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Le monde de la mer

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CHAPITRE XXVI
L’UNITÉ DE COMPOSITION.

«L’unité dans la variété.»

(Leibnitz.)

I

Les Céphalopodes sont remarquables surtout par la situation de leurs membres au-dessus de la tête. Leur nom signifie littéralement pieds en tête. On appelle Octopodes ceux qui ont huit membres, et Décapodes ceux qui en ont dix. Cette bizarre structure, et le singulier mode de progression qui en est la conséquence, ont frappé tous les naturalistes.

L’étude approfondie des anomalies apparentes de la nature conduit souvent à reconnaître, dans ses prétendues déviations, une confirmation nouvelle de la sagesse de ses lois.

Il y a trente ans, deux ingénieux observateurs, MM. Laurencet et Meyranx, examinant la manière dont sont placés relativement les viscères des Céphalopodes, eurent la pensée de ramener cette classe au type général des Vertébrés. Ils considérèrent ces Mollusques comme des Vertébrés dont le tronc serait replié sur lui-même en arrière, à peu près dans la région de l’ombilic, de manière que la nuque touchât le bassin et que les mains fussent rapprochées des pieds. Cette disposition est exactement celle que prennent les baladins, sur nos places publiques, lorsqu’ils renversent leurs épaules pour marcher à la fois sur les mains et sur les pieds.

Geoffroy Saint-Hilaire, saisissant avidement cette nouvelle vue, annonça, dans un rapport circonstancié, qu’elle établissait, entre les Céphalopodes et les animaux supérieurs, une ressemblance jusqu’alors méconnue, et fournissait en même temps une nouvelle preuve en faveur de la grande loi qu’il avait appelée unité de composition organique.

Cette interprétation détruisait l’opinion émise par Cuvier dans la plupart de ses ouvrages, sur la grande différence qui sépare les Mollusques des Vertébrés. L’illustre anatomiste réclama avec force, peut-être même avec aigreur, contre les assertions et les conclusions de son savant confrère.

De là cette discussion solennelle qui éclata entre les deux grands naturalistes devant l’Académie des sciences, le 15 février 1830, discussion qui fixa un moment l’attention de l’Europe tout entière.

Il s’agissait, en définitive, de savoir si la philosophie zoologique, telle que l’a conçue Aristote, telle que l’ont continuée les découvertes de vingt-deux siècles, telle enfin que Cuvier l’avait illustrée par d’admirables dissections, si cette philosophie était insuffisante, et devait céder la place aux doctrines récemment introduites dans l’anatomie comparée, en Allemagne et en France, par plusieurs naturalistes éminents, et en particulier par Geoffroy Saint-Hilaire.

Quand les discussions scientifiques, disait un éminent critique de l’époque, ne roulent que sur des travaux de détail, elles demeurent enfermées dans l’enceinte des Académies. Mais quand elles portent sur les hautes généralités de toute une science; quand de leur choc doit résulter une de ces révolutions qui comptent dans l’histoire du progrès; quand elles sont engagées et soutenues par des hommes dont le nom est européen, alors la curiosité publique s’éveille et s’y attache. Toutes les sciences sont, par contre-coup, mises en cause, et ont un intérêt majeur à leur résultat.

La controverse élevée entre Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier offrit tous ces caractères.

Les questions en litige étaient telles, qu’indépendamment de leur valeur vraiment scientifique, elles devaient saisir l’imagination de tout homme qui pense, et s’emparer fortement de toutes les intelligences pour lesquelles le spectacle de la nature animée est une source féconde d’émotions.

Tous les journaux scientifiques de l’époque, et même les grandes feuilles quotidiennes, ouvrirent leurs colonnes à l’important débat qui agitait l’Académie.

Un des écrivains les plus puissants et les plus aimés de l’Allemagne, l’illustre Gœthe[143], entreprit de résumer et de commenter la célèbre discussion. Il annonça que les sciences naturelles allaient recevoir une nouvelle direction, et que l’esprit humain était sur le point de faire un très-grand pas.....

La sensation profonde que produisit l’aurore de cette transformation scientifique durait encore le lendemain de cette autre révolution (juillet 1830) qui venait de renverser une ancienne dynastie. On raconte qu’un voyageur récemment arrivé de France s’étant présenté devant Gœthe, celui-ci lui dit aussitôt: «Eh bien! que pensez-vous de ce grand événement? le volcan a fait éruption!—C’est une terrible catastrophe, répondit le visiteur; mais que pouvait-on attendre d’un pareil ministère, si ce n’est que tout cela finirait par l’expulsion de la famille royale!—Il s’agit bien de ces gens-là! je vous parle du débat entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire!...» (Sorel.)

II

Geoffroy Saint-Hilaire posait en principe que la nature a formé tous les êtres vivants d’après un plan unique, le même dans son essence, mais varié dans ses applications. Les formes nombreuses que présentent les espèces d’une même classe d’animaux dérivent les unes des autres. Il a suffi à la puissance créatrice de changer quelques-unes des proportions des organes, pour en étendre ou pour en restreindre les fonctions, ou pour leur en donner de nouvelles. Les différences viennent d’une autre complication ou d’une autre modification.

