Le monde de la mer
CHAPITRE XIII
LES MÉDUSES.
«Le Polypier fit la Méduse; la Méduse fait le Polypier.»
(Michelet.)
I
MÉDUSE CROISÉE
(Rhizostoma cruciata Lesson).
Voyez ces cloches demi-transparentes qui flottent gracieusement dans la mer! Ce sont des Méduses, organisations extraordinaires qui constituent une grande classe d’animaux fragiles et vagabonds, désignés par Cuvier sous le nom d’Acalèphes. Nous dirons plus loin pourquoi ce nom.
MÉDUSE DE GAUDICHAUD
(Chrysaora Gaudichaudii Lesson).
Les Méduses ressemblent à des calottes, à des ombrelles, ou mieux peut-être à des Champignons élégants et délicats, dont le pédicule serait remplacé par un corps également central, mais profondément divisé en lobes divergents. Ces lobes sont sinueux, tordