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Le chalet dans la montagne : $b voyages vrais et imaginaires

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SENSATIONS ANGLAISES

A Louis Codet.

Oxford. Soir. — La grâce de leur col nu, leur chignon plat sur la nuque, frêles et blondes, en corsages bleus, en corsages roses, toiles fines et mousselines, elles, deux par deux suivant le trottoir, s’arrêtent et causent aux étudiants corrects. Des fenêtres ouvertes des voix s’exhalent. La pourpre d’un rideau s’éclaire. Les géraniums en fleurs colorent et affinent un balcon. Dans l’air chaud, dans le soir, miss Florie, droite, passe en bicyclette.

Au pied de la petite église vêtue de lierre on flirte. Girls, ô girls !… mais nous, étrangers, entrons au bar, et sur la banquette de cuir, assis au-dessous du diplôme encadré d’un Buffle préhistorique, demandons deux ginger wine.


Oxford. — De quel amour à Oxford la vieillesse des monuments est entourée ! Un palais ruiné y est entretenu comme un château plein de jeunesse. Point de platras, point de poussière ici, et ce lierre qui grimpe autour d’une ogive en décomposition s’y attache suivant le goût anglais. On a ainsi tout le bénéfice des anciennes choses, le rêve qui sort des pierres, mais sans rançon, sans salir le pan de sa veste ni le bout de sa chaussure. Ici, le passé vous tend une main soignée…

Douceur d’Oxford ! Sur cette jolie rue à petites maisons coquettes, à tramways, à librairies de luxe, voici une antique façade. Franchissons la voûte. Quatre murs crénelés noircis par le temps, dans lesquels s’ouvrent des fenêtres régulières, entourent un frais carré de gazon. Ah ! ce calme ! Ah ! cette intimité ! Sur la gravité du passé, le sourire enfantin d’une pelouse !… Personne, pas de bruit ; recueillement… N’est-ce pas un monastère, et celui de la plus heureuse méditation ?

Mais voilà Magdalen, son cloître, ses parcs. Collèges de poètes. En un pré bordé d’arbres paissent paisiblement des biches, et je vois une jeune fille qui lit, assise dans un fauteuil de jardin, vêtue d’une robe à fleurs et coiffée d’un chapeau baby, un long chien à ses pieds. Un parterre de bégonias et de tulipes chante à plusieurs voix devant une jolie façade du XVIIIe siècle.

J’ai vu la Bodléienne, ses couleurs vieux-chêne et vieil-or, ses manuscrits et ses reliures, son bibliothécaire glabre à monocle, ses vitraux sur le feuillage. Que les livres y sont heureux ! Aucune de leurs maisons n’a ce parfum. On travaillerait là cent ans. Et quelle béatitude doit y goûter un esprit littéraire ! Quand vous poursuivez un travail à la bibliothèque, des cellules s’offrent à vous ; isolé avec vos livres, dans une paix parfaite, en une atmosphère idéale, vous pouvez savourer lentement toute la joie du travail.

A la Bodléienne, j’ai vu un Ovide annoté par Shakespeare, j’ai vu aussi le Sophocle trouvé sur Shelley le jour de sa mort.

Shelley est fort honoré à Oxford ; il y a étudié. Dans l’un des collèges, on lui a élevé un monument. Il est représenté nu, étalé sur la plage où le flot l’a porté, ses longs cheveux mêlés. Nous tournions autour. Le gardien, homme en jaquette et à lunettes, s’approcha. « Il est tout nu, parce que c’est au moment où il fut sorti de la mer », nous expliqua-t-il. En bon méthodiste, il nous avait cru choqués de voir découvert le corps de Shelley.

Rues paisibles, rues vénérables, pavés sur lesquels beaucoup de pluie et beaucoup de soleil ont passé, je vous ai parcourus en silence et gravement. Je regardais les murailles décrépites, les monuments, leurs beaux blancs et leurs beaux noirs, je songeais aux docteurs qui vous avaient connus, à l’étude, au charme pur des lettres. J’ai croisé des étudiants en toge et bonnet plat, et je les ai enviés. Ce sont sans doute les plus heureux étudiants du monde.

