Voilà des Aragonais, cambrés et superbes, qui croisent des gitanes traînant leurs savates ; des petits cireurs de souliers se bousculent en riant ; la baratine rouge sur la tête, des commissionnaires attendent, immobiles au milieu du flot qui les environne ; plus loin, des hommes noirs vous offrent des chiens blancs, de gros curés passent, puis des femmes, à la taille ronde, en robes claires, coiffées d’une mantille et jouant de l’éventail. Et l’on voit encore des nettoyeurs de maisons portant sur l’épaule, au bout d’une longue perche, un pinceau ; des chulos en petites vestes, gilets ouverts, chapeaux de feutre ; des gardes civils au bicorne verni, et enfin beaucoup d’autres gens qui ne sont, Dieu me pardonne, que comme vous et moi.

Et tout cela monte et redescend la Rambla parmi le bruit de glissement des tramways, leurs coups de timbres, les clochettes des attelages, le roulement des tartanes, les cris des camelots.

Mais Raymond m’a rejoint ; et comme c’est aujourd’hui dimanche, nous allons à la cathédrale. Nous entrons par le cloître, une retraite délicieuse ; de vieilles gens y sont assises jouissant de la douceur de l’air, des jeunes filles s’y promènent ; autour de la galerie, les chapelles fermées par d’admirables grilles se succèdent, et la cour, au lieu d’être nue, est plantée d’arbres orientaux : des palmiers, des figuiers, des citronniers mêlent leurs branches et se marient au bruit d’une fontaine dont le jet d’eau murmure toujours. Ah ! ce cloître me fait plaisir d’être si païen !

A l’intérieur de la cathédrale, pendant la messe, par toute l’ombre : des battements d’éventails. Pas de chaises, et les fidèles dispersés à leur goût, ici et là, les uns assis sur des marches, d’autres debout, la plupart à genoux sur la pierre.

En toilettes claires, les femmes sont agenouillées, elles s’éventent en priant. Et cela se trouve d’un grand charme un tel mélange de piété et de liberté, ce geste familier jusque dans une attitude si fervente les rend adorables. Si j’étais — sauf respect — le bon Dieu, comme je serais reconnaissant à mes belles dévotes de n’abandonner rien de leurs grâces pour s’adresser à moi ! Tous les éventails battant dans ce silence recueilli et sous cette immense voûte m’ont ravi.

Aussi, un peu plus tard, tandis que nous avions pu pénétrer dans un jardin aux massifs ornés de faïences comme en Chine ou comme en Turquie, je me suis écrié : « Quel bonheur ! nous avons quitté l’Europe, nous voilà au pays des Mille et une nuits, nous sommes chez un peuple qui sait vivre avec volupté. »


Dans la soirée, nous nous promenions sur la Rambla en fumant. Vous nous auriez trouvé peut-être un air préoccupé. Ai-je dit qu’au moment de notre arrivée à Barcelone, nous venions de passer deux mois dans une solitude complète ? Loin de tout, perdus dans la montagne, ne pensant qu’au travail, nous avions vécu en véritables petits saints. Aussi, maintenant, nous éprouvions, — mais comment dire cela ? — nous éprouvions une fringale assez semblable sans doute à celle de ces marins qui redescendent à terre après une longue traversée. De là, n’est-ce pas ? nos fronts soucieux… Mon ami qui était déjà venu à Barcelone et qui est industrieux, se rappelait bien certain endroit qu’il avait visité jadis. Mais il le chercha — nous le cherchâmes — en vain. La rue avait-elle disparu ? les souvenirs de Raymond étaient-ils imprécis ? nous ne pûmes rien retrouver.

