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Le chalet dans la montagne : $b voyages vrais et imaginaires

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IX

J’étais debout à six heures, ayant dormi d’un si mauvais sommeil que, en sortant du lit, je me trouvais plus fatigué qu’en y entrant. Je me levais parce que j’étais éveillé depuis longtemps et que je ne pouvais supporter mon inaction et mon immobilité… Comme hier, le temps était beau et les montagnes se montraient dans leur splendeur virginale des premières heures du matin, énormes, impassibles, indifférentes aux sentiments violents qui, au milieu d’elles, pendant la nuit, avaient agité deux petites âmes humaines. Je m’accoudai à ma fenêtre, et je regardai devant moi, rêvant, laissant la paix et le silence pénétrer peu à peu mon cœur tumultueux. Bientôt il ne resta plus en moi qu’une immense tristesse et une immense douceur. J’eus pitié d’elle, de moi, de tous les pauvres êtres qui, durant un petit espace de temps, depuis leur naissance jusqu’à leur mort, se remuent sous le ciel vide, traversés tour à tour par l’amour et par la haine, par le plaisir, par la souffrance, par la joie et par la douleur. J’étais accablé par la petitesse misérable de notre condition, découragé par la vision de nos humbles vies soumises au destin… C’est que j’aimais, étais aimé, et allais partir !…

Mais avant mon départ, il fallait que je rendisse sa force au sentiment que j’avais blessé, il fallait ranimer dans le cœur que j’aimais la petite flamme que j’y avais d’abord allumée, puis éteinte. Je tenais à ce que l’on gardât de moi un souvenir pur, un souvenir égal à celui que je conserverais. Je voulais parler, je voulais m’expliquer, et qu’enfin nos adieux fussent les beaux adieux qui devaient couronner de telles heures…

Cependant je restais à ma fenêtre, sans faire de bruit, car je pensais qu’elle avait dû s’endormir tard, et qu’elle était maintenant peut-être dans son meilleur sommeil. De temps en temps je collais mon oreille à la cloison, pour tâcher de saisir si elle était réveillée. A huit heures, je l’entendis soupirer.

— Vous ne dormez pas ? dis-je d’une voix timide.

— Non, répondit-elle.

Elle me parlait. Elle n’était donc plus entièrement fâchée.

— Comment allez-vous ce matin ? repris-je.

— Oh ! je suis toute malade !… et à cause de vous…

Je m’écriai :

— Oui ! Ah ! pardonnez-moi ! Je suis désespéré. Je n’ai pas dormi de la nuit… Si vous saviez…

Elle ne répondit rien. Alors je déclarai :

— Il faut absolument que je vous parle. Passez un peignoir. Ouvrez-moi.

— Vous ouvrir, ah ! jamais de ma vie !… Me parler, je connais cela !… Ce que vous voulez me dire ne m’intéresse pas, répondit-elle amèrement.

Je me mis contre la porte et je dis :

— Ouvrez-moi, ouvrez-moi, ouvrez-moi. Il faut que je vous parle. Ouvrez-moi, ouvrez-moi…

Monotonément avec une insistance de mécanique. Mais elle ne répondait plus. De peur de la fatiguer, de l’exaspérer par mon entêtement, je me tus. Cependant, je l’entendis se lever, s’habiller. — Ce matin hélas ! elle ne chantait pas.

Je descendis. Je m’établis à la porte du chalet, de façon à l’arrêter au passage quand elle descendrait à son tour. Lorsqu’elle parut, je m’élançai. Ses traits tirés, l’air de fatigue de son visage, redoublèrent mes remords et mon émotion. Je la saluai et je lui tendis ma main qu’elle ne prit pas.

— Oh ! méchante ! dis-je.

— Comment cela ? fit-elle avec dédain.

