Le monde de la mer
CHAPITRE XXVII
LES ANNÉLIDES.
Qu’on jette un peu de sable, il cesse en un moment.
(Delille.)
I
Voici un groupe d’animaux vermiformes confondus pendant longtemps avec les Vers, à cause de leur physionomie.
Au premier abord, vous allez croire qu’ils sont fort laids et peu intéressants.—Fi donc! des animaux qui ressemblent à des vers!
Mais, comme le dit Aristote, la nature ne renferme rien de bas, ni de méprisable. Tout y est sublime, tout y est digne de notre admiration. Vous le verrez bientôt. Les Annélides sont peut-être, parmi les bêtes de la mer, celles qui présentent les formes les plus gracieuses, les appendices les plus élégants et les couleurs les plus brillantes[145].
Cuvier, un des premiers, étudia ces animaux d’une manière sérieuse. Il les désigna sous le nom de Vers à sang rouge, parce qu’il avait remarqué dans beaucoup d’entre eux le fluide sanguin d’une teinte plus ou moins semblable à celle qu’il présente chez les animaux supérieurs. Mais, depuis l’illustre zoologiste, on a reconnu dans ces groupes des espèces à sang jaune, et d’autres à sang violet, à sang bleuâtre, et même à sang vert. Il y en a aussi dont le sang est sans couleur.
Lamarck a proposé, pour ces animaux, le nom d’Annélides (pourquoi pas Annelides? disait Constant Duméril), aujourd’hui généralement adopté. Ce nom est tiré de la structure particulière du corps, formé comme d’une suite d’anneaux. Ces anneaux sont au nombre de vingt, de trente, de soixante, de quatre-vingts..... Dans l’Eunice sanguine[146], il y en a au moins trois cents. Dans la Phyllodoce lamelleuse[147], on en compte jusqu’à neuf cents (l’animal offre à peine 8 décimètres de longueur).
Ces anneaux sont des rides minces ou épaisses, aplaties ou saillantes, séparées par des étranglements. Chacun ressemble à celui qui le précède et à celui qui le suit. Ceux de la tête, ou partie céphalique, et ceux de la queue, sont ordinairement un peu modifiés.
Les zoologistes ont donné aux Annélides les désignations les plus euphoniques, empruntées à la mythologie: Amphitrite, Aphrodite, Polynoé, Euphrosine, Alciope, Néréis..... Il y a quelque chose de merveilleusement doux dans cette étude de la nature, qui attache un nom à tous les êtres, une pensée à tous les noms, une affection et des souvenirs à toutes les pensées. (Nodier.)
Le corps des Annélides est nu, ou bien protégé par un vêtement solide.
Les espèces nues sont celles qui ressemblent le plus à des Vers ou à des larves. Quelques-unes se creusent, dans la terre ou dans la vase, des galeries étroites, dans lesquelles elles se logent. D’autres s’établissent par centaines, par milliers, dans des mottes de sable, qui ressemblent alors à des gâteaux de ruche à miel.
Les espèces à vêtement solide possèdent un étui calcaire épais, droit ou flexueux, dans lequel elles peuvent se retirer entièrement, comme dans une coquille.
Cuvier fait remarquer que les Annélides nues ont les organes respiratoires sur la partie moyenne du corps, le long des côtés, et que les Annélides à vêtement solide offrent ces mêmes organes attachés à la tête ou à la partie antérieure. Ce grand naturaliste nomme les premières Dorsibranches, et les secondes Tubicoles[148].
Le corps des Annélides est plus ou moins cylindrique, souvent déprimé. Il s’amincit en avant et en arrière. Il est susceptible de contraction et d’extension.
Ces animaux ont des yeux en nombre variable: chez plusieurs, on en compte jusqu’à soixante. M. Ehrenberg a fait connaître une curieuse espèce qui en porte deux à la tête et deux à la queue. Deux yeux à la queue! On en a décrit une autre, véritable petit Argus, qui a plusieurs yeux sur la tête, deux sur chaque anneau du corps et quatre sur la queue. Quelle richesse d’organes visuels!
Fourier n’a donc rien imaginé! L’idée d’un œil au bout d’une queue est, en définitive, une assez pauvre idée. Voyez la nature! Elle en a mis deux dans une bête, et quatre dans une autre!
