← Retour

Le monde de la mer

16px
100%

CHAPITRE VI
LES FORAMINIFÈRES.

Siès pichoto, ségur, maï qué dé souveni!

(Aubanel.)

I

Lorsqu’on examine au microscope le sable de la mer, on y distingue un grand nombre de corpuscules solides, réguliers, souvent géométriques.

Beccaria paraît être le premier qui ait fait attention à ces petits grains, à peine visibles à cause de leur taille; il les découvrit dans le sable de Ravenne. On crut mal à propos, pendant longtemps, que ces productions microscopiques n’existaient que sur les bords de la mer Adriatique. On en recueillit plus tard en France, en Angleterre, en Allemagne, et enfin sur les rivages de toutes les mers.

Des recherches d’une patience infinie, entreprises par Bianchi, Soldani, Walker, Fichtel et Moll, et surtout par Alcide d’Orbigny, ont fait connaître un grand nombre de ces petits corps.

Ces granulations ne sont autre chose que la charpente solide ou la coquille d’une foule d’animalcules marins, lesquels constituent un ordre tout entier des plus curieux parmi les habitants de l’eau salée. La grève en est tellement remplie, dans certains endroits, qu’elles forment presque la moitié de sa composition. Bianchi en a trouvé 6000 dans 30 grammes de sable de la mer Adriatique. D’Orbigny en a compté 3 millions 840 000 dans une quantité semblable recueillie dans les Antilles. Par conséquent, un mètre cube de ce dernier sable en renferme un nombre qui dépasse tout ce qu’on peut imaginer!

Ces petites coquilles varient beaucoup dans leurs figures. Les micrographes y ont constaté plus de deux mille organisations différentes, symétriques ou non symétriques, souvent remarquables par leur bizarrerie et presque toujours par leur élégance. Il y en a de globulaires, de discoïdes, d’étoilées, de festonnées, de contournées en limaçon, d’allongées en massue, de façonnées en amphore..... Les unes ont une ouverture très-élargie, les autres un orifice très-étroit.

Elles sont divisées généralement en plusieurs chambrettes (polythalames), lesquelles communiquent entre elles par de petits trous; elles offrent aussi des pores qui s’ouvrent à l’extérieur. De là le nom de Foraminifères, c’est-à-dire porte-trous, donné par d’Orbigny aux animalcules auxquels appartiennent ces dépouilles.

On a mis à profit la forme générale de ces coquilles, le nombre et la disposition de leurs chambrettes, pour les grouper en familles. La classification de d’Orbigny est assez heureuse et méritait d’être adoptée, quoique ses dénominations ne brillent pas par l’euphonie. Ce savant naturaliste (qui peut être regardé comme le grand historiographe de ces infiniment petits) distingue cinq familles de Foraminifères, lesquelles comprennent environ soixante genres.

Les cellules sont quelquefois simples et comme enfilées sur un axe droit ou peu courbé (Stichostègues), ou bien disposées en deux séries alternatives (Énallostègues), ou bien encore rassemblées en petit nombre et ramassées comme en peloton (Agathistègues).

D’autres fois elles sont groupées en spirale (Hélicostègues), et dans ce cas les tours de la spire s’enveloppent ou ne se recouvrent pas, ou bien s’élèvent les uns au-dessus des autres.

STICHOSTÈGUES.

Dans certaines espèces, les cavités ne sont plus simples comme dans les familles précédentes, mais subdivisées par des cloisons transversales, de manière que la coupe de la coquille représente une sorte de treillis (Entomostègues). Que de géométrie, que de mécanique, que d’harmonie dans les plus chétives des organisations!

ÉNALLOSTÈGUES. AGATHISTÈGUES.

La ressemblance de ces petits tests avec les coquilles polythalames des Nautiles fit croire d’abord qu’ils étaient produits par des animaux semblables ou analogues à ces derniers, mais extrêmement petits. C’est pourquoi les naturalistes proposèrent de rapprocher les Foraminifères des Mollusques céphalopodes[34]. Ils les regardèrent comme des Nautiles microscopiques et dégradés. Mais la découverte de quelques espèces vivantes, et un examen attentif de leurs caractères, apprirent bientôt que ces animalcules constituaient une tribu beaucoup plus simple en organisation que celle de ces derniers Mollusques. Dujardin les a considérés comme des Infusoires[35]. D’autres ont conseillé de les placer dans le voisinage des Méduses[36].

HÉLICOSTÈGUES.

ENTOMOSTÈGUES.

