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Le monde de la mer

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CHAPITRE XXXIV
LE BERNARD L’ERMITE.

Je me loge où je puis et comme il plaît à Dieu.

(Boileau.)

I

Le Bernard l’ermite, ou Soldat, est un Crustacé très-bizarre et très-curieux, qui vit sur les bords de la mer. Il mérite bien un chapitre spécial.

Il diffère des Crustacés proprement dits en ce que, au lieu d’avoir le corps protégé par une armure calcaire plus ou moins épaisse et plus ou moins solide, il n’offre de cuirasse qu’en avant, c’est-à-dire à la tête et à la poitrine; tout le reste n’est revêtu que d’une peau molle et peu résistante. La partie vulnérable du Bernard est un morceau friand pour ses voraces compatriotes. Mais notre malin Crustacé connaît parfaitement la misérable faiblesse de son train postérieur. La prudence lui fait chercher quelque coquille vide, d’une taille en rapport avec la sienne. Quand il n’en trouve pas, il attaque un testacé vivant, le tue sans pitié, le mange sans remords, et s’empare de son logement, sans autre forme de procès. Une fois maître de la coquille, il s’y introduit à reculons; il s’y installe et s’y retranche comme dans un petit fort.

BERNARD L’ERMITE
(Pagurus Bernhardus Fabr.)

Aux heures des repas (et à celles des amours), le Bernard montre la tête et les pattes, surtout les grosses pinces. Il agite au-devant de lui ses deux cornes, qui sont longuettes et menues, suivant les expressions d’Ambroise Paré. Quand il marche, il accroche avec ses tenailles les corps qui l’avoisinent, et entraîne avec lui son habitation, comme l’Escargot la sienne. Mais les parties de son corps mal défendues restent toujours enfermées et protégées.

Voyez, à la marée basse, les Bernards disséminés sur les grèves rocailleuses. On croit apercevoir un grand nombre de coquillages de diverses grandeurs, qui se meuvent dans toutes les directions, avec des allures différentes de celles qui appartiennent à leur race essentiellement lente et mesurée. Si on les touche, ils s’arrêtent brusquement. On découvre bientôt que chaque maisonnette sert de résidence non pas à un Mollusque, mais à un Crustacé.

Le Bernard vit seul dans sa petite citadelle, comme un cénobite dans sa cellule ou une sentinelle dans sa guérite. Il serait bien difficile qu’il en fût autrement. C’est pourquoi on l’a surnommé l’ermite ou le soldat.

Quand notre Crustacé grossit et que son habitation d’emprunt devient gênante, il se met en quête d’un autre coquillage un peu plus grand et mieux approprié à sa taille, et il change de maison.

Le Bernard profite souvent, avons-nous dit, des coquilles vides abandonnées. Quand la marée se retire, il n’en manque pas. Il faut le voir, alors, chercher, tourner, retourner, et surtout essayer son nouveau domicile. Il fait glisser lestement son abdomen, qui est gros et contourné, tantôt dans une coquille, tantôt dans une autre, regardant avec méfiance autour de lui, et revenant bien vite à son ancien logis, si le nouveau ne lui paraît pas confortable. Il en essaye souvent un grand nombre, comme on essaye des vêtements neufs, avant d’en avoir rencontré un qui lui convienne.

Dans ses déménagements successifs, le petit sybarite, tout en se donnant un ermitage de plus en plus spacieux, ne manque pas de suivre son goût et son caprice, dans la couleur et dans l’architecture de sa nouvelle habitation.

L’ennui naquit un jour de l’uniformité!

Le rusé compère choisit une maisonnette tantôt grise ou jaune, tantôt rouge ou brune, globuleuse ou cylindrique, en forme de tourelle ou de tonneau, souvent armée de dentelures, de créneaux, de lames tranchantes ou de prolongements pointus.

Cependant notre Diogène Crustacé préfère les coquilles en spirale un peu allongée: par exemple, les Cérites, les Buccins et les Rochers.....

HABITATION D’UN BERNARD L’ERMITE[191].

