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Le monde de la mer

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CHAPITRE XXX
LES CIRRIPÈDES.

«Les méthodes les plus parfaites sont des espèces de filets scientifiques dont, malgré toutes nos précautions, il s’échappe toujours quelque chose.»

(Montbeillard.)

I

La mer est bien plus riche que les continents en productions singulières, disait Charles Bonnet. Que de bizarres animaux elle fait et défait à chaque instant!

Parmi ses habitants les plus extraordinaires, il faut ranger les Anatifes.

Ces animaux ont une physionomie sui generis. Ils sont enfermés dans une sorte de mitre calcaire comprimée, composée de cinq pièces, deux de chaque côté, et la cinquième sur le bord dorsal. Cette mitre est portée par un pédicule très-gros, qui la fixe à quelque corps solide; pédicule ridé transversalement, tubuleux, flexible, opaque et brunâtre vers le haut, demi-transparent et couleur de chair à sa partie inférieure.

La fixation d’un animal est un indice d’infériorité organique: car la faculté de se mouvoir volontairement constitue un des grands attributs de la sensibilité. Dès qu’un être vivant est capable d’éprouver des sympathies et des antipathies, il faut nécessairement qu’il puisse se porter vers les objets qui lui conviennent et s’éloigner de ceux qui lui déplaisent. Un arbre, qui est insensible, ne se meut pas. Un oiseau, qui sent, est locomotile. Aussi, pour le dire en passant, l’invention des Hamadryades de la Fable était une combinaison tout à fait déraisonnable, nous allions dire absurde. La Providence ne pouvait pas créer des êtres animés sensibles comme des femmes et enracinés comme des arbres: c’eût été le comble de la barbarie (de Candolle).

ANATIFES LISSES
(Anatifa lævis Lamarck).

D’après ce qui précède, il est permis de conclure que plus un animal est sensible, plus il est locomotile; ou bien, en retournant la proposition, moins il est locomotile, moins il est sensible, ou, ce qui revient au même, moins compliqué en organisation.

Les Anatifes ne possèdent pas la faculté de se mouvoir. On pourrait donc décider à priori que ce sont des animaux à structure dégradée. Cependant, parmi les Invertébrés fixés, on les regarde comme les plus élevés par la structure.

Les Anatifes forment une classe désignée sous les noms de Cirripèdes ou Cirropodes, comme on voudra.

Les naturalistes ont été longtemps en désaccord sur les affinités naturelles de cette classe. Les uns la mettaient parmi les Mollusques, les autres parmi les Articulés. On la place aujourd’hui avec ces derniers, et l’on regarde les Cirripèdes comme intermédiaires entre les Crustacés et les Annélides, ou comme des Crustacés dégradés et sédentaires. (Thompson, Burmeister.)

La Nature s’est toujours jouée et se jouera toujours de nos classifications!

Le pédicule des Cirripèdes peut cependant se mouvoir dans un certain rayon, et porter l’animal en haut, en bas, à droite et à gauche. Ces mouvements sont lents, imparfaits, mais très-certainement volontaires.

Les Anatifes s’attachent aux rochers, aux troncs d’arbres baignés par la mer, aux débris des navires naufragés. On les rencontre assez souvent sur les fragments de bois à moitié pourris, apportés par les marées.

Les pièces calcaires qui protégent les organes s’écartent de temps à autre, et l’Anatife fait sortir des bras ou pieds, appelés cirres; d’où les noms de Cirripèdes et de Cirropodes. Ces bras sont ordinairement au nombre de douze et disposés longitudinalement sur deux rangs, six de chaque côté. Ils sont formés de petites articulations garnies de cils, et semblent plumeux. Dans l’état de repos, ils s’enroulent comme de jeunes feuilles de Fougère ou comme la crosse d’un évêque. Quand l’animal veut s’en servir, il les déploie et les allonge.

II

Le nom d’Anatife vient de Anas (canard), et fero (je porte, je produis), parce que l’on a cru pendant longtemps, sur les côtes de l’Écosse, que cette curieuse bête était une sorte d’œuf pédiculé, qui donnait, au bout d’un certain temps, un oiseau palmipède, de la famille des Canards! Des pêcheurs ont même assuré avoir entendu les cris confus du jeune poussin encore enfermé dans la mitre testacée. D’autres ont raconté avec détail comment l’oiseau prenait naissance. Il montre d’abord les pattes, puis le corps, et puis le bec; il éclôt à reculons et tout nu. Il tombe dans la mer, où il revêt bientôt son plumage, et devient alors, ou une Bernache, ou une Macreuse.....

