Le chalet dans la montagne : $b voyages vrais et imaginaires
IV
Le lendemain soir, à l’heure fixée, nous étions chez la tia. Raymond lui annonça qu’il avait la migraine et que cette nuit je resterais seul chez elle. Elle ne fit pas une objection, et demanda seulement avec un visage inquiet si Raymond souffrait beaucoup. Elle nous prenait certainement pour des étrangers d’importance, à tous les caprices desquels il faut se plier, car il y a toujours plus à gagner avec eux, en ne les contredisant point ; sans doute elle comptait par sa bonne grâce s’attacher notre clientèle.
Nous voulûmes voir Rosita. Elle finissait de dîner. La tia l’appela. Elle vint en camisole, débraillée, dans une tenue où se reconnaissaient toutes les habitudes d’une existence irrégulière. Nous annonçâmes à la tia que nous voulions emmener sa protégée prendre du café avec nous. La Rosita fit un peu la grimace, il fallait s’habiller, et elle était paresseuse ; cependant elle ne songea point à résister, se sachant à nous, — et puis la tia l’encourageait de l’œil : elle disparut donc pour aller s’apprêter, mais qu’elle n’eût obéi qu’avec une demi-passiveté nous parut agréable… Il est fâcheux d’avoir des esclaves trop soumis, on n’a la joie de se sentir le maître que s’ils ne vous cèdent qu’après une défense… Rosita revint au bout de quelques instants parée de sa jupe de satin noir et de son corsage blanc, et la mantille sur ses cheveux. Et au moment où j’écris ceci, je la vois vraiment rentrant dans la chambre, je vois le geste de la tia qui se tourne vers elle pour examiner si elle est bien, je la vois, elle, qui se laisse regarder en souriant, et en même temps j’entends le bruit de la Calle Hospital, sur laquelle donne la maison, monter par la fenêtre ouverte… Rosita a un grain de beauté très noir sur sa joue mate, ses yeux sont durs et vifs comme un charbon brillant, elle possède un petit nez joli et un sourire gai comme le bruit d’un ruisseau, ou comme un rayon de soleil sur l’herbe, enfin comme toute chose heureuse avec simplicité ; c’est une petite âme contente telle que si elle vivait parmi des anges. La vieille lui demande pourquoi elle a mis cette mantille. Et Rosita répond qu’elle est moins jolie que l’autre, mais moins chaude. Et maintenant la vieille nous regarde tous les deux debout, et le barbu Raymond près de nous, elle sourit d’un air charmé et elle dit en remuant la tête avec bonhomie : « El papa et elle matrimono… » Et cela n’est pas ridicule. Il n’y a sans doute qu’en Espagne qu’une entremetteuse peut montrer avec sincérité un pareil amour de la famille… Quand nous avons passé la porte, elle m’a flatté le dos d’un petite tape amicale et familière.
Sur la Rambla, nous marchons au milieu de la foule ; je tiens Rosita par le petit doigt, je me régale, dans cet air chaud, sur cette avenue vivante, d’être au côté d’une femme qui porte une mantille, qui s’évente, et qui parle d’une voix rauque. Elle parle, j’écoute et je ne comprends pas. Mais Raymond lui répond. De temps en temps, je prie qu’on me traduise la conversation. Seulement, bientôt, je me sens un peu exilé, et voilà qu’il m’apparaît très singulier de posséder une fille à laquelle je ne puis pas même dire qu’elle a de jolis yeux… Cependant c’est elle qui m’a choisi : cette petite Rosita recherche donc des sensations particulières ?
Au café, elle est charmante ; elle me sert, elle sucre mes boissons, elle y presse du citron, elle ne veut pas que je fasse rien : la femme doit servir l’homme, l’homme doit se laisser servir en fumant paisiblement et sans accomplir un geste inutile. Je m’accommode de cette façon de comprendre les devoirs, et je la regarde avec plaisir s’agiter gracieusement. « Petite fille à la mantille tu me plais infiniment ; tu es exquise, je regrette de ne pouvoir pas te le dire en ton langage et avec de jolis mots qui te chauffent le cœur. Mais vois comme je te souris ! Tu me plais, et l’idée de te posséder tout à l’heure me rend fort heureux ; tu verras, ô petite sauvage, que le Français n’est point remarquable seulement parce qu’il n’est pas noir de peau et parce que ses souliers sont en chamois gris, mais parce que en outre il s’entend à la volupté… »
Raymond nous accompagna jusqu’à la maison.