J’ai vu encore l’Amphithéâtre Sheldonian où l’on proclame les grades, les fauteuils majestueux comme des trônes des professeurs et les nobles colonnes, j’ai vu un beau réfectoire tout orné de panneaux sculptés et de portraits d’évêques, de ministres, de généraux, olim socii, j’ai vu des chapelles aux tuyaux d’orgues peints, j’ai vu de délicieuses fenêtres, des tours gothiques, des parterres de fleurs. Et j’ai vu, devant la porte d’un vieux collège, un petit mendiant italien, mélancolique, avec son singe.


Edith. — Verts et roses faux, sodas, voix aigrelettes, — l’acidité des pelouses, et les tartes de groseilles vertes — et le tabac sucré comme un bonbon — cela, c’est toi, tout cela, Edith…

Edith, petite fille mince au demi-sourire !


Deux heures à Londres. — Le train file à travers les maisons, petites maisons qui vont par troupes, maisons toutes pareilles, cheminées et fenêtres, et, devant la même porte, le même carré de jardin. En voilà une escouade de vingt, et puis en voilà douze, et puis quarante, et je pense à une estampe qui représentait un monastère chinois. Ici toutes les vies suivent-elles donc la même règle, et l’un ne vit-il pas comme ceci, tandis que l’autre comme cela ?… Des affiches jaunes de soap… Des cheminées, — très diverses, les cheminées : des rondes et des carrées, des droites et des tordues… Sur le quai de la petite gare de banlieue, la vieille dame attend… Le train repart… Une rue remplie de maisons, tout à coup, puis des maisons hautes, bureaux où calculent les employés penchés, fenêtres auxquelles pendent des linges, chambres où mange une famille.

… Et cependant c’est Charing Cross. Le train s’arrête cependant. Des porteurs sont déjà debout sur le marchepied, et des voitures constamment arrivent devant les wagons, et, chargées, repartent dans la rue…

… Je roule sur le Strand dans un cab : omnibus bariolés qui se suivent, qu’assaillent et qu’abandonnent sans cesse des voyageurs, leurs cochers, gants, chapeaux melon, cigares, des gentlemen, sans doute, qui promènent des amis, un petit ramasseur de crottin se jette devant mon cheval, il pousse sur l’asphalte une courte pelle plate, il glisse, se faufile, et disparaît… Ces hommes, ces femmes, si drôlement accoutrées, qui, sur le trottoir, se hâtent… Comme tout s’agite ! Que ce cinématographe m’amuse ! Oh ! les affiches sur le mur !… A la hauteur d’un premier étage un pont que passe un train entre deux maisons… Mais voilà que le plafond parle… Yes, Yes, Cabman !… La figuration vraiment est fort bien réglée. Mais combien, combien de rues où personne, sans doute, jamais ne s’est reconnu.

Un monument très laid, un autre, comme ils sont entassés ! Cependant, ceci est beau, deux forts soldats à cheval, montant la garde, statues, statues superbes ! Hyde Park, laquais à perruques, cochers en bas roses, et Wellington tout nu hors de propos, en Achille de mauvaise école… Et la Tamise et ses steamers… Et le Parlement, majestueux, délicat… Ah ! Dieu ! j’ai mal à la tête !