Nous errions donc tristement sans boussole dans cette ville étrangère. Enfin, ayant dévoré toute honte, nous arrêtâmes un cocher et nous lui exposâmes notre embarras : « Ah ! señores, dit-il, je vois ce qu’il vous faut. Je vais vous mener dans la plus belle casa de Barcelone ; c’est là que je conduis tous les étrangers. On n’y trouve que des dames parfaites. Vous verrez, carai ! vous serez contents. » Il fouette son cheval, et nous voilà partis à grand tapage, à travers tout un enchevêtrement de rues noires. Puis, il arrête. Nous pénétrons dans une maison, montons ; on ouvre. L’appartement était beau : le salon garni de plantes vertes, orné d’une haute cheminée, meublé de fauteuils Louis XIV ; une dame élégante et d’excellent ton nous y reçoit. Notre cœur battait d’émotion, nous bénissions déjà le bon cocher. Et la conversation s’engage entre cette dame et Raymond, qui sait le catalan. Sans rien comprendre, j’écoute attentivement, mais bientôt, hélas ! Raymond qui me transmet ce qui s’est dit, me désespère. Voilà : nous tombons mal ; aujourd’hui précisément, il n’y a personne. Et c’est un peu tôt… Sans doute, dans la soirée, plus tard, quelques dames viendront-elles… Pour le moment, nada : rien.

Ah ! quel désappointement ! Le fiacre, heureusement, était resté à la porte ; et son précieux cocher, des maisons pareilles, il en connaissait bien d’autres !

Notre course, dans la nuit, sur le pavé bruyant, recommença donc. Puis, nouvel arrêt. Le local et le mobilier étaient cette fois plus ordinaires ; un petit salon à porte vitrée, par terre une natte, canapés et fauteuils communs, piano, au mur des masques chinois et des éventails… Quant à la négociante, bien vulgaire ; épaisse, enveloppée dans un peignoir bleu, elle avait chaud et transpirait ; mais elle parlait vite, vous fixant d’un regard triste et convaincu, accentuant par un signe de tête chaque affirmation, n’épargnant, pour persuader, ni ses gestes, ni ses paroles. « Pour le moment, ces dames ne sont pas là ; d’ailleurs elles ne sauraient tarder. Que les Señores veuillent bien patienter un peu, ils ne le regretteront pas. » Nous attendons. D’abord assis en face l’un de l’autre, nous nous regardons en silence ; puis nous faisons le tour de la pièce et nous considérons les murs… Un coup de sonnette enfin a retenti ; nos yeux impatients ont volé vers la porte : trois femmes. En jabotant elles prennent place sur le canapé et nous les examinons. Elles sont mal habillées, d’une façon tapageuse et qui sent la province ; l’une, brune, grande, serait assez belle si elle n’était point fanée ; elle a des yeux très noirs, très vifs, du feu encore, mais ses gencives supérieures sont trop longues et déparent son sourire ; cependant, elle vous regarde avec un air dévorateur ; les deux autres, de figure médiocre, en sont tout effacées ; aucune des trois du reste ne vaut grand’chose et visiblement elles arrivent de la Rambla… Nous les détaillons sans enthousiasme. La procureuse suit nos regards et cherche à deviner l’impression que son galant assortiment produit sur nous. « A celle-ci, vous pouvez parler français, señor », me dit-elle, désignant d’un doigt encourageant une des deux personnes insignifiantes.

Cependant, le trio s’étant levé, était passé dans une autre pièce. Seule avec nous, la trafiquante entama un discours animé et que je déplorai de ne pas comprendre. Je ne perdais rien, il est vrai, des gestes, du débit, de l’expression du visage, et de temps en temps, Raymond se tournant vers moi, me traduisait avec un air impassible la phrase qu’il venait d’entendre : « Elle dit que la brune est merveilleusement belle, qu’il y a peu de femmes comme elle à Barcelone, elle a confiance en notre goût pour l’apprécier… » Le boniment se déroulait : « Elle dit que celle qui était à droite de la brune, elle y tient comme à la prunelle de ses yeux. C’est une véritable vierge. Un médecin qui allait au Congrès de Madrid, l’a vue, il est devenu amoureux d’elle. Le Président de la République du Brésil s’est arrêté ici un mois ; tous les jours il venait la voir. En partant, il voulait absolument l’emmener avec lui. » Et la grosse femme continuait, énergique et persuasive, et rien n’était amusant comme le sérieux avec lequel Raymond l’écoutait : « Elle dit, traduisit-il encore sentencieux, que la troisième, sa plus grande fierté est d’enlever sa chemise : son corps est un bijou… » Pourtant, nous nous étions levés ; en dépit de sa parole emphatique et fleurie, et malgré les hauts personnages auxquels elle se référait et qui l’honoraient de leur confiance, la marchande n’avait pas réussi à nous convaincre de la supériorité de ses articles. Lui ayant assuré que nous reviendrions la voir, nous prîmes donc congé d’elle.

