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Le chalet dans la montagne : $b voyages vrais et imaginaires

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LE CHALET DANS LA MONTAGNE

I

Nous avions quitté La Grave vers cinq heures. Onze kilomètres seulement nous séparaient du col du Lautaret, mais, avec la côte continuelle de cette route de montagne, les chevaux ne pouvaient aller qu’au pas, et nous arriverions tout juste avant la nuit. La route longe un précipice au fond duquel la Romanche roule ses eaux bouillonnantes ; de l’autre côté du torrent, c’est le glacier de la Meije vous écrasant de son énormité, majestueux, et dont les surfaces de neige éternelle supportent le ciel.

Je me trouvais dans une voiture publique, un de ces cars alpins qui font tout le Dauphiné et qui rendent de si grands services. On était en été. Les autres voyageurs se déplaçaient comme moi par plaisir ; nous échangions nos réflexions, tous tombaient d’accord pour s’émerveiller de cette route qui, partant de Vizille, s’élève au Galibier, à 2.658 mètres d’altitude, par un long ruban de douze lieues à travers les plus beaux glaciers du Pelvoux… J’allais me reposer deux jours à l’hospice du Lautaret, puis je redescendrais par la Maurienne à Saint-Michel où je prendrais le train pour Modane ; à Modane, j’avais rendez-vous avec un ami pour entrer ensemble en Italie et y voyager. Avoir vingt ans et être en voyage, quel bonheur ! Aussi j’étais certainement le plus enthousiaste des passagers.

Nous roulions, lentement… A un certain endroit la Romanche nous abandonna pour se perdre dans une gorge ouverte tout à coup dans la montagne : nous traversions un plateau formé de mamelons dont le maigre gazon était parsemé de fleurs sans parfum, aux formes farouches, aux couleurs indécises, qui ne viennent que sur les sommets… Puis ce fut une courte pente. Un clocher apparut, et l’on dépassa un village misérable…

Cependant le ciel s’était couvert de nuages, et, malgré la proximité des neiges, l’air étouffait. Des brumes s’effilochaient, traînant sur la montagne ; par places, elles cachaient tout, puis là-haut, là-haut, elles se trouaient et l’on apercevait un pic ; on ne s’expliquait pas qu’il appartînt à la terre.

Aucune maison ; nul passant ; le pays désert comme au bout du monde. On ne voyait rien d’humain, mais seulement des roches, de l’herbe jaune, de la glace et des nuées. On n’entendait que le bruit des cascades dans un silence lourd et inquiétant. Les nerfs étaient tendus par l’expectative de l’orage.

Il éclata ! Les chevaux abordaient les lacets de la côte au bout de laquelle s’élève l’hospice. Tout à coup, des trombes d’eau furent précipitées du ciel déchiré, une rafale passa, soulevant et arrachant nos bâches ; trempés en un clin d’œil, nous courbâmes le dos, terrifiés. Les chevaux s’étaient arrêtés, ils hennissaient, la crinière flottante, et cambraient leurs jarrets pour résister à la tempête. Puis, sur l’insistance du cocher, ils se remirent en marche, traînant une voiture gémissante et qui tanguait comme une barque… Quand nous arrivâmes, il faisait nuit. Un coup de vent nous porta jusque devant l’hospice et nous débarquâmes au bruit du tonnerre.

Sous une sorte de hangar, encombré de malles et de valises, des gens se pressaient dans le noir. Au fond l’on voyait des lumières. Cela semblait vaguement un quai de chemin de fer ; c’était un brouhaha et un remuement d’ombres qui se penchaient vers les arrivants.

Je passai sous ce hangar et je me précipitai au bureau pour me faire donner un lit, ce qui fut laborieux, car l’hospice était plein. J’obtins cependant, dans un vaste chalet en sapin où l’on me conduisit, une belle chambre, mais elle se trouvait sous le toit ; il y pleuvait, et l’on avait cloué la fenêtre parce qu’elle fermait mal ; néanmoins je m’estimai heureux, car tels de mes compagnons de voiture n’étaient pas encore logés et je les entendais dans les couloirs du chalet, discuter avec l’hôtelier. Un peu ahuri par cette étape et par cette arrivée, tout mouillé, je me mis en devoir de me changer pour descendre à la table d’hôte.

… En bas, je tombai en plein désordre. L’affluence inattendue des voyageurs affolait les maîtres et le personnel. Les salles à manger étaient combles, et tout le monde n’avait pu se placer. Il allait falloir servir un second dîner.

Où me fourrer pour l’attendre ? — je regagnai le grand chalet d’où je venais. Il comptait deux étages ; n’ayant rien à faire dans ma chambre, je m’arrêtai au premier. Dans le couloir qui était large, on avait placé en face de l’escalier une table et un fauteuil d’osier. Je m’enveloppai de mon plaid, et, ma casquette de voyage enfoncée sur les yeux, m’assis. Une lampe à pétrole accrochée au mur éclairait à peine, perdant sa petite lumière dans ce boyau profond.