Cuvier se borne à dire, sur les habitants de ces coquilles, qu’ils ont le corps oblong, couronné par des tentacules nombreux et rouges..... Les observateurs modernes ont reconnu qu’ils sont formés d’une gelée transparente qui remplit les chambrettes dont nous avons parlé, et que les différentes parties de la petite bête communiquent entre elles par les pores des cloisons. Les trous extérieurs de la coquille laissent sortir des filaments capillaires (pseudopodies) très-longs, flexueux, de forme indéterminée, incessamment variables, diaphanes, semblables à du verre filé, lesquels s’étendent en rayonnant autour de l’animal. Dans certaines espèces, on en compte seulement huit ou dix; dans d’autres, il y en a un plus grand nombre. Ces filaments se meuvent en divers sens et avec assez de vivacité. Ce sont à la fois des pieds et des bras, mais d’une ténuité excessive. L’animal s’en sert pour ramper et pour saisir sa proie. Ces fils paraissent avoir quelque chose de venimeux. Le docteur Schultze (de Greifswalde) a remarqué à plusieurs reprises que des Infusoires vivants étaient privés tout à coup et tout à fait de leurs mouvements par le simple contact de ces bras. C’est probablement ainsi que le Foraminifère réussit à pêcher ses petits aliments.....

DISCORBINE. MILIOLE.

N’est-il pas digne de remarque que des êtres si petits soient, malgré leur taille exiguë, des carnassiers impitoyables! Ainsi, avec une dose homœopathique de venin, la bestiole la plus faible et la plus microscopique peut devenir un redoutable destructeur!

Dujardin a constaté dans les Milioles, que lorsqu’un individu veut grimper sur les parois d’un vase, il compose à l’instant, aux dépens de sa substance, une sorte de pied provisoire, qui s’allonge et qui fonctionne comme un membre permanent. Puis, le besoin satisfait, ce pied temporaire rentre dans la masse commune et se confond avec le corps.

La volonté d’une fonction à remplir a donc le pouvoir de créer un organe? Et dire que l’Homme, malgré la perfection de son intelligence, n’a pas le privilége de faire naître un tout petit cheveu! Comme c’est humiliant!

Il paraît que les filaments de toutes les espèces peuvent aussi se rétracter complétement, et se confondre avec le reste de la substance. O Nature! que tes combinaisons sont admirables!

Les Foraminifères n’ont pas d’estomac proprement dit, mais la Nature leur a donné ce tissu particulier, glaireux et contractile, essentiellement assimilateur (sarcode), que Dujardin a découvert chez les animalcules infusoires.

II

Les pseudopodies ne se rencontrent pas seulement dans les Foraminifères; ces sortes de fils pêcheurs sont le caractère important de toute une classe d’animalcules. Comme ces organes ressemblent au chevelu des racines, on désigne ces animaux sous le nom collectif de Rhizopodes (pieds-racines).

Les Rhizopodes comprennent, avec les Foraminifères, dont le test est calcaire, des animaux dépourvus de toute espèce de coquille, comme les Amœbinées, et d’autres dont le test est siliceux: ces derniers sont les Radiolaires.

PROTÉE
(Amiba divergens Bory de Saint-Vincent).

Les Amœbinées sont des Infusoires à fils pêcheurs, des Infusoires rhizopodes; elles peuvent être regardées comme des animaux non encore asservis à un plan d’organisation nettement déterminé. Ce sont des masses microscopiques informes, mais susceptibles d’expansion et de contraction. Comme exemple, nous citerons les Amibes[37]. Imaginez-vous une gouttelette de matière demi-solide, demi-transparente, demi-gélatineuse, homogène, douée de mouvement volontaire. Elle s’agite dans divers sens, se dilate ou se resserre, adopte les figures les plus irrégulières et les plus inattendues. Quand on place l’animalcule sur le porte-objet d’un microscope, il glisse comme une gouttelette d’huile, se déforme et se reforme. Véritable Protée, il est, suivant les moments, circulaire, oblong, échancré, sinueux, lobé, étoilé et même tout à fait rameux.....

La Lieberkuhnia de Wagener est aussi une Amœbinée; elle présente un nombre considérable de pseudopodies, qui roulent dans tous les sens, se soudent ou se séparent, s’allongent ou se raccourcissent, paraissent ou disparaissent.

LIEBERKUHNIA DE WAGENER
(Lieberkuhnia Wageneri Claparède et Lachmann).