Plusieurs Annélides possèdent le long du corps deux ou plusieurs rangées de soies courtes ou allongées, molles ou roides. D’autres sont entourées de mille petits filaments gracieusement mobiles, qui deviennent, suivant le besoin, des mains, des pieds ou des nageoires.....
Les Cirratules offrent de longs appendices capillaires qui s’agitent de toutes parts autour d’elles, et qu’elles étendent au loin comme autant de cordages animés. Ce sont à la fois des bras et des branchies, et le sang qui les remplit et les abandonne tour à tour, leur communique une belle teinte d’un rouge cramoisi, ou laisse après lui une couleur d’un jaune d’ambre. Voyez comme elles allongent leur mufle pointu, surmonté d’un double œil en fer à cheval, comme elles se ramassent pour échapper à l’éclat inaccoutumé de la lumière qui les frappe! Les voilà qui forment un peloton plus inextricable cent fois que le nœud tranché par Alexandre. Mais, ici, le câble est vivant; les replis glissent les uns dans les autres, se dénouant et se renouant sans cesse, et toujours renvoyant à votre œil de lumineux reflets. (Quatrefages.)
Les Annélides sont des animaux très-timides, un rien les effraye. Cependant elles sont destinées à vivre de rapine. Les unes se tiennent en embuscade, et attendent au passage les pauvres petites bêtes imprudentes qui s’aventurent dans leurs eaux, les enlacent avec leurs bras ou les saisissent avec leur trompe. Les autres perforent les coquilles les plus dures et dévorent les Mollusques les mieux abrités.
D’un autre côté, ces animaux sont en butte aux attaques d’un grand nombre d’ennemis; ils avaient donc besoin d’être armés d’une manière convenable. La Providence y a sagement et largement pourvu.
Il n’est peut-être pas d’arme blanche, dit un savant naturaliste, inventée par le génie meurtrier de l’homme, dont on ne puisse trouver le modèle dans la tribu des Annélides. Voilà des lames recourbées, dont la pointe présente un double tranchant prolongé, tantôt sur le bord concave, comme dans le yatagan des Arabes, tantôt sur le côté convexe, comme dans le cimeterre oriental. En voici qui rappellent la latte de nos cuirassiers, le sabre-poignard de nos artilleurs, ou le sabre-baïonnette des chasseurs de Vincennes. Et puis ce sont des harpons, des hameçons, des lames tranchantes de toute forme, légèrement soudées à l’extrémité d’une tige aiguë. Ces pièces mobiles sont destinées à rester dans le corps de l’ennemi, tandis que le manche qui les supporte deviendra une longue pique tout aussi acérée qu’auparavant. Voici encore des poignards droits ou ondulés, des crocs tranchants, des flèches barbelées à rebours, pour mieux déchirer la plaie, et qu’une gaîne protectrice entoure soigneusement, de peur que leurs fines dentelures ne viennent à s’émousser par le frottement ou à se briser dans quelque choc imprévu. Enfin, si l’ennemi méprise ces premières blessures et ces armes qui l’atteignent de loin, voilà que de chaque pied va sortir un épieu plus court, mais aussi plus fort, plus solide, et que des muscles particuliers mettent en jeu, dès qu’il s’agit de combattre tout à fait corps à corps..... (Quatrefages.)
II
En tête des Annélides dorsibranches, on peut placer les Néréides, avec leurs tentacules en nombre pair attachés aux côtés de l’extrémité céphalique. Leurs branchies forment de petites lames. Chacun de leurs membres offre deux tubercules, deux faisceaux de soies et deux cirres. Lorsque tous ces organes s’unissent pour frapper la vague de concert, l’animal glisse à travers l’eau avec une aisance et une grâce au-dessus de toute expression.
Les Annélides dorsibranches présentent souvent des couleurs éclatantes. Une des plus riches par sa robe est la Nephthys perle[149], dont le corps est d’un jaune d’orpiment ou d’un rouge orangé, avec une ligne longitudinale plus sombre, courant le long du dos. Toute sa surface est chatoyante. Ses mâchoires sont noires et ses yeux bleus.