Le Bernard est timide. Au moindre bruit, il se retire dans son gîte, et s’y tapit sans mouvement. Il rentre la plus petite de ses pinces et ferme la porte avec la plus grosse. Celle-ci offre souvent des poils, des tubercules ou des dents. Notre prudent cénobite se cramponne si fortement au fond de sa retraite, qu’on le mettrait en pièces plutôt que de l’en arracher. Sa queue est transformée en une sorte d’appareil d’adhérence (haftorgan) à l’aide duquel elle le fixe solidement à sa nouvelle habitation.

Ce Crustacé est robuste et vorace. Il mange avec délices les Poissons morts et les débris de Mollusques et de Vers. Il attaque aussi les animaux vivants.

Quand on introduit un Bernard dans un aquarium, il l’a bientôt bouleversé et dévasté, avec ses courses désordonnées et avec sa rapacité insatiable.

On réussit quelquefois à conserver en bonne harmonie plusieurs individus dans le même réservoir, mais cela tient plutôt à l’impossibilité où ils se trouvent de s’attaquer entre eux, étant bien barricadés et bien rusés, qu’à la douceur de leur caractère ou à l’amour de leur prochain.

En effet, ces animaux sont très-querelleurs. Deux Bernards ne peuvent guère se rencontrer sans manifester des sentiments hostiles. Chacun étend ses longues pinces et semble tâter l’autre, comme font les Araignées quand elles cherchent à saisir une mouche du côté le plus vulnérable. En général, ils se contentent de ces preuves de hardiesse mutuelle, et chaque agresseur, trouvant l’ennemi parfaitement fortifié, s’empresse de battre prudemment en retraite. Souvent il y a une véritable passe d’armes: les bras s’écartent, les pinces s’ouvrent et s’agitent d’une manière menaçante; les deux adversaires se culbutent et roulent l’un sur l’autre, mais plus effrayés que meurtris[192].

M. Gosse a vu, une fois, la lutte se terminer par un dénoûment tragique. Un Bernard s’approcha d’un confrère agréablement logé dans une coquille plus grande que la sienne, le saisit par la tête avec ses puissantes tenailles, l’arracha de son asile avec la rapidité de l’éclair, et s’y logea non moins promptement, laissant le malheureux dépossédé se débattre sur le sable, dans les convulsions de l’agonie.

Nos combats, dit Charles Bonnet, n’ont presque jamais lieu pour un objet aussi important! Il s’agissait d’une maison!

II

Une jolie espèce d’Anémone de mer, l’Anémone parasite, aime à vivre avec le Bernard. Il est des sympathies tout à fait inexplicables! Dans les aquariums, cette Anémone se fixe presque toujours sur la coquille qui sert de demeure au Crustacé, et l’on peut dire que là où s’établit le Bernard, s’établit aussi l’Anémone.

Ces deux animaux vivent ensemble en parfaite intelligence. Les observations de M. Gosse nous ont appris qu’il y a entre eux une entente cordiale et réciprocité d’affection. Ce savant observateur vit un jour un Bernard qui venait de changer d’habitation, détacher délicatement de sa vieille demeure sa chère compagne l’Anémone, la transporter avec précaution et la placer confortablement sur la nouvelle coquille, et puis, avec ses larges pinces, donner à sa bien-aimée plusieurs petites tapes pour qu’elle se fixât plus promptement.

M. A. Lloyd a été témoin plusieurs fois du même phénomène, dans son établissement de Portland-road. Il a même vu un Crustacé renoncer à changer de domicile, parce qu’il n’avait pu décider son Anémone, qui était souffrante, à déménager avec lui.

Une autre espèce de Bernard a pour compagne l’Anémone manteau. On assure que lorsque le Crabe vient à mourir, son amie inconsolable ne tarde pas à succomber.

On connaît aussi une Annélide, la Néréide à deux lignes, qui forme avec notre Crustacé une association encore plus intime. Elle s’introduit dans la coquille même qu’il habite et partage son logis. Les pêcheurs de Weymouth, qui connaissent cette particularité, ne manquent pas de briser cette coquille pour en retirer le Ver marin, dont ils font un excellent appât.

III

Nous avons rencontré un Bernard, qui probablement n’avait pas trouvé de coquille à sa convenance, blotti dans une vieille Éponge.

