Le chalet dans la montagne : $b voyages vrais et imaginaires
II
Le lendemain, je descendis de bonne heure.
Le temps était magnifique, on était enveloppé par le merveilleux spectacle des montagnes dans le ciel pur. Je m’éloignai de l’hôtel à travers l’herbe humide. Des deux côtés, les énormes chaînes m’escortaient, à droite couronnées de glace éblouissante, à gauche, au contraire, formant une muraille de roc aride, desséché, rose à cause du soleil matinal, représentant à mes yeux quelque mont africain. Le col est parsemé de petites bosses élevées de dix ou douze mètres ; je gravis l’une d’elles et, de là-haut, je découvris à mes pieds tout le fond. Quelle solitude, quelle paix, quelle grandeur, quelle beauté ! Je contemplais l’étendue verte, le rocher noir, les espaces de neige, ce désert immense et rempli de soleil, et je sentais mon âme s’épanouir. Loin d’une existence factice, respirer au milieu de la lumière, dans l’éternelle vérité des choses ! j’avais envie de chanter, de chanter à pleine gorge. Ivre, ébloui, je n’étais plus, comme un sauvage, qu’élans d’amour pour tout.
Je m’étais étendu, je mâchais rêveusement la tige d’une petite fleur, et je me laissais pénétrer par la farouche allégresse de la vie énorme et immobile qui m’entourait. Mon regard courait sur la crête des monts, glissant sur les mares et les cuvettes de neige, volant vers les flocons accrochés aux aspérités, tombant sur la glace collée aux pentes. Je considérais la montagne, ici comme une échine de bête, et là comme une mamelle, lourde tour ailleurs, plus loin lame effilée. Puis mon regard montait jusqu’au sommet, et je rêvais à là-haut, là-haut !…
Redescendu, je retrouvais les petites maisons tapies sur le bord de la route, au milieu du col ; la route venait de là-bas et s’en allait là-bas ; on passait, les petites maisons regardaient : elles regardaient passer qui venait de loin, qui s’en allait loin et qui ne reviendrait jamais. Trois maisons perdues dans un col entre deux montagnes.
Je suivais de l’œil une voiture. Depuis une heure elle avait abordé la côte que l’hospice domine, et elle semblait toujours à la même place, tournant, suivant patiemment les lacets.
Que tout cela était calme ! que tout cela reposait, purifiait !
Beaucoup de monde sur la terrasse quand je revins ; un grand monsieur maigre et voûté faisait de l’esprit d’une voix sèche au milieu d’un groupe de dames qui riaient très fort, — le bel homme un peu mûr accomplissait des effets de torse d’un air satisfait, je constatais qu’il était marié : une personne assez rebondie parlait de lui, en disant « mon mari ». Des gens appuyés sur des alpenstocks regardaient fièrement l’assistance.
Comme, dans la matinée, il s’était produit des départs, je laissai ma chambre où il pleuvait, et je me fis descendre au premier étage. On m’y donna la deuxième chambre après l’escalier. Mais n’était-ce pas à côté même qu’hier soir j’avais vu entrer l’inconnue ? Je collai mon oreille au mur : personne pour l’instant. Il y avait une porte de communication dans la cloison, je la tirai, mais par derrière je trouvai une seconde porte, celle-là fermée et s’ouvrant de l’autre chambre.
On sonna le déjeuner : je sortis. J’aperçus mon inconnue que je suivis. Elle mangeait seule à une petite table. Je pus m’installer à la table d’hôte de façon à être en face d’elle, et je commençai à la regarder opiniâtrement. Elle était fort jolie. De lourds cheveux fauves, le nez un peu fort, une bouche voluptueuse et de grands yeux mélancoliques, très doux, très beaux. Je voyais son visage entre l’épaule d’un monsieur et le profil d’une dame. Je ne levais les yeux de mon assiette que pour les diriger sur elle ; je cherchais son regard, elle évitait le mien. Mais mon insistance ne semblait point, toutefois, l’importuner.
Après le déjeuner, je m’établis encore vis-à-vis d’elle. Allongée dans un rocking-chair, sur la terrasse, elle lisait. Par-dessus les têtes qui nous séparaient, mon regard la rejoignait ; elle paraissait ne voir que son livre, mais je savais bien qu’elle me voyait. Mon regard lui disait : « Que vous êtes jolie ! que votre pose est gracieuse ! J’aime votre bouche, vos yeux, votre cou, vos bras, vous tout entière. » Et au milieu du bruit des voix mes louanges silencieuses montaient caresser son cœur.