— Si je pouvais vous dire tout ce que je sens, tout ce que j’ai senti cette nuit…

Elle me regarda d’un air sceptique et froid. J’éprouvais la difficulté de me faire entendre d’elle à présent, son âme s’était refermée. J’étais désolé. Elle s’en aperçut sans doute, car elle me regarda plus doucement. Je me rappellerai toujours l’éclat de ce matin, la beauté du ciel, ce paysage pur, moi voulant me faire écouter, elle me montrant par ses propos qu’elle ne croyait plus en moi…

— Si vous n’aviez pas dû partir aujourd’hui je ne vous aurais plus jamais adressé la parole, me dit-elle.

— Écoutez-moi. Croyez-moi, murmurai-je. Ah ! je vous en prie, ne soyez pas ainsi. Ne me laissez pas m’éloigner de vous avec la pensée que vous me haïssez. Je vous jure que je ne le mérite pas. Je vous jure que je vous comprends maintenant, et que je vous aime et que je vous respecte infiniment. » Mais comment enchanter encore son cœur désenchanté ? « Vous êtes indignée, vous êtes sous le coup de l’outrage que je vous ai fait. Éloignez-vous de cet instant, ne ressentez plus le sentiment que vous avez éprouvé. Placez-vous en dehors de vous et réfléchissez un peu avec moi ; je vous en supplie, mon amie, je vous en supplie. »

Elle haussait les épaules. Je continuais : « Oui, vous êtes innocente comme une enfant et je vous parais un monstre. Mais plus tard, un jour, quand vous aurez l’expérience des hommes… vous me comprendrez, vous me jugerez plus justement… vous vous apercevrez que j’ai agi mieux que la plupart n’eussent agi… »

Je retournais sans cesse cette idée, je me plaçais à tous les points de vue pour la reprendre et pour l’agiter devant son esprit. Et à la fin elle m’écoutait, elle était attentive, elle songeait.

Pauvre petit oiseau, qui avait un si grand besoin de croire en moi, pauvre petit oiseau pour qui la pensée de s’être trompé avait été si horrible !

Je parlais. Peu à peu, elle ne savait plus, elle ne se souvenait plus, elle oubliait, elle se laissait aller au plaisir d’être avec moi dans cette belle matinée, et de s’entendre soupirer des choses tendres.

Et, quand enfin je lui dis : « Pardonnez-moi. Dites-moi que vous êtes réconciliée avec moi », elle s’écria avec une contraction douloureuse : « Taisez-vous, taisez-vous ! Ne me faites plus penser à cela ! »

Cependant il était dix heures, la voiture était prête, elle attendait devant l’hospice ; c’était l’agitation du départ, les garçons chargeaient des malles, des colis… Les chevaux secouant la tête à cause des mouches, faisaient sonner leurs clochettes…

« Je ne peux pas vous quitter encore, dis-je. J’ai trop de choses encore à vous exprimer. Mon cœur est plein. Il est tôt, qu’avez-vous à faire ?… venez avec moi, accompagnez-moi un peu… Songez que nous nous séparons pour toujours. »

Nous nous assîmes à côté l’un de l’autre sur une banquette derrière le cocher. Une dernière fois je regardai cette terrasse, la place, notre chalet, et le car s’ébranla. Mais il ne me semblait pas encore que je partais, puisqu’elle était encore avec moi.

Les quatre chevaux descendirent la pente au grand galop, puis nous tournâmes à gauche : nous abordions la montagne ; le col du Galibier se trouvait là-haut, à 600 mètres, ce qui pouvait faire deux lieues de route en lacets. Maintenant on allait au pas. Nous descendîmes et nous nous mîmes à marcher derrière la voiture ; là nous étions seuls, à l’abri des regards.