Nous en avons découvert un autre installé dans un morceau de pierre ponce.

Au Jardin zoologique d’acclimatation, il existait, en juillet 1861, un Bernard qui avait introduit son abdomen dans une Anémone de mer vivante. Il la traînait avec lui, bon gré mal gré, partout où il lui plaisait. L’Anémone, quand elle n’était pas trop secouée, étalait paisiblement les rayons de sa collerette, et semblait presque habituée à l’occupation de sa poche digestive. Cependant elle ne mangeait pas! Les déjections du Bernard lui servaient-elles d’aliment? Comment l’estomac de l’Anémone n’exerçait-il aucune action dissolvante sur la queue et sur le ventre du Bernard? Toujours des faits qui embarrassent la science!

IV

Un petit animal de la famille de notre Crustacé choisit une pierre plate et la couche sur son dos, comme un abri solide. Il la retient avec ses deux pattes de derrière.

La Dromie globuleuse se couvre et se protége avec une valve de coquille. Elle la porte sur elle comme un bouclier.

M. Spencer Bate avait mis dans un verre quelques Puces de mer, avec une petite Ulve verte. Au bout d’une heure ou deux, il vit avec surprise que l’une de ces petites créatures avait enroulé autour d’elle la plante marine, et s’en était fait une sorte de tube protecteur, dans lequel elle vivait commodément et paisiblement, n’en sortant que la tête et les antennes. Lorsqu’on la tourmentait, elle se retirait bien vite au centre de sa maisonnette, s’y retournait, et sortait alors la tête par l’autre extrémité.

L’Amphithoé rougeâtre[193] cherche sous les pierres, dans les crevasses des rochers ou entre les tiges des Fucus, des endroits bien abrités, et là elle se construit un petit nid, composé d’une matière soyeuse et de corpuscules étrangers étroitement unis et mastiqués. Examiné au microscope, ce nid présente une grande quantité de fils très-fins entrelacés et comme tissus d’une manière très-serrée. Çà et là on remarque quelques soies plus fortes, doubles, tordues en spirale. (Spencer Bate.)

V

Le Pinnothère[194], joli Crustacé d’un rose vif, de la taille d’un pois, se fait le commensal de quelque grosse Huître. Il entre et vit dans la maison du bivalve exactement comme chez lui.

Pline croyait que ce petit Crabe reconnaissait, en hôte généreux, l’hospitalité qu’on lui accorde (à la vérité un peu forcément). L’Huître, disait-il, est aveugle et pourrait être surprise par quelque méchant animal. Le Pinnothère, qui a des yeux très-gros et un esprit très-attentif, pince le manteau de sa patronne, toutes les fois qu’un danger la menace. Il oblige ainsi cette dernière à rapprocher ses deux battants et à fermer sa maison[195].

PINNOTHÈRE DES ANCIENS
(Pinnotheres veterum Bosc).

Plutarque apprécie différemment les services que le Pinnothère rend aux bivalves. Voici son opinion, exprimée par Montaigne: «Dans la coquille de la Nacre se trouve le Pinnothère, luy servant d’huissier et de portier, assis à l’ouverture de cette coquille qu’il tient continuellement entrebaillée, jusqu’à ce qu’il y voye entrer quelque petit poisson propre à leur prinse. Car, alors, il entre dans la Nacre, et luy va pinceant la chair vifve, et la contraint de fermer sa coquille. Lors, eulx deux, ensemble, mangent la proye enfermée dans leur fort.»

Il est vraiment dommage que ces histoires, tant celle de Pline que celle de Plutarque, soient des histoires faites à plaisir. Il n’y a de vrai que la présence du Pinnothère dans les bivalves, présence déterminée par l’instinct de sa conservation.

Ce petit Crustacé est timide et paresseux; pour se mettre en sûreté, il se loge dans les Huîtres, dans les Pinnes[196], dans les Moules et dans les Modioles.....

Suivant M. W. Thompson, sur dix-huit Moules des côtes de l’Irlande, on a trouvé quatorze Pinnothères femelles. Il n’est pas rare de rencontrer, dans le même bivalve, deux femelles et même trois, un mâle et plusieurs petits. Le Pinnothère, comme on voit, n’est pas égoïste; quand il a découvert une belle et bonne Moule, il ne la prend pas pour lui seul, il s’y établit en famille.