A trois heures, elle traversa pour se rendre à notre chalet. J’attendis quelques instants afin qu’on ne remarquât point mon départ derrière le sien, puis je regagnai, moi aussi, ma chambre… Oui ! c’était bien elle à côté, je l’entendais chantonner. Elle marchait çà et là ; puis elle s’arrêtait. Cette vie, tout près ! je retenais mon souffle, et, l’oreille contre le mur, j’écoutais, j’écoutais…
Elle sortit. Ses pas descendirent l’escalier, s’éloignèrent. J’étais assis sur mon lit, ému ; par la fenêtre je voyais le ciel et la montagne… Donc, elle était ma voisine ! le sort le voulait. J’ouvrais ma porte, elle ouvrait la sienne, nous étions l’un chez l’autre sans que personne pût rien voir, rien soupçonner. Si tout, par hasard, s’était si favorablement disposé, c’est que le destin s’en mêlait. Je regardai dans le couloir : personne. Vite, j’entrai chez elle… Sur les chaises, ah ! ce fouillis exquis de linge, de dentelles, ce rose, ce bleu pâle, ces couleurs tendres et le parfum qui s’en dégage !… Je courus à la porte de communication, je tirai son verrou, puis revins précipitamment chez moi.
Ainsi la double porte n’était plus fermée. Cette cloison ne me séparait plus d’elle véritablement. Au milieu de la nuit, je pouvais de ma chambre passer dans la sienne !
Ce qu’il fallait maintenant, c’était me mettre à sa recherche, la trouver, lui parler, enlever une conquête que la fortune m’envoyait, me hâter de cueillir cette aventure embaumée comme l’églantine sauvage et comme elle éphémère.
J’avais pris un livre sous mon bras. Je suivis la route en regardant de tous côtés. Bientôt je l’aperçus ; elle n’était pas allée loin, elle était étendue dans l’herbe, au bord d’un petit sentier tracé par le pied des passants, et elle lisait. L’occasion était excellente. Je m’approcherais d’un air indifférent, je m’arrêterais et lui adresserais quelques mots. J’avançais doucement afin de dissimuler ma hâte. Mais un homme se montra sur la route ; alors je m’assis et j’ouvris mon livre pour attendre qu’il fût passé. Cependant, relevant les yeux, avec saisissement je reconnus dans le fâcheux mon insupportable bel homme un peu mûr. Il vit la jeune femme, se redressa, mit le poing sur la hanche, puis marcha à elle et la salua, puis lui parla. Ah ! ce sourire d’une fatuité exaspérante ! Elle répondait. Bientôt elle se leva et ils remontèrent ensemble dans la direction de l’hôtel.
J’étais furieux. Je partis dans la plaine à grands pas. J’allais réussir, c’était sûr, et il avait fallu que cet imbécile survînt à cet instant. Au diable !… J’étais en colère aussi contre la charmante inconnue. Qu’était-elle ? Que faisait-elle ici toute seule ? Sans doute une petite cabotine cherchant des amis. Ou peut-être même la maîtresse de ce monsieur, et qu’il avait amenée au Lautaret en même temps que sa femme ? C’était encore possible.
Je méditais rageusement en massacrant à coups de canne les fleurs au milieu desquelles j’avançais ; tout à coup je m’interrompis : elles n’étaient pas laides, ces fleurs ! C’était de grosses boules noires, chevelues, d’un caractère barbare et inquiétant ; je me mis à en composer un bouquet, je cueillis aussi des œillets de montagne, un peu plus loin je rencontrai des edelweiss, et j’en ramassai quelques-uns. J’étais calmé, je revins du côté de l’hôtel, guidé encore par le désir de revoir l’inconnue.
Elle était sur la terrasse, il y avait justement place près d’elle. Cette fois je ne laisserais pas échapper l’occasion ! Je m’assis dans le fauteuil voisin du sien, j’arrangeai mes fleurs devant moi, puis, tout de suite, me penchant, je lui demandai la permission de lui en offrir quelques-unes. Elle sourit en m’entendant. Et son sourire disait : « Enfin, vous êtes heureux ? Vous voilà donc à vos fins… » Ce fut assez familier. Si nous ne nous étions pas parlé encore, déjà nous nous connaissions, puisque je l’avais beaucoup regardée, ce qui l’avait obligée à penser à moi ; et je ne faisais que poursuivre tout haut une conversation entreprise par mes yeux dès ce matin.
Un orage arriva ; nous nous réfugiâmes au salon. Nous étions près de la fenêtre ; je soulevais le rideau et nous considérions la pluie. Je lui demandais si elle avait peur du tonnerre et je disais des riens, mais d’un accent tendre et en la regardant dans les yeux. Il y eut une éclaircie, nous ressortîmes. Puis ce fut l’heure du dîner. Comme le déjeuner, il se passa, elle à sa petite table, moi à la table d’hôte et ne la quittant pas des yeux ; mais ce soir, de temps en temps, elle me regardait et elle me souriait. Je remarquais cependant que l’expression de son visage était triste.