Tandis que Rosita me précédait dans le couloir, d’un geste furtif je passais à mon ami ma montre, ma bague et ma bourse. Puis Raymond nous ayant souhaité une bonne nuit partit. J’étais seul maintenant, seul dans une maison dont les habitants ne savaient dire que des mots pour moi dénués de sens, et desquels il ne m’était pas possible non plus de me faire entendre. Cependant j’y venais dans un but connu, déterminé d’avance, je ne voyais donc guère quel embarras j’avais à craindre.
Je n’en rencontrai point, en effet. La tia m’accueillit avec son air maternel. Elle s’enquit de la migraine de Raymond, ce que je devinai à sa pantomime : elle lissait son menton pour désigner Raymond par sa barbe, puis touchait son front pour signifier le mal. Je la rassurai par des mouvements de tête et d’yeux qui manifestaient que la douleur n’avait pas augmenté.
Là-dessus nous passâmes dans la chambre ; la tia et, avec elle, une autre vieille que je n’avais pas encore vue arrivèrent et se mirent à préparer le lit… Rosita se déshabillait. J’étais assis dans un fauteuil, je fumais une cigarette et je souriais d’un air aimable, puisque je ne pouvais pas parler.
Les vieilles étaient sorties… Seul avec ma jeune compagne, je m’intéressais à ce qui se trouvait sous sa jupe et sous son corsage et qu’elle retirait peu à peu. C’était plusieurs jupons blancs très empesés et qui lui donnaient ces hanches rondes qu’elle avait de commun avec toutes les autres Espagnoles que je voyais dans les rues, puis un corset très peu serré où son torse souple et ses seins mignons de jeune fille étaient à l’aise.
Elle se trouva en chemise. Sa peau très brune s’opposait vivement à la blancheur éclatante du linge : on eût dit une petite négresse ; agile et de mouvements parfaits, avec des lèvres rouges et des dents blanches ; il y avait je pense du sang maure dans ses veines… Il faisait chaud : elle se mit nue, et elle allait et venait dans la chambre, sans pudeur ni impudeur, insouciante et très jolie.
Alors je la pris dans mes bras et je la caressai. Elle me disait des choses gentilles et incompréhensibles. Puis j’emportai sur le lit cette petite bête innocente, et je sus qu’elle avait eu raison de me choisir et que point n’est besoin de paroles pour bien s’accorder en faisant l’amour. Je n’avais qu’à regarder ses yeux et sa bouche pour deviner tous ses désirs, et, si je l’étreignais, son mignon corps qui se cambrait et m’enlaçait disait tout ce qui se passait dans sa vie et ce que nul mot n’aurait pu m’exprimer mieux. Rosita, petite chair brûlante, tu le savais bien que la parole n’est faite que pour énoncer des idées, et qu’elle est superflue ou vaine pour se transmettre des sensations.
Il faisait lourd. La sueur nous mouillait. Par les fenêtres grandes ouvertes, j’entendais dans la rue des gens passer et parler leur langage inconnu… Je ne voulais pas dormir, car, de temps en temps, à l’autre bout de l’appartement, je distinguais une voix d’homme… J’enlaçais la Rosita, et je sentais dans ses cheveux une odeur d’épices. De tout cela étrange, lointain et différent, je jouissais.