Une espèce voisine, l’Eunice géante[150] de la mer des Antilles, peut être regardée comme la plus grande Annélide connue; elle atteint jusqu’à un mètre et demi de longueur. Elle possède plus de quatre cent cinquante articulations. Elle est ornée de teintes irisées resplendissantes, qui rappellent les magnificences du soleil des tropiques. Sa tête est émaillée des plus vives couleurs. Il en sort une trompe énorme, rose, armée de trois paires de mâchoires. Autour de la bouche se font remarquer cinq tentacules. Les organes respiratoires, placés sur les deux flancs, paraissent comme des panaches vermillon, surtout lorsqu’ils sont remplis de sang. On peut suivre ce fluide jusque dans le grand vaisseau qui parcourt la région dorsale. L’animal possède dix-sept cents organes locomoteurs en forme de larges palettes, d’où sortent des faisceaux de dards qui lui servent de rames, et qui se meuvent tous à la fois avec une rapidité si grande, que l’œil ne peut pas les distinguer dans leur évolution. Quand l’Annélide ondule, qu’elle se tord en spirale, contractant et relâchant alternativement ses anneaux, elle projette par moments des éclats de lumière où brillent tour à tour les sept couleurs de l’arc-en-ciel.
Dans l’Eunice sanguine, dont nous avons déjà parlé, on compte deux cent quatre-vingts estomacs, trois cents cerveaux (ganglions) et trente mille muscles!.....
Regardez cette autre Annélide du même groupe, c’est peut-être la plus belle des espèces qui vivent sur nos côtes. On l’appelle Chenille de mer (Aphrodite hérissée[151]). Elle est ovoïde, assez pointue aux extrémités et déprimée. Elle a le dos légèrement convexe et le ventre plat. Il règne en dessus deux rangées longitudinales de larges écailles membraneuses, quelquefois boursouflées, mal à propos désignées sous le nom d’élytres. Ces écailles sont recouvertes par une fourrure épaisse, brune, semblable à de l’étoupe, qui prend naissance principalement sur les côtés. Ce manteau de feutre est perméable à l’eau. Des parties latérales naissent des groupes de fortes épines, qui percent en partie la fourrure, et des faisceaux de soies flexueuses, brillantes de tout l’éclat de l’or, et changeantes en toutes les teintes de l’iris (Cuvier). En effet, on y remarque le jaune, l’orangé, le bleu, le pourpre, l’écarlate, et surtout le vert doré. Ces nuances ont des reflets métalliques, et se jouent de mille manières, produisant les effets les plus merveilleux. L’Aphrodite hérissée ne le cède en beauté ni au plumage des Colibris, ni à ce que les pierres précieuses ont de plus vif. (Cuvier.)
L’animal offre sur les côtés quarante tubercules, d’où sortent des cônes charnus et des aiguilles de trois grosseurs différentes. Il a deux petits tentacules. Son œsophage est très-épais, musculeux et susceptible d’être renversé en dehors. Il peut alors servir de trompe. Ses organes respiratoires, au nombre d’une quinzaine, sont placés sur le dos et protégés par les fausses élytres dont nous avons parlé; ils ont la forme de petites crêtes charnues. Pendant qu’ils fonctionnent, les écailles s’élèvent et s’abaissent alternativement.
Les soies de l’Aphrodite sont aussi remarquables par leur structure que par leur éclat. On peut les regarder comme des harpons dont la pointe serait armée d’une double rangée de fortes barbes; de sorte que, lorsque l’Annélide hérisse ses piquants, l’ennemi le plus courageux hésite à attaquer ce petit Porc-Épic si bien défendu. Ces soies rentrent au besoin dans l’intérieur du corps. Chacune possède un fourreau particulier, lisse, corné, composé de deux lames, entre lesquelles l’instrument est rétracté sans blesser ni même irriter les chairs de l’animal. (Rymer Jones.)
L’Aphrodite est timide et paresseuse. Elle se remue à peine, au moins pendant le jour; elle reste habituellement dans la même position, blottie sous une pierre ou sous quelque coquille. L’extrémité postérieure de son corps est recourbée, et il sort constamment de l’orifice qui s’y trouve un courant d’eau si rapide, qu’il détermine tout autour un petit tourbillon.
Cependant ces Annélides peuvent nager avec facilité. Elles sortent ordinairement la nuit pour aller chercher leur proie. Elles sont très-voraces et n’épargnent même pas leur propre espèce.