J’entendis bientôt un pas léger. On montait. Une femme, que dans cette presque obscurité je devinai souple et gracieuse, parut : elle eut un mouvement de surprise en voyant tout à coup dans le fauteuil ma silhouette informe et inattendue ; puis elle passa et entra dans la première chambre ; — elle ressortit peu après et redescendit… Je songeai en souriant à l’étrange aspect que j’avais dû lui présenter, tassé, masse immobile et sombre, dans cette galerie déserte ; je me flattais d’avoir au moins frappé l’esprit de l’inconnue…

Mais le premier dîner devait sans doute tirer à sa fin, je retournai à l’hôtel… Je m’installai à une table que pour la circonstance, à cause de la presse, on avait dressée dans une petite pièce assez sale qui ordinairement servait de débarras, à en juger par l’imposante famille de petits bancs, tous les petits bancs de la maison, et l’armée de bouteilles vides qu’on découvrait dans un coin. Un maître d’hôtel au plastron couvert de taches faisait circuler précipitamment le saumon sauce verte, les poulardes et le filet, et je subissais d’une oreille distraite les récits prévus de mes voisins.

Le repas terminé, j’allai fumer un cigare sous le hangar de l’arrivée, où l’on servait le café. J’étais surpris de trouver une telle foule au milieu d’un désert. Ce va et vient, cette vie, cette animation, tout à coup, en plein col du Lautaret, dans la grande montagne, dans un endroit de plus de deux lieues distant de toute habitation, offrait quelque chose de paradoxal que je savourais philosophiquement. Le plastron maculé versait le café. J’avais sous les yeux le plus singulier mélange d’individus qui se puisse rencontrer ; tout était venu camper dans cet hospice : des gens en smokings et vernis comme dans un hôtel d’Aix, à côté d’intrépides marcheurs en vestes à ceinture, bas épais, souliers ferrés, et de calicots en flanelle comme à la mer, des clubmen, des boutiquiers en vacances, de jeunes Anglais, des Allemands à lunettes, deux curés…

Des groupes s’étaient formés, on bavardait. A côté de moi, trois messieurs et deux dames parlaient de la dernière pièce de Capus. Un peu plus loin, un homme à gros souliers expliquait comment on devait aborder le Mont-Blanc. Ailleurs, un personnage, la boutonnière fleurie d’une rosette verte, disait qu’on pourrait bien faire un écarté, et les deux curés s’entretenaient de M. Combes.

Ce que j’avais pris tout d’abord pour un hangar était une terrasse couverte placée devant la maison et protégée par deux ailes dont l’une abritait le salon, l’autre la salle à manger. Je compris la disposition de tout cela le lendemain au jour. Devant la terrasse passait la route ; deux grands chalets s’élevaient en face, et, à droite, des remises ; entre ces diverses constructions, la route élargie formait comme une place : elle arrivait de droite en montant, passait, puis filait en redescendant à gauche. L’hospice-hôtel était donc bâti sur une éminence… A l’origine, il n’existait qu’une maison ici, on y hospitalisait les voyageurs. Puis ces derniers étaient devenus si nombreux que l’unique maison s’était augmentée des deux chalets et l’hospice du col du Lautaret transformé en hôtel.


Maintenant il faisait beau, des étoiles, mais c’était une nuit sans lune. Sur la place, des ombres allaient et venaient ; quand elles se montraient devant nous, elles s’éclairaient un peu, puis elles replongeaient dans le noir.

J’avais bu mon café, les conversations continuaient à manquer de surprise, je quittai mon fauteuil et me dirigeai vers le vestibule où je voyais de la lumière et du mouvement. Là se trouvait un placard où étaient disposées toutes les lettres des voyageurs ; on l’entourait, chacun regardait s’il n’y avait rien pour lui. Je revis mon inconnue de tout à l’heure. Elle était charmante, comme je l’avais devinée dans la pénombre, élancée et gracieuse ; devant la glace, elle arrangeait sur ses cheveux un léger fichu de mousseline rose ; une robe de ville de tulle noir faisait valoir la souplesse de sa taille. Je me demandai si elle était seule. Autour d’elle personne ne paraissait la connaître, mais je remarquai près de la porte quelqu’un qui ne la perdait pas de l’œil : un gentleman à culottes courtes, à beaux mollets, grand, face insolente de bel homme professionnel, un peu mûr cependant et la peau détendue.

Avant de me coucher, je me décidai à aller comme les autres faire les cent pas devant l’hôtel, ce qui paraissait être ici l’habituelle et l’hygiénique distraction d’après dîner. On ne soupçonnait pas le voisinage des montagnes, tout était obscur ; mais en s’éloignant un peu de la terrasse, on entrait dans un grand silence et dans une paix profonde. J’allais et venais, les mains dans mes poches, un peu vite, car il ne faisait pas chaud ; je croisais des gens qui parlaient de cures d’air, de traitements et de médecins. J’aperçus la jeune femme au fichu rose, elle était décidément seule, elle marchait en chantonnant d’une voix douce et jolie. Je ne sais pourquoi j’arrêtai aussitôt dans mon esprit que c’était là une actrice, sans doute à cause de sa robe noire qui m’avait d’abord donné l’impression d’être un peu théâtrale pour cette simple halte, et parce que maintenant elle chantait. J’eus envie de lui parler, je la suivis, mais elle ne s’écartait pas de la terrasse, et nous étions entourés. Je la perdis un instant et ne la retrouvai plus. Puis je crus la reconnaître, assise sur le talus de la route et causant avec l’affreux bel homme un peu mûr.

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