Cependant, en fin de compte, nous nous retrouvions sur la Rambla, gros-jean comme devant, nous mordant les pouces et en proie à cette sombre humeur que donne la faim. Nous allions jusqu’à médire amèrement de l’Espagne. Qu’étaient-ce que ces maisons vides ou si mal garnies ? Où avait-on jamais vu des boulangeries sans pain, des herbages sans bétail, des rivières sans poissons, ou, préférez-vous la poésie, des serres sans fleurs et des vergers sans fruits ?… Oui, l’Espagne était bien un pays fini. La France à ce point de vue, Dieu merci… On ne connaissait pas d’exemple d’un étranger débarquant dans une ville française de l’importance de Barcelone et réduit là où nous étions.

Aussi, tout en remontant la grande voie sur laquelle la circulation déjà s’était éclaircie, nous gémissions. Deux grosses femmes marchaient devant nous ; nous les dépassâmes sans y prendre garde. Alors, elles nous rejoignirent et commencèrent à nous parler. Nous nous étions arrêtés. Elles étaient l’une et l’autre d’une taille monstrueuse ; la tête de la plus extraordinaire était posée sur ses seins, ainsi — passez-moi cette expression qui la peint — ainsi qu’un petit melon sur deux citrouilles, elle n’avait point de cou ; enfin de sa gorge énorme sortait une voix de petite fille, et pour rire elle gloussait ! Nous nous montrions effrayés : « Mais l’autre jour, un Français est venu avec moi, susurra-t-elle. Alors vous n’êtes pas comme lui, vous n’aimez pas le gras ? » J’avoue que par leur horreur même ces monstres m’attiraient ; j’étais fort curieux de leur architecture. Mais Raymond m’entraîna… Nous avions tant rêvé des Espagnoles !

« Tu rentres. Bien. Allons nous coucher », dis-je à mon ami. Mais il remuait la tête avec une terrible énergie : « Non, non ! couche-toi si tu veux, moi, je ne puis pas. Je vais chercher encore cette maison que j’ai visitée autrefois. » Je le quittai donc en lui souhaitant bonne chance, et je rentrai à l’hôtel.


Je n’étais pas au lit depuis une heure et je songeais avec convoitise aux délices que Raymond devait goûter à présent, que j’entendis le bruit d’une clef dans sa serrure et sa porte s’ouvrit. (Sa chambre touchait la mienne.) « Est-ce possible ? pensais-je, comment ! si vite ! Ce ne peut être. Que signifie cela ? » Je cognai au mur afin d’avertir Raymond que je ne dormais pas. Alors il vint dans ma chambre. Je tournai le bouton de l’électricité, et je vis un garçon exalté, essoufflé, les yeux hors de tête, en proie à la plus grande surexcitation. « Que t’est-il arrivé ? » lui demandai-je. Il s’assit près de mon lit, et tandis qu’établi sur mon séant, j’étais tout oreilles, commença en ces termes :

« Mon cher, il m’arrive quelque chose de prodigieux, d’inouï, d’incroyable ! Tu sais combien peu j’étais disposé à rentrer. Eh ! bien, me voici ! — et… pur, mon ami, tout à fait pur !… Cette ville est ridicule, je pars demain matin. » Sa déclaration lancée, il s’arrêta et s’essuya le front, mais bientôt, il reprit sur un ton plus léger :