M. Rymer Jones rapporte que deux individus, de taille inégale et probablement d’âge différent, avaient été mis dans un aquarium. Après avoir vécu en paix pendant deux ou trois jours, le plus grand essaya de manger son compagnon. Il en avait déjà introduit la moitié dans sa grande et robuste trompe œsophagienne. La victime faisait des efforts désespérés pour se dégager. L’agresseur, après l’avoir retenue pendant quelque temps, fut enfin obligé de rendre gorge. Mais le malheureux patient avait eu, dans le combat, quelques écailles arrachées et les reins cassés. Le lendemain, il n’en restait plus que la moitié, l’autre avait été dévorée. Le vainqueur dardait çà et là sa trompe affamée, pour saisir le reste de la pauvre bête qui gisait immobile dans un coin de l’aquarium.....
III
Les Annélides dorsibranches sont errantes; les tubicoles sont sédentaires.
Celles-ci se font remarquer surtout par l’élégance de leurs organes respiratoires, disposés en aigrettes, en couronnes, en éventails ou en panaches.....
L’entrée de leur habitation est ordinairement petite. C’est cependant la seule issue par laquelle nos recluses peuvent jeter un regard sur le monde de la mer, battre l’eau avec leurs branchies, et pourvoir à leurs besoins.
Parmi ces Annélides, citons d’abord les Hermelles[152].
Il en existe une dans les eaux de la Méditerranée, longue de 5 centimètres, et logée dans un étui de sable. Elle montre de temps en temps sa tête bifurquée, portant une double couronne de soies fortes, aiguës et dentelées, d’un beau jaune d’or. Ces couronnes forment les deux battants d’une porte solide. Ce sont de véritables herses qui ferment hermétiquement l’entrée de l’habitation, lorsque l’Annélide effrayée disparaît comme un éclair dans sa maison de terre.
La moindre brise qui agite le liquide, ou qui fait rider la face de l’eau, suffit pour déterminer le timide animal à se blottir dans sa fortification.
Des bords de la fente céphalique sortent, au nombre de cinquante à soixante, des filaments déliés, d’un violet tendre, sans cesse agités comme de petits Serpents. Ces espèces de bras s’allongent ou se raccourcissent alternativement, saisissent la proie au passage et l’amènent dans la bouche. Ce sont eux encore qui ont ramassé un à un, et mis en place, les grains de quartz ou de calcaire qui entrent dans la composition du logement tubulé. Ces grains solides sont reliés ensemble par une sorte de mucosité qui joue le rôle de mortier hydraulique.
Sur les côtés du corps, on aperçoit des mamelons d’où sortent des faisceaux de lances aiguës et tranchantes, ou de larges éventails dentelés comme des scies en demi-cercle. Ce sont là les pieds de l’Hermelle. Enfin, sur le dos se trouvent des cirres recourbés en forme de faux, et dont la couleur varie du rouge sombre au vert-pré. (Quatrefages.)
Lorsqu’on drague sur les côtes de la mer, dans une eau profonde, on ramène souvent de vieilles coquilles et des tessons de poterie auxquels sont attachées des masses de tubes calcaires, d’un blanc sale, allongés, vermiculés, contournés, entrelacés en tous sens. Ces tubes sont les demeures des Serpules[153], petits habitants de l’eau salée, dont la brillante parure contraste singulièrement avec la modeste cellule. Ces Annélides vivent dans leur étui comme les Teignes dans leur fourreau. La coupe de cet étui est tantôt ronde, tantôt anguleuse, suivant les espèces. (Cuvier.)
Pour bien voir les Serpules dans un aquarium, il faut user de grandes précautions; car le moindre mouvement suffit pour les faire rentrer dans leur tube.
On aperçoit d’abord à l’ouverture une espèce de bouton écarlate, en forme de cône renversé, porté par une longue tige flexible: c’est un tentacule destiné à fermer l’entrée du tuyau, quand l’animal s’y retire tout à fait. Que dites-vous d’une massue servant de porte cochère? L’Annélide possède un autre tentacule à l’état de rudiment. Le bouton est richement nuancé de vermillon et d’orange parfois strié de blanc pur. Son extrémité aplatie est divisée par des sillons qui rayonnent du centre à la circonférence, où ils sont armés de dents microscopiques.