J’étais ému. Je regardais sa forme charmante, je pensais que plus jamais cette image aimée ne se montrerait à mes yeux. Je me mis à parler tendrement, à cœur ouvert, de tout le fond de moi-même, et, maintenant que j’étais débarrassé de tout désir et de tout espoir, avec une raison passionnée. Je ne sais pourquoi, je revins encore sur ma tentative d’hier soir : pour me faire pardonner entièrement, sans doute, pour qu’il ne subsistât pas dans cette âme le moindre nuage contre moi. Mais ne devais-je pas penser que de soi-même, lorsque je serais loin d’elle, elle effacerait jusqu’au plus petit soupçon de ma faute, et que ce geste même qui l’avait si écœurée finirait par la charmer ?… Cependant je me disculpais encore : « Depuis trois jours, je ne m’interrompais de penser à vous… Et pouvoir vous embrasser, vous serrer dans mes bras ! C’était tenter le diable ! D’ailleurs, dès que j’ai vu que je vous déplaisais, n’ai-je point cessé ?… Ne m’en veuillez pas, mon amie, — mais tirez votre profit de cette émotion. N’ayez confiance en personne et ne permettez jamais qu’on vous fasse la cour. Soyez prudente. »

Ainsi, pour elle, je dégageais comme un fabuliste la moralité de notre aventure, et je lui donnais les sages conseils d’un ami. J’étais jaloux de son honneur et de sa vertu. Partant, et ne pouvant plus la séduire, n’étant donc plus son ennemi, je passais de son côté, je prenais son parti, et je voulais assurer son bonheur. Je lui démontrais qu’en dehors de la fidélité, elle ne recueillerait que des tourments et des souffrances ; que seule une vie régulière pouvait s’accorder avec sa nature sincère ; que rien ne serait pénible et affreux pour elle comme de tromper son mari… Le cœur de l’homme est singulier ! Je la quittais pour toujours, c’était, quant à elle, mourir : je ressentais une jalousie posthume… Quelle folie ! Je ne devais plus jamais la voir, je ne saurais même si elle était vivante, et je désirais qu’elle se conservât à moi !… On veut toujours posséder plus qu’on ne doit posséder. N’eût-il point été raisonnable de me contenter du souvenir délicieux, que, sans doute, au milieu de toutes les agitations de l’existence, elle garderait de moi dans un pli de sa mémoire, comme moi d’elle-même dans un pli de la mienne. N’eût-il point suffi de me dire : « J’ai créé du rêve dans cette âme-là ; je suis passé, j’ai semé, un autre récoltera. Je suis l’éveilleur. Je figure maintenant dans l’histoire de sa vie, car je me suis placé à la source même de l’amour qu’elle aura plus tard pour un autre. T’ayant éveillée, belle âme, je m’en vais : adieu. Je souhaite que celui qui me suivra soit digne de toi ! » — Non ! je voulais qu’elle restât à moi… Je voulais que cette graine que j’avais jetée ne devînt jamais une fleur ! Je voulais qu’elle n’eût qu’un amour de rêve et qu’il fût pour moi. Je voulais avoir paru dans sa vie, disparu, et de loin, et invisible, et perdu, demeurer toujours le roi de son cœur.

Mais aussi c’est que je l’aimais dans le moment où, tous les deux, suivant la voiture qui tout à l’heure allait m’emporter seul, nous gravissions la route blanche, en pensant à nos cœurs. Je l’aimais infiniment, et je le lui disais. Je dépeignais l’effet de son charme sur moi. Je répétais qu’elle était divine, que je la respirais comme une fleur et que je ne l’oublierais jamais. Je l’assurais qu’elle resterait toujours au fond de moi-même comme la plus adorable vision de ma vie et que j’étais à elle à jamais.

Elle m’écoutait, à moitié doutante, à moitié ravie : « Vous me trouveriez bien sotte si je croyais à tout ce que vous me dites là ? » faisait-elle.

Et je lui répondais :

« Mais non, car tout cela est vrai. »

Je parlais ; elle marchait à mon côté, pensive.