Quelle est la source de cette croyance populaire? On suppose qu’elle vient de la grossière ressemblance qui existe entre les cirres d’apparence plumeuse de l’Anatife et les ailes d’un oiseau!

III

Les Cirripèdes se nourrissent de bestioles microscopiques. Ils les attirent et les saisissent par un mécanisme très-simple et très-élégant. Les cirres, placés vers l’orifice de la coquille, sont presque toujours en action; ils sortent et rentrent alternativement, et battent l’eau avec rapidité et symétrie. Lorsque ces organes sont tout à fait étendus, leurs tiges flexibles et plumeuses constituent douze jolis appareils collecteurs, qui attirent, balayent, rassemblent et poussent dans la bouche les animalcules et les autres parcelles nutritives qui sont à leur portée.

La bouche de l’Anatife est placée, non pas à l’entrée de la coquille, comme les bras, mais dans le fond. Elle présente deux mâchoires latérales.

IV

Nos pauvres Cirripèdes, fixés par un pédicule, sans tête et sans jambes, semblent, au premier abord, bien déshérités par la Providence. Mais, quand on les examine de près et avec un peu d’attention, on y découvre des instincts qui surprennent, des actes qui confondent et des combinaisons merveilleuses qui redoublent nos sentiments d’admiration pour la puissance créatrice.

Comme les Anatifes ne changent pas de place, il ne devait pas y avoir, chez eux, de mâles et de femelles séparés. Car, s’il y en avait eu, comment ces malheureuses bêtes auraient-elles pu aller les unes vers les autres, se poursuivre, s’atteindre et se choisir? L’amour suppose toujours le mouvement. Voyez comme, aux époques fortunées, tous les animaux de la Nature, dans l’eau comme dans l’air, deviennent agités et remuants!

On comprend pourquoi, chez nos immobiles Cirripèdes, les deux sexes se trouvent associés dans le même individu, comme ils le sont dans la plupart des fleurs, dans une Rose, par exemple.

Autre merveille! Les nouveau-nés ne ressemblent en aucune manière à leurs parents. Au sortir de l’œuf, ils n’ont pas de pédicule et nagent librement. Ils se meuvent même avec beaucoup d’activité. Et, comme pour se transporter d’un endroit dans un autre, il faut pouvoir se diriger, la Nature leur a octroyé, avec des nageoires très-mobiles, un œil très-gros, placé au milieu du front.

CIRRIPÈDE JEUNE ET LIBRE
(Larve du Chthamalus stellatus Darwin).

Ces nageoires et cet œil n’existent plus chez l’adulte. La locomotion et la vision devenaient inutiles dans un animal adhérent.

CIRRIPÈDE ADULTE ET ADHÉRENT
(Balanus tintinnabulum Darwin).

Voilà donc une bête dont la larve est, à certains égards, plus compliquée en organisation que l’animal PARFAIT!

Si les pauvres Anatifes, esclaves de leur pédicule, avaient des yeux, ils verraient leurs jeunes larves nager autour d’eux, bondir et folâtrer..... Que penseraient-ils de cette émancipation si extraordinaire et si complète? Probablement ce que pense une Poule éplorée, enchaînée au rivage, quand sa couvée de Canards se précipite dans une pièce d’eau? Heureusement, les Anatifes ne jouissent pas du sens de la vue..... Mais leurs petits, qui ont un œil, que pensent-ils, les vagabonds! de l’immobilité de leur maman?

Un phénomène analogue se rencontre chez d’autres Invertébrés, par exemple chez plusieurs animalcules infusoires. M. Ehrenberg a trouvé, dans les jeunes Eudorines, un œil rouge qui manque chez la mère. Les petits sont ici plus clairvoyants que les parents!

Dans la société des hommes, la loi commune protége toujours les mineurs, c’est-à-dire les plus faibles et les moins expérimentés. Dans l’économie de la Nature, la sagesse infinie défend les larves encore plus efficacement. Elle leur donne les moyens de résister elles-mêmes à tous les agents de destruction, animés ou inanimés, dont elles sont entourées. Dans son immense bonté, la Providence est pleine de tendresse et de sollicitude pour ses moindres enfants.