Dans quelques espèces, cette sorte d’opercule se trouve tout à fait plat. Sa surface est tantôt lisse, tantôt hérissée de pointes. Dans la Serpule géante[154], on y remarque deux petites cornes rameuses comme des bois de cerf. Dans la Serpule étoilée[155], l’opercule est formé de trois plaques enfilées; ce qui fait que l’animal ferme sa maison avec trois portes successives.
Quand l’Annélide sort de son fourreau, elle épanouit peu à peu un splendide panache disposé en entonnoir. Ce panache est composé de filaments d’un beau rouge ou d’un bleu clair, ou variés de jaune et de violet. Il paraît toujours en mouvement, mais le mouvement est doux et onduleux. Il est tapissé de petits cils vibratiles. Dans plusieurs espèces, l’appareil se roule en spirale au moment où il s’enferme dans le tube.
A proprement parler, les Serpules n’ont pas de tête distincte. La partie antérieure de leur corps représente une sorte de manteau, au-dessous duquel s’ouvre l’estomac. Leur poitrine est composée de sept segments qui offrent chacun, sur les côtés, une paire de pieds en forme de tubercules, traversés au sommet par un faisceau de soies fines, élastiques et dures qui peuvent sortir de l’organe ou y rentrer à volonté. On compte, par pinceau, vingt à trente de ces poils, lesquels, au microscope, offrent l’apparence d’un tuyau jaune, transparent et de consistance cornée, se dilatant à son extrémité en nœud armé de quatre pointes. Trois de ces pointes sont ténues; la quatrième se prolonge en lame acérée, très-élastique. Lorsque l’animal veut sortir, il pousse au dehors des pieds les pinceaux du premier segment, dont les pointes pénètrent dans la fine membrane qui tapisse l’intérieur du tube et leur fournit un point d’appui. Les segments postérieurs se contractent, les pinceaux de la dernière paire de pieds s’épanouissent à leur tour et s’arc-boutent de la même manière, tandis que ceux de la première paire rentrent dans le fourreau et permettent au corps de s’allonger. S’agit-il de revenir sur ses pas, la nature y a pourvu par un appareil préhenseur encore plus délicat. Chaque pied est pourvu sur le dos d’une ligne jaunâtre, perpendiculaire à l’axe du corps, ligne imperceptible à l’œil nu, mais qui, sous un grossissement de 300 diamètres, présente l’aspect d’un ruban musculaire érectile, garni sur toute sa longueur de plaques triangulaires parallèles, découpées en sept dents, dont six se recourbent dans un sens, et dont la septième se dirige en sens opposé, en faisant face aux autres. Il existe cent trente-six plaques par ruban; et, comme il y a autant de rubans que de pieds, c’est-à-dire quatorze, on peut évaluer à dix-neuf cents le nombre total de ces petites pièces préhensiles, toutes mues par un muscle distinct. Chaque plaque étant armée de sept dents, l’Annélide dispose donc de treize mille trois cents crochets susceptibles de s’implanter à volonté dans la membrane de son tube. Il n’est pas étonnant qu’avec tant de muscles faisant agir ces myriades de griffes, elle puisse s’enfermer et se cacher avec une telle rapidité. Quel merveilleux appareil moteur prodigué à un si misérable ver! (Gosse.)
En réalité, tous les mouvements des Serpules se réduisent à élever la partie antérieure ou supérieure de leur corps à une petite distance au-dessus de leur résidence calcaire. L’animal, ainsi qu’on vient de le voir, grimpe dans son tuyau, à l’aide de ses crochets, comme un petit ramoneur dans une cheminée. (Rymer Jones.)
Une autre Annélide, pourvue de même d’un vêtement calcaire, mais de taille extrêmement petite, habite sur les fucus et les autres hydrophytes, sur les coquillages et sur les rochers. Celle-ci a été nommée Spirorbe nautiloïde[156]. Elle sécrète un tuyau plus régulier que celui de la Serpule, enroulé sur lui-même comme la coquille de plusieurs mollusques fluviatiles désignés sous le nom de Planorbes. Cette jolie petite bête est grosse comme une tête d’épingle; elle adhère fortement aux corps solides par l’un des côtés plats de sa coquille. Elle fait sortir de temps en temps une couronne de six tentacules plumeux et frémissants, au milieu desquels s’ouvre sa bouche. Elle épanouit sa couronne et la tourne dans tous les sens avec une harmonie et une grâce parfaites.