« En te quittant, je vais, selon mon intention, à la recherche de ce charmant asile qui jadis avait abrité mes fragiles amours. Je me souvenais d’une rue près d’une église ; je trouve l’église, je trouve la rue, laquelle était étroite, noire et déserte, une ruelle plutôt qu’une rue. N’importe, poussé par ce dieu sans raison qui vous dicte toutes les folies et qui vous donne tous les courages, je m’y engage. Mais toutes les maisons se ressemblent, surtout la nuit. Je regardais chacune, je n’en reconnaissais aucune. Et puis, il y a si longtemps !… Enfin, j’étais planté là, et je ne bougeais pas, j’essayais de ranimer ma mémoire et je tâchais d’apercevoir quelque détail qui me vînt en aide. Or, rien ne se révélait, les maisons demeuraient fermées, muettes, mystérieuses, et moi incertain. Enfin, sous la porte de l’une d’elles, je distinguai de la lumière et je ne sais par quels signes il me sembla qu’elle devait être celle que je cherchais. Je m’approchai. Toutefois, j’hésitais encore. Précisément, j’avise en face de cette maison une petite boutique, restée ouverte. J’y vais et j’interroge. Mais figure-toi qu’on me reçoit très mal. On est fort désobligé de ma question ; les sourcils se froncent, on dit qu’on ignore ce que je veux dire, et le ton, et l’air me font comprendre que ce qu’il y a de meilleur en somme pour moi, dans le moment présent, c’est d’abandonner toute recherche dans cette petite rue.

« Me revoici donc sur cette éternelle Rambla, encore dépité, encore furieux et amer, mais non découragé. Au contraire, les obstacles, toute cette mauvaise volonté du sort, augmentaient mon entêtement. Et puis, enfin, la voix qui parlait en moi, cette voix que depuis deux mois nous dédaignons, cette voix criait de plus en plus fort… Je prends donc une voiture et je me fais conduire de nouveau chez la grosse femme à la robe bleue. Elle était ravie de me revoir, naturellement, elle m’accable de compliments, elle me demande de tes nouvelles, mais… elle n’avait pas de nouveaux sujets. Même la brune fanée était partie, il ne restait plus que les deux créatures insignifiantes, tu sais : celle qui est une véritable vierge, et dont le Président de la République du Brésil…, et celle dont la plus grande fierté est d’enlever sa chemise.

« Je redescends, je reprends ma voiture et je retourne dans la première maison où nous étions allés tous les deux. Dans quel énervement, tu l’imagines… Eh bien ! encore vide !… Personne n’était venu… Je m’asseois dans le salon avec la dame si bien élevée que tu connais, et nous causons… Elle est très gentille, tu sais… Elle voyait mon état. « Mais j’y pense, dit-elle, pas loin d’ici, habite une femme. Peut-être pourrions-nous voir si elle se trouve chez elle. » Elle a mis un manteau et nous sommes allés jusque-là… Naturellement la femme était sortie. Alors nous sommes revenus. Nous avons attendu encore, ensemble, dans le salon. Toujours personne. « J’ai bien ici, m’a confié enfin cette dame obligeante, j’ai bien ici une femme, mais… je ne l’emploie plus ; elle m’aide plutôt. Elle est couchée, vous pourriez toujours la voir, si… par hasard… » Nous prenons une bougie et nous entrons dans la chambre de cette pauvre enfant qui dormait, s’éveille, ouvre des yeux hagards… Seulement, elle n’était pas bien du tout.

« A la fin j’ai murmuré à la dame : « Mais, vous, vous, si vous vouliez… » Elle a répondu avec son air si comme il faut : « Non, vous savez, je ne travaille plus. Non…, vraiment, non… »

« Je suis parti, confié par elle au sereno[3], car jamais je n’aurais pu me retrouver dans toutes ces petites rues ; le premier sereno m’a passé au second qui m’a repassé au troisième, et ainsi de suite jusqu’à la Rambla. Voilà. »

[3] Sereno : veilleur de nuit. Ils portent d’énormes trousseaux de clefs : ils ont en effet les clefs des maisons des rues où ils veillent ; et ceux qui rentrent chez eux les appellent par un claquement de main pour se faire ouvrir la porte.


Raymond hochait la tête mélancoliquement.

« Et tu dis, malheureux ! fit-il en donnant un grand coup de poing sur mon lit, tu dis que ce peuple sait vivre avec volupté ! »

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