Les Radiolaires flottent en abondance à la surface de la mer. Sous le beau ciel de Messine, on les voit parcourir les eaux bleues, aussi profondément que l’œil peut les distinguer, sous l’aspect d’une masse de gelée molle, diaphane, incolore, en apparence immobile. Leur taille varie d’une ligne à un point, rarement plus, souvent moins. Leur forme est sphérique ou elliptique, ou cylindrique, parfois contournée en couronne. Si l’on essaye de les saisir avec une pince, elles se déchirent; si l’on tente de les pêcher au filet, elles restent collées aux mailles: on les mutile quand on essaye de les détacher. On ne peut les avoir intactes qu’en les recueillant avec un vase de verre où elles puissent flotter librement.

RADIOLAIRE MONOZOA
(Amphilonche heteracantha Haeckel).

RADIOLAIRE POLYZOA
(Sphærozoum ovodimare Haeckel).

Vues alors à la lumière, ces gelées ne tranchent sur l’eau par aucun contour déterminé, et l’œil aperçoit à peine à leur surface quelques points clairs ou sombres. Sous un fort grossissement, ces bestioles montrent toute la délicatesse et la beauté de leur organisation. On peut voir, dans le magnifique ouvrage de M. Haeckel, la variété de forme, la bizarrerie des contours de ces légions innombrables d’infiniment petits.

M. Haeckel a distingué les Radiolaires qui vivent isolées, et qu’il appelle Monozoa, de celles qui forment des associations, sortes de colonies flottantes qui sont emportées par les courants: ces dernières sont les Polyzoa.

Les Monozoa sont très-nombreux et forment vingt-neuf genres[38].

Les Polyzoa ne comprennent que quatre genres[39].

III

Les recherches de d’Orbigny, relativement à ces organisations microscopiques, tendent à prouver que les débris des Foraminifères constituent en grande partie les bancs sous-marins qui, par leur accumulation, avec les Polypiers[40], interrompent les courses des navigateurs, comblent les ports, ferment les baies et les détroits, et donnent naissance à ces récifs et à ces îles qui s’élèvent dans les régions chaudes de l’océan Pacifique.

Ces créatures, en apparence si frêles et si imparfaites, se retrouvent sous toutes les latitudes et à toutes les profondeurs. Que sont en comparaison les nécropoles des Éléphants et des Baleines? Ne semble-t-il pas que plus l’animalcule est petit, plus sa dépouille occupe de place dans l’univers? (Blerzy.)

IV

Les coquilles des Foraminifères se rencontrent très-souvent, et plus souvent qu’on ne le pense, à l’état fossile. Elles forment à elles seules des chaînes entières de collines élevées et des bancs immenses de pierre à bâtir.

Le calcaire grossier des environs de Paris est, dans certains endroits, tellement rempli de ces dépouilles, qu’un centimètre cube des carrières de Gentilly, carrières par couches d’une grande épaisseur, en renferme au moins 20 000; ce qui fait, par mètre cube, le chiffre énorme de 20 000 000 000.

Quand nous passons près d’une maison en démolition ou d’un édifice que l’on construit, et que nous sommes enveloppés par un nuage de poussière qui pénètre dans notre gosier, nous avalons souvent, sans nous en douter, des centaines de ces infiniment petits.

Comme tous les édifices de Paris et une grande partie des maisons des départements voisins sont bâtis avec des pierres extraites des carrières des environs, il est évident que, sans exagération, la capitale de la France, et beaucoup de villages et de villes tout autour, sont construits avec des carcasses de Foraminifères.

La pierre dite de Laon est formée, assure-t-on, d’un amas considérable de Camérines, charmante espèce de forme lenticulaire, à cellules très-nombreuses disposées en spirale. Mais cette espèce n’est pas microscopique.

Les pyramides d’Égypte sont construites avec des pierres analogues et fondées sur des rochers de même genre.

Les Foraminifères ont donc sécrété une partie du sol sur lequel nous marchons, des maisons qui nous abritent et des édifices que nous léguons à la postérité. Chaque animalcule a fourni son grain solide, chaque race a déposé sa couche imperceptible, et Dieu, qui préside à ce mystérieux travail, a rassemblé ces grains et ces couches dans la durée des siècles, et en a composé des masses imposantes!

Les espèces qui vivent aujourd’hui préparent en silence, au sein de l’Océan, des pierres de taille pour les constructions des générations futures!

«C’est sans raison que l’on mépriserait ces animaux, dont le grand Ouvrier de la nature a pris soin de relever la petitesse en les douant d’industrie et de force. Il a montré par là que la grandeur pouvait se trouver dans les petites choses aussi bien que la force dans la faiblesse. Apprenons donc à respecter le Créateur jusque dans les ouvrages qui nous paraissent les plus vils.» (Tertullien.)

Chargement de la publicité...