Ce pauvre animal est sans tête, sans yeux et même sans mâchoire. Il ferme hermétiquement sa maisonnette avec un septième tentacule terminé par une massue, à peu près comme celui de la Serpule.
Les Térébelles[157] sont aussi des Annélides tubicoles. Elles se font distinguer par leurs nombreux appendices filiformes, susceptibles d’une grande extension, placés autour de la bouche, et par leurs trois paires d’organes respiratoires en forme d’arbuscules et non pas en éventail.
Les tentacules de ces Annélides ressemblent, au premier abord, à des fils charnus, cylindriques, d’une extrême flexibilité. Mais en y regardant plus attentivement, on reconnaît qu’ils sont aplatis et rubanés, et qu’ils offrent une rainure longitudinale pouvant se transformer en pli et saisir alors les corps étrangers qui sont à leur portée.
Dans une espèce, la rainure dont il s’agit est bordée, de chaque côté, par une série de denticules.
Les organes respiratoires des Térébelles sont fort beaux. Ils offrent, dans leurs divisions, une grande profusion d’angles, de courbures et de pointes. Leurs couleurs sont très-variées et très-brillantes.
Le tube protecteur de ces animaux est composé de vase, d’argile, de grains de sable et de fragments de coquilles agglutinés. Il a une forme cylindrique. On remarque, à son orifice, des bords prolongés en petites branches de même nature, qui servent à loger les tentacules.
Si l’on met dans un aquarium une Térébelle privée de son fourreau, on verra l’Annélide étendre ses fils tentaculaires, balayer le sable, et l’accumuler dans un coin pour en construire une nouvelle habitation. Le petit architecte développe une grande activité dans la mise en œuvre de ces matériaux. Quand le tube est en partie formé, il s’y enferme et y demeure caché tout le long du jour. Vers midi, l’animal manifeste une certaine inquiétude, laquelle augmente au fur et à mesure que le soir approche. Aussitôt que le soleil est couché, les tentacules sortent de la maisonnette, et se mettent à l’ouvrage. Chacun saisit un grain de sable et le transporte au sommet du tube commencé. Quand un de ces bras, maladroit ou fatigué, laisse échapper sa petite charge, il la cherche jusqu’à ce qu’il l’ait trouvée, et ne l’abandonne plus jusqu’à ce qu’il l’ait portée à sa destination.
Dans certaines espèces, les tentacules semblent s’être divisé le travail: les uns sont occupés au choix des matériaux, les autres au transport; certains les alignent et les agglutinent; quelques-uns ramassent soigneusement les débris qui tombent du chantier.
TÉRÉBELLE COQUILLIÈRE
(Terebella conchilega Gmelin).
Le travail de construction se continue pendant plusieurs heures, sans relâche, par un véritable procédé de fourmi; il semble marcher avec lenteur. Cependant, le lendemain, on est étonné des progrès qu’a faits le petit édifice. Durant la nuit la tour s’est allongée, et, au milieu des parois nues, on aperçoit maintenant des particules de sable régulièrement et solidement unies ensemble, qui en constituent le revêtement extérieur. L’architecte, satisfait, se repose alors de ses travaux et au milieu de ses travaux. Mais ce repos ne dure que jusqu’au soir. (Rymer Jones.)
L’intérieur du tube est tapissé d’une mince couche de matière semblable à de la soie, laquelle réunit et fortifie les éléments de la maçonnerie, et décore en même temps d’une jolie tenture les murs de la chambrette. Cette matière provient d’une humeur gluante sécrétée par la peau de l’Annélide, humeur précieuse qui sert à la fois de ciment et d’ornement.
Quand on arrache brusquement une Térébelle de son tube, on la blesse quelquefois; on entame ses anneaux ou l’on mutile ses tentacules. L’animal paraît peu affecté de ces accidents. Un bras de moins n’est pas un grand malheur pour notre infatigable architecte. Il recommence une nouvelle maison, comme s’il ne lui était rien arrivé!