Je me disais : « C’est vrai. Je pars et pourtant nous nous serions adorés ! Avec elle je suis cœur à cœur. Nos deux êtres sont faits l’un pour l’autre. J’envahis peu à peu sa pensée, peu à peu elle envahit la mienne. Elle se respecte, elle est innocente, elle a de la dignité, de l’honneur ; elle n’a pas encore eu d’amour : elle a tout son prix pour moi. Je l’aurais adorée, et je pars ! »

Je me disais, juvénilement : « Je pars. Je reprends la route. Et pour aller où ? N’étais-je pas arrivé ? N’avais-je pas trouvé ce que tous nous cherchons sans cesse ?… Mais c’est ma destinée. J’erre toujours et jamais ne me fixe. Quand j’ai commencé à m’intéresser passionnément à un cœur, il faut l’écarter de ma vie et que je fuie. Si mes ailes ont enfin poussé, et si elles vont s’ouvrir, je les brise ! »

Je ramassai une pierre plate et polie, je traçai sur la surface :

Vous resterez le plus délicieux de mes souvenirs.

Et je la lui donnai.

— « Je la garderai toujours », dit-elle.

Puis elle reprit : « Vous : le plus triste de mes souvenirs. »

— « Mon départ vous fait donc un peu de peine ? » demandai-je.

— « Beaucoup. » Et elle ajouta timidement, baissant les yeux : « Je puis vous le dire, puisque vous partez, j’aimerais être longtemps, longtemps, avec vous… »

A ces mots, j’aurais voulu me jeter à genoux sur la route et baiser le bas de sa robe.

Alors seulement je sus son nom. Je le lui demandai pour le graver dans ma pensée. Elle s’appelait Aurélia.

Elle cueillit des petites marguerites et des myosotis, et me les donna… Il y avait un peu de neige au bord de la route, elle en ramassa, elle en forma une boule et me la tendit : Gardez-la en souvenir de moi. — Mais elle va fondre. — Votre souvenir fondra-t-il moins vite ? dit-elle tristement. Et c’est par de tels mots discrets qu’elle me témoignait son émotion.

Nous étions arrivés au col du Galibier. La voiture s’était arrêtée, les chevaux soufflaient. Il y a là, sur ce sommet, une petite maison de cantonnier, avec une terrasse de laquelle on domine le panorama le plus merveilleux qu’on puisse voir au monde.

Le soleil roulait entre les montagnes, les glaciers scintillaient, la neige admirable dormait dans la lumière. Là-bas, là-bas, dans la vallée, un torrent remuait du feu. Les montagnes au lointain étaient vaporeuses… A une grande distance, à nos pieds, au milieu des prairies du Lautaret, au bord d’un mince filet blanc, on distinguait un petit carré clair. Ce point, gros comme une mouche, c’était le chalet où nous avions vécu, où je l’avais entendue chanter, où je l’avais entendue vivre, où je l’avais aimée ; je ne pouvais en détacher mes yeux. Combien de fois dans l’avenir ma pensée y reviendrait-elle ? Combien de fois le souvenir et la nostalgie de cet amour si court, si pur et si beau, dans cette solitude, loin du monde, entouré de visions grandioses, viendrait-il faire saigner mon cœur ?… Enfin, je reportai mes yeux sur elle. Je la vis épouvantablement triste…

Nous étions près de l’Italie ; on nous donna du vin d’Asti. J’en fis mousser dans nos verres. « A votre bonheur », dis-je. « Au vôtre », répondit-elle en tremblant.

Cependant le cocher faisait claquer son fouet. On allait partir. Je tins dans la mienne en silence la main d’Aurélia. Je la pressai simplement ; puis nous nous dîmes adieu. Je montai dans la voiture qui s’ébranla et pénétra sous le tunnel du Galibier… J’étais dans la nuit, je m’y enfonçais. Je me retournai et je vis, point noir immobile dans le trou de lumière là-bas, nous regardant disparaître, Aurélia, Aurélia !…

La voiture sortit du tunnel. Nous étions sur l’autre versant de la montagne. Un panorama nouveau s’offrait à nos yeux.

Et nous commençâmes à descendre.

Novembre 1902.

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