Quand nous ne nous embrassions pas, c’est alors que la parole nous faisait faute. Mais nous essayions tout de même d’entamer une conversation. En comptant sur ses doigts elle me dit son âge qui était dix-sept ans. Puis je lui fis savoir par gestes que jamais je n’avais dormi avec une femme si brune… Mais les sujets de conversation par ce moyen sont assez rares. Et on les épuise vite. Pour ne pas rester à court, nous nous enseignions maintenant le langage de nos pays respectifs. Je désignais ses yeux et je disais : Les yeux, elle disait : Ochos. Puis son nez, et elle : Al nas ; sa bouche : la boca ; ses seins : las tetas ; et son ventre : la panxa ; et ses jambes : las camas, et ses mains : las mas… Ensuite je lui disais qu’elle était jolie : O hermosa, ô mignoneta !
Parfois on entendait dehors un claquement de mains, c’était quelqu’un rentrant qui appelait le sereno ; celui-ci avec son bruit de clés, arrivait en courant.
Rosita se mit à chanter, je l’écoutai en extase. Jamais les chansons espagnoles si violentes et si sauvages, et où toute l’âme de la race crie, ne m’ont autant saisi. Elle jetait des paroles, de sa voix rauque, et passionnément je l’écoutais. Quand elle avait fini : Mira (regarde), disait-elle, et elle m’envoyait un baiser ; — je l’embrassais alors avec une passion doublée de tout ce que j’avais senti vivre dans sa chanson.
Elle voulut que je chantasse aussi. Je lui dis une ou deux chansons de café-concert, les plus connues et les plus populaires. En répétant cela après l’avoir écoutée, j’étais honteux de ce qui se chante chez nous, de ces pauvretés et de cette mélodie niaise. Mais elle, elle ne s’en lassait pas, elle trouvait cela beaucoup plus beau que ce qu’elle avait chanté. Elle voulait que je continuasse toujours. Et elle me demandait : « Canta, canta… canta, toi. »
… Il y eut une discussion dans la rue. J’épiais… Quand nous ne causions pas, je regardais le bec de gaz qui brûlait au milieu de la chambre… Elle me disait : An qué pensès ? Je répondais : Nada… Alors elle voulut me dire une phrase très longue à laquelle je n’entendis goutte. Elle la recommençait, elle cherchait une façon de se faire comprendre. Et je ne saisissais point. Compren ? compren ? disait-elle. Et moi : No. Elle hochait la tête d’un air désolé : Ah !… quès mal da no entendre pas el francès, quès mal !…
Un coq chanta. Il était très tard, — ou très tôt. Dans la rue on n’entendait plus rien ; toutes les maisons dormaient. La voix de l’homme qui parlait hier soir à la tia s’était tue. Comme il ne m’était encore rien arrivé, je me rassurai… Et je m’endormis.
… Quand je me réveillai, il faisait grand jour, il y avait beaucoup de tapage dehors. La petite Rosita dormait doucement près de moi. Rien dans la chambre n’était troublé. Mes vêtements pendaient à leur place. J’étais décidément chez une honnête tia.
Je me levai. Je m’habillai. Je retrouvai les douros dans ma poche, et je les alignai sur la table.
Rosita qui s’était levée, fit rebondir les grosses pièces et les rattrapa dans sa main, comme on fait en Espagne pour éprouver la bonté de la monnaie. J’aurais voulu lui donner autre chose, pour la remercier particulièrement de m’avoir départi tant de plaisirs, malheureusement, à cause de ma précaution je n’avais guère dans mes poches qu’une quarantaine de sous en menue monnaie. Je les lui offris en m’excusant par gestes du peu. Mais à cette idée que je n’avais rien d’autre sur moi elle fut saisie de compassion, et elle me rendit exactement dix-neuf sous, en me suppliant de les accepter. J’ai trouvé cela adorable, et ces dix-neuf sous je les ai mis dans mon gousset en bénissant le Seigneur d’avoir créé une enfant divine comme la Rosita, et de m’avoir permis de la connaître.
Je partis. Elle me donna un baiser exquis, un baiser d’enfant amoureuse. Dans le couloir je rencontrai la tia en corset, ce qui était un spectacle invraisemblable et qui mit le comble à mon bonheur. Elle me salua d’un sourire et d’un buenes maternel.