La Térébelle tisserand[158] ne se borne pas à construire une maisonnette tubuleuse avec du sable et de la vase; elle fabrique aussi une sorte de toile d’araignée, une manière de filet pour entourer ses œufs. Cette toile est très-mince, un peu irrégulière, et composée de fils si fins et si transparents, qu’ils sont presque invisibles. C’est un travail fort compliqué, où se trouvent au moins cinquante fils de la longueur du petit tisserand.
M. de Quatrefages a désigné sous le nom de Térébelle Emmaline[159] une nouvelle espèce ravissante, dont il a bien voulu nous communiquer un dessin.
Le corps de cette espèce est allongé, déprimé et comme rubané; il s’amincit fortement en arrière. En dessus, il offre une belle teinte bleu d’azur, qui passe bientôt au vert gai, puis au lilas clair, et enfin au jaune d’ocre. Le dessous est plus ou moins doré. Les articulations, à peine sensibles à la partie antérieure, deviennent de plus en plus marquées dans la région caudale. On prendrait cette dernière pour un rameau de Salicorne. Ses bords sont garnis d’une rangée de petits pieds en forme de mamelons; les quinze premières paires pourpres et terminées par un pinceau de poils ou de crochets; les autres, jaunâtres et sans armure.
Les six branchies forment en avant et en dessus, à gauche et à droite, deux rangées latérales de panaches d’un beau rouge vermillon, semblables à des arbustes de Corail en miniature. La paire antérieure est la plus grande; la postérieure, la plus petite.
Sur le front naissent de soixante à quatre-vingts tentacules ou cirres trois fois au moins plus longs que l’Annélide, presque aussi minces que des fils d’araignée, demi-transparents et jaunâtres. Les uns sont droits, les autres flexueux, quelques-uns tordus en spirale. Tous creusés d’un canal central, en communication avec la cavité abdominale.
Ils divergent, et forment autour de la Térébelle un appareil capillaire de la plus grande délicatesse. Ce n’est pas un réseau, car tous les cirres sont distincts. C’est presque un nuage, tant ils sont légers et diaphanes! C’est une sorte de soleil filamenteux et contractile qui rappelle l’aigrette soyeuse et tremblante qui couronne les fruits de certaines composées. Ces tentacules servent en même temps à la préhension des aliments et à la locomotion de l’Annélide. Ce sont encore, malgré leur ténuité, des organes d’attaque et de défense; car leur surface est garnie de vésicules urticantes en forme de petites bouteilles à col court, dont l’orifice laisse passer un dard microscopique très-pointu, traversé probablement par un canal qui communique avec une glande venimeuse placée au fond de la bouteille.
Si l’on ajoute, en avant de la partie céphalique d’une Térébelle, des pailles de couleur dorée, disposées sur plusieurs rangs en peignes ou en couronnes, on aura une Amphitrite.
Celle qu’on désigne sous le nom d’éventail[160] est bien certainement une des plus jolies Annélides de nos mers.
Son tube ressemble à un fourreau de cuir. Il est étroit et s’élargit graduellement de bas en haut.
L’Annélide étant mise dans de l’eau fraîche, on voit, après quelques moments de repos, s’échapper de son tube plusieurs petites bulles d’air. Bientôt sortent graduellement les pointes d’un pinceau bigarré, qui s’élève peu à peu, jusqu’à ce qu’il forme un merveilleux panache, composé d’une multitude de filaments plumeux d’un carmin vif. Ce panache s’étale et prend la forme de deux éventails demi-verticaux, arrondis, concaves, disposés de manière à produire un immense entonnoir. Chaque filament est grêle, pointu et garni sur les côtés de barbes extrêmement fines, arrangées avec une grande symétrie. Ils sont serrés inférieurement et divergent plus ou moins vers la moitié supérieure. Cette dernière moitié est presque toujours d’un rouge pourpre. La base de l’entonnoir plumeux paraît d’un jaune doré, avec cinq ou six petites zones transversales et parallèles de ponctuations purpurines.
On remarque au milieu deux antennes triangulaires, pointues, brunes et vertes, et au-dessous deux espèces de lobes charnus qu’on a comparés à deux truelles. Entre ces lobes surgit un organe qui ressemble à une languette.
Le reste du corps est grêle, comme festonné, et peint en jaune, en vert, en rouge et même en brun.
Au plus léger choc, toutes ces brillantes parties s’affaissent, se resserrent et disparaissent. On ne voit plus qu’un vilain fourreau.