Glasgow. Samedi soir. — Parqués derrière les fauteuils, des centaines d’ouvriers aux yeux brillants suivent avec attention le spectacle. Le drame se déroule. Dans une résidence de campagne, des jeunes gens en habits rouges, en habits de chasse, de mauvais sujets qui s’assoient sur la table, font claquer des fouets sur leurs bottes et boivent beaucoup de whisky… L’un bientôt, est accusé faussement d’avoir séduit la fille d’un ami de son père. Son père le chasse. — Le jeune homme est devenu pasteur, il fait du bien, recueille les enfants perdus, combat l’ivrognerie ; comme, à tout instant, il parle de la Providence, il joint les mains et lève les yeux au ciel. — Mais le père de la jeune fille retrouve (3e acte) le prétendu séducteur, ledit père est accompagné d’une sorte de bravo, boxeur émérite qui se charge de faire son affaire au bon apôtre. En effet, à la sortie de l’office, il provoque le pasteur ; celui-ci n’hésite pas, il met gilet bas, et, devant les fidèles assemblés, flanque, selon toutes les règles, une magistrale tripotée au boxeur émérite. Le triomphe de la religion et de la boxe ; c’est irrésistible : de toutes parts des applaudissements et des sifflets enthousiastes. Même, la facile beauté écossaise, en chapeau à brides bleu ciel, assise à côté de moi, bat des mains, et découvre, dans un sourire attendri, ses dents gâtées.


Le rideau s’est relevé. Une forte femme blonde, en grande toilette décolletée, toute blanche, s’avance sur la scène. Elle porte un cornet à piston nickelé. L’obscurité s’opère, mais la soliste reste éclairée par un projecteur ; cherchant alors les plus gracieuses attitudes pour une joueuse d’instrument à vent, elle remplit la salle de torrents d’harmonie. Elle souffle un quart d’heure. Acclamation. Triomphe de la musique et de la beauté.


Dehors, les petits vendeurs de journaux glapissent. Une foule énorme, noire et morne, éclairée au gaz jaune, couvre la chaussée. Des tramways lumineux passent. Une petite pauvresse s’accroche à ma veste.

Je frappe à une porte qu’ouvre et referme vite un vieux assis derrière. C’est le bar, le bar dissimulé du samedi. Des sombres hommes debout, boivent, immobiles, indifférents aux autres. Un grand soldat rouge parle fort. Le serveur, enfermé dans son comptoir, s’est élancé sur la pièce que j’ai posée sur le bois mouillé, il me jette précipitamment un verre et des pences poisseux.

Voici, dans la rue, des vendeuses de bananes, si blondes, aux yeux si bleus. A l’entrée d’une ruelle, un attroupement : un ivrogne ensanglanté surgit… Et cet autre, farouche, qui veut entraîner cette fille enveloppée d’un châle rouge : elle s’accroche au mur, lui la tire, elle a, écartelée, les bras grands ouverts, et son châle tragiquement se drape sur la croix qu’elle figure, — mais les doigts de la fille cèdent, et tous les deux, les voilà titubant sur le pavé gras, dans la ruelle obscure. Sous son casque d’étoffe, le policeman reste impassible… Des bandes d’enfants dépenaillés suivent la rue en chantant.


Dimanche. — Le cab entre dans un parc. Des gazons jaunes qui se succèdent, monotones, affreux, sur un vaste espace entouré de fabriques. Il fait lourd… Mais quoi ? mais quel massacre ? tous ces hommes sur les pelouses !… Ils sont cent, ils sont mille, tombés là sur le ventre, sur le côté, sur le dos… Ils ne bougent pas… Comme tout sent la fièvre ! Une colonne de fumée lourde sort là-bas d’une grande cheminée… Frappés par le gin, hier soir ils sont tombés. Ils resteront là jusqu’à demain, puis rentreront à l’usine… Voici des femmes échevelées, en robes de toile bleue, étendues inertes, ignobles et obscènes, avec leurs jupes relevées sur leurs souliers percés. Une vieille dont les cheveux gris descendent en épais filaments sur un front sordide, assise sur l’herbe, une petite pipe juteuse à la bouche, regarde fixement devant elle.

Comme sur un champ de bataille, des corps crispés, sous un ciel gris, par un temps moite…

Le cab tourne à droite. Ce sont maintenant des rues aux maisons toutes semblables, briques noircies par la fumée et le brouillard — bitume chaud… Des hommes, des femmes et des volées d’enfants pieds nus. Que de pieds nus ! Encore des usines, encore des cheminées, puis un autre parc qui abrite une usine à gaz. Le port, et son eau épaisse, puante.