«Toutes les parties essentielles semblent indiquer, comme disait Buffon, qu’en créant les animaux, l’Être suprême n’a voulu employer qu’une idée, et la varier en même temps de toutes les manières possibles, afin que l’homme pût admirer à la fois, et la magnificence de l’exécution, et la simplicité du dessin.»

Avec le fil conducteur de la nouvelle méthode, on peut suivre et reconnaître une partie quelconque de l’organisation à travers ses mille usages et ses mille transformations, et expliquer facilement pourquoi elle est libre dans tel animal, soudée dans tel autre, largement développée dans celui-ci et tout à fait atrophiée dans celui-là[144].

ÉTIENNE GEOFFROY SAINT-HILAIRE.

Cuvier s’efforçait de démontrer que si, par unité de composition, on entend identité, on dit une chose contraire au plus simple témoignage des sens. Si, par là, on entend ressemblance, analogie, on énonce une proposition vraie dans certaines limites, mais aussi vieille dans son principe que la zoologie elle-même, et à laquelle les découvertes les plus récentes n’ont fait qu’ajouter, dans certains cas, des traits plus ou moins importants, sans rien altérer dans sa nature.

Geoffroy répondait que l’unité de composition n’était, ni une parfaite identité, ni une simple analogie, mais quelque chose entre-deux; qu’elle s’appliquait aux connexions et non aux formes, aux ensembles et non aux détails; qu’elle s’attachait surtout aux éléments organiques, et présidait au plan général de l’organisme, et non à ses arrangements partiels.

Cuvier n’avait-il pas été forcé d’admettre quatre types distincts dans le règne animal? or, les animaux de chacun de ces types, tous les Vertébrés par exemple, offraient-ils entre eux des identités ou des analogies?

CUVIER.

A la vérité, le grand zoologiste déclarait que la nature a laissé entre ces divers plans des hiatus manifestes, et que les Céphalopodes, par exemple, diffèrent notablement de tous les autres animaux, et ne sont le passage de rien.

Dans ses belles Recherches sur les ossements fossiles, Cuvier, antiquaire d’une nouvelle espèce, n’avait-il pas abandonné plusieurs fois sa méthode rigoureuse d’analyse, et n’était-il pas arrivé hardiment, par la synthèse philosophique, à des résultats inattendus, féconds, admirables, qui plaidaient éloquemment en faveur de la doctrine de son illustre antagoniste?

III

Près d’un demi-siècle s’est écoulé depuis cette mémorable discussion. Les prédictions de Gœthe se sont réalisées.

«L’esprit, disait ce profond penseur, gouvernera la matière. On apercevra les grandes maximes de la création; on pénétrera dans l’atelier mystérieux de Dieu! Que sont d’ailleurs nos relations avec la nature, si nous nous occupons simplement des individualités matérielles, et si nous ne sentons pas le souffle primordial qui donne à chaque partie sa direction, et qui ordonne et sanctionne chaque déviation au moyen d’une loi inhérente?»

GŒTHE.

L’unité de composition et les lois secondaires qui en dérivent se sont introduites peu à peu dans les idées, dans les livres et dans l’enseignement; elles ont produit les résultats les plus féconds et préparé l’heureuse transformation de la science. La nouvelle doctrine n’est autre chose, comme le disait Geoffroy Saint-Hilaire lui-même, que la confirmation du principe de Leibnitz, qui définissait l’univers: L’unité dans la variété. L’histoire naturelle ainsi comprise est la première des philosophies (Villemain).

Les deux grands hommes qui ont exercé une influence si diverse sur les progrès modernes de la zoologie avaient travaillé ensemble dans leur jeunesse et publié plusieurs mémoires en commun; mais bientôt la divergence de leurs vues les conduisit à désunir leurs efforts.

Esprit positif, froid et mesuré, Cuvier appliquait principalement son génie à l’observation rigoureuse des faits et aux conséquences immédiates résultant de cette observation. Il proclamait la suprême autorité de l’analyse, et redoutait les conclusions prématurées de la synthèse. Il était finaliste exagéré, et par cela même partisan de l’invariabilité absolue des espèces; il ne s’attachait qu’à trouver des caractères distinctifs. Il n’admettait d’autres lois dans les organes que des lois de coexistence et d’harmonie. Enfin, il voyait dans les classifications l’idéal auquel doit tendre l’histoire naturelle, et, dans cet idéal une fois réalisé, la science tout entière.

Penseur enthousiaste et hardi, Geoffroy Saint-Hilaire donnait une très-grande importance aux rapprochements de la synthèse, et croyait que la science devait être désormais dirigée par le flambeau de la philosophie; il proclamait la variété limitée des espèces, sous l’influence des milieux ambiants; il admettait des harmonies acquises et non originelles, contingentes et non nécessaires; il embrassait tous les êtres organisés dans une même loi, et n’accordait aux classifications qu’une valeur très-secondaire.

En résumé, Cuvier défendait la doctrine des différences, et représentait l’école analytique; Geoffroy soutenait la doctrine des ressemblances, et personnifiait l’école synthétique. L’un était l’historien de la nature, l’autre voulait en être l’interprète!

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