Il n’y a rien d’isolé dans la création. L’animal le plus humble a des rapports intimes, non-seulement avec la mer, avec les nuages, avec l’air, avec le soleil..... mais encore avec les plantes et avec les autres animaux. L’harmonie est la grande loi de la Nature. (Channing.)

Mais qui peut se vanter, dans l’Océan, de n’avoir pas d’ennemi? Le pauvre Pinnothère, quand il change de coquille, s’il ne prend pas bien ses précautions, est bientôt appréhendé au corps par quelque Crustacé plus gros et plus robuste, qui le dépèce et le dévore en un clin d’œil.....

VI

Le Bernard et les Crustacés, qui ont besoin d’un abri, terminent nos études sur les Animaux sans vertèbres.

Dans les chapitres suivants, nous traiterons des Vertébrés.

Nous marchons du simple au composé.

En zoologie, le mot composé peut être pris dans trois sens différents. Il exprime d’abord la réunion en communauté d’un certain nombre d’individus élémentaires, plus ou moins distincts les uns des autres; secondement, la fusion plus ou moins complète de plusieurs organismes particuliers ou zoonites; troisièmement, la complication plus ou moins grande des individus isolés.

Les Polypiers sont des réunions d’individus distincts.

Les Crustacés sont des associations de zoonites adhérents.

Les Poissons sont des individus isolés compliqués.

Les Coraux ont une organisation arborisée. Leurs animalcules sont associés, comme les fleurs dans une plante.

Les Anémones, les Étoiles, les Oursins....., possèdent une organisation rayonnée. Dans un grand nombre, cette structure est à peu près rigoureuse. Leurs parties répétées sont arrangées autour d’un point ou d’un axe commun, dont elles divergent presque géométriquement. Quelquefois l’ensemble présente en même temps comme une moitié droite et une moitié gauche (Dujardin). C’est un passage entre la symétrie rayonnée et la symétrie bilatérale.

Les Annélides, les Crustacés et les autres animaux dits Annelés, possèdent une organisation unisériée. Mais comme chaque zoonite se trouve composé de deux moitiés semblables latéralement accolées, il en résulte que l’ensemble est plutôt bisérié qu’unisérié; en d’autres termes, que ces animaux ont à la fois, et la structure sériée, et la structure bilatérale.

Enfin, les Vertébrés, qu’on a nommés aussi unitaires, ne présentent plus, dans leur organisme, ni disposition rayonnée, ni groupement sérié; mais ils offrent deux moitiés semblables: une à droite, l’autre à gauche. Leur symétrie est simplement bilatérale.

L’arrangement rayonné est celui des animaux les plus simples. L’arrangement bilatéral est celui des animaux les plus parfaits.

Dans le règne végétal, pour le dire en passant, les fleurs offrent aussi, dans la disposition de leurs parties similaires, tantôt le plan rayonné, tantôt le plan bilatéral. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter les yeux sur une Renoncule ou sur un Œillet, et sur une Linaire ou sur une Sauge. Les botanistes, nous en ignorons la raison, appellent régulier ce premier mode d’arrangement, et irrégulier le second. Dans leurs classifications, ils regardent les plantes à fleurs régulières comme plus parfaites que les plantes à fleurs irrégulières. On vient de voir que les fleurs dites irrégulières ne diffèrent des autres que par une symétrie différente. Si les caractères avaient la même importance dans les deux règnes, les fleurs à symétrie bilatérale seraient plus élevées en organisation que les fleurs à symétrie rayonnée.

Les botanistes et les zoologistes devraient de temps en temps, sortir de leurs études exclusives, regarder un peu ce qui se fait de bon chez le voisin, et se mettre d’accord avec lui. La science y gagnerait.

Lecteur, veuillez pardonner les considérations générales qui terminent ce chapitre. Nous venons d’aborder, sans nous en douter, un des sujets les plus importants de la zoologie. Ce n’était peut-être pas la place dans un livre qui n’est pas savant et dont l’auteur ne cherche pas à le paraître.....

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