C’est l’après-midi. Tout est fermé. Les trottoirs géométriques et arides suivent les maisons noires. Un orateur, au coin d’une rue, est monté sur un petit banc, il porte des lunettes bleues, et parle lentement et méthodiquement. Vingt hommes, adossés à la maison, alignés, le regardent, écoutant sans rien dire et sans bouger. C’est un meeting d’anarchistes.

Mais, plus loin, un orgue, et autour, des hommes qui chantent des psaumes, livres ouverts, marquant la mesure d’un hochement sec du menton… Une jolie fille à une fenêtre…


Écosse. — Les pays traversés portaient des noms d’une beauté rude : Alloa, Falkirk, Armadale, Lochburn… A Aberfoyle, les six chevaux du mail nous élevèrent peu à peu au-dessus d’une terre marécageuse ; sous un ciel chargé de nuages noirs, la bruyère farouche, une étendue tourmentée, où des masses du vert le plus lourd s’étalent soumises à des rochers sombres. Voici un paysage immense, sauvage et grave, tragique, barbare, et comme arrosé de sang. Voici, voici la plaine où trois sorcières saluèrent Macbeth. « Salut, Macbeth, salut à toi, thane de Glamis ! Salut, Macbeth, salut à toi, thane de Cawdor ! » Ici, elles ont éclaté de rire, et puis sauté de roches en roches comme des chèvres. Lande immense, mystérieuse, où sont cachés les lutins, qui, si nos chevaux butent, vont surgir et danser autour de nous en se moquant. C’est la lande magique, et j’entends dans le vent la voix sourde de tous les morts. Le long du chemin où je cueille un brin de bruyère, des boucs à pattes noires broutent, tandis qu’un homme, jambes nues, descend vers la plaine. Montagnes, montagnes qui sentent l’orage et le tonnerre.

Nous sommes en haut. Voici l’autre versant. Les chevaux prennent le trot, et le cocher rouge montre un lac obscur au bout de son fouet.

C’est sur le sir Walter Scott, blanc vapeur, que nous avons passé le Loch Kathrin. Le ciel était bas, on côtoyait de petites îles ombreuses dans le creux des baies, des mouettes nous suivaient d’un vol monotone ; l’eau était épaisse comme de la gelée, et la montagne, aux endroits où elle était nue, paraissait spongieuse. Il n’y avait ni hommes ni bêtes sur le rivage, nous avancions comme vers la fin du monde.

Nous débarquâmes, passâmes un défilé aride, traversâmes un autre lac, et nous rejoignîmes à Arriochar le chemin de fer ; après avoir roulé quatre heures à travers les vallées solitaires, nous avons atteint Fort-William, au jour boréal, à l’eau grise, au froid du Nord, si lointain ! et qui semble une petite ville norvégienne posée au bord d’un fiord.


Edimbourg. — Mêlée à la nature s’élève Edimbourg. C’est la ville de la montagne, de la mer, du ciel et de la forêt. On y écoute une voix profonde, grave et grandiose, comme si passaient dans les airs le glissement caillouteux des vagues, le chant du vent dans les arbres sauvages et la sonorité des grottes. La voici, plantée sur deux collines, jetée dans une vallée, avec ses monuments comme des rochers et ses églises comme des orgues ; la voici, semblable à une jeune fille pensive, Edimbourg remplie d’ombre et de cascades, cité des fées, riche d’échos et tout en rêves.

Je suis monté au Château et j’ai vu les beaux highlanders secs et poilus comme des chèvres. J’ai vu les joueurs de cornemuse en veste rouge défiler, souriants, galants comme à la bataille. Tandis que midi sonnait, que, suivi du valet de chambre qui porte son manteau, le général, rasé de frais, arrivait sur la place, et que les pauvres, pustuleux et puants, s’y pressaient.

Juillet 1905.

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