Plusieurs savants zoologistes, partant de l’idée que l’Homme représente l’organisme le plus parfait de la Nature, ont considéré les animaux comme des embryons plus ou moins avancés, arrêtés dans leur développement, et jetés avant terme dans ce monde. Suivant eux, la limite d’évolution pour une espèce n’est que le premier, le second, le troisième degré pour une autre espèce....., et l’animal le plus compliqué a passé, pour arriver à la combinaison de ses organes, par une série de variations fœtales qui correspondent aux états définitifs de plusieurs autres animaux moins heureusement organisés.

Cette théorie est séduisante, au premier abord. Mais l’exemple des larves qui ont des nageoires et des yeux et qui les perdent en devenant adultes, démontre que, dans la formation des organismes, il y a autre chose que des développements successifs arrêtés à différents degrés.

On peut ajouter que les diverses parties qui entrent dans la composition d’un animal donné ne présentent pas, généralement, entre elles, une complication correspondante. Tel organisme qui se trouve au-dessus d’un autre par son appareil respiratoire, est quelquefois au-dessous par son appareil locomoteur; tandis que tel autre, qui ressemble à ce dernier par ces deux ordres d’organes, peut en différer essentiellement par son système nerveux ou par son système digestif..... On rencontre d’ailleurs, dans des espèces plus ou moins simples, des instruments qui n’existent pas même à l’état de rudiment, dans des espèces plus ou moins compliquées!.....

L’harmonie générale des animaux obéit à des lois plus nombreuses et plus difficiles à formuler que celles qui président à l’embryogénie de tel ou tel individu.....

Tout ce qui précède fait voir que la théorie ancienne, reproduite de nos jours, d’une série linéaire continue des êtres organisés, ou d’une chaîne animale, est une hypothèse inadmissible. La Nature a lié les organismes par un réseau plutôt que par une chaîne. Une carte géographique suffirait à peine pour indiquer les rapports multipliés qui unissent, soit les familles entre elles, soit les genres dans une même famille, soit les espèces dans un même genre.

Mais ne nous perdons pas dans des divagations étrangères au sujet de nos études, et hâtons-nous de revenir aux Anatifes.

Les larves cyclopes de nos animaux ont un corps à peu près triangulaire, couvert d’un large bouclier. Elles présentent en avant deux petites cornes divergentes, et en arrière une queue double. Elles possèdent, sur les côtés, six nageoires inégales: les deux antérieures très-grandes et très-simples, les quatre autres très-courtes et bifides. Ces larves grossissent lentement. A une époque déterminée, elles perdent non-seulement leurs nageoires et leur œil, mais encore leurs antennes et leur queue..... Elles se transforment en Anatifes; elles sont alors fixées, pédiculées et mitrées. C’est une autre organisation.

«Chaque animal a ses beautés naturelles. Plus l’Homme les considère, plus elles excitent son admiration, et plus elles le portent à glorifier l’Auteur de la nature.» (Saint Augustin.)

V

Les autres Cirripèdes diffèrent plus ou moins des Anatifes. La plupart n’ont pas de pédicules. La mitre, ou le corps qui la représente, est adhérente sans intermédiaire; quelquefois elle s’enfonce profondément dans le tissu.

Le nombre de pièces qui composent la coquille peut être au-dessus ou au-dessous de cinq.

Les Glands de mer, ou Balanes, ont un tube calcaire court, à plusieurs pans, dont l’ouverture est fermée plus ou moins par deux ou quatre battants mobiles.

Ces animaux s’attachent à la carapace des Tortues de mer, ou se greffent à la peau des Cétacés. Ils varient suivant les monstres marins sur lesquels ils sont placés. Chaque espèce de Baleine a ses parasites propres, lesquels sont tantôt des Coronules, tantôt des Tubicinelles.

Les Coronules forment des taches circulaires, hexagonales, qui maculent le dos de ces gigantesques animaux.

CORONULE DE LA BALEINE
(Coronula diadema Lamarck).

Sur un petit lambeau de 40 centimètres de long et de 10 de large, détaché de la lèvre d’une Baleine, conservé dans le musée de l’École supérieure de pharmacie de Paris, nous avons compté quarante-cinq Coronules, la plupart adultes, symétriquement arrangées comme les pierres d’un pavé.

TUBICINELLE DE LA BALEINE
(Tubicinella Balænarum Lamarck).

Les Tubicinelles sont moins déprimées et plus étroites que les Coronules: elles pénètrent à un décimètre et plus dans l’épaisseur de la peau; elles vivent dans le lard. Vous figurez-vous exactement ce que doit être une habitation, une prison, toute une existence dans le lard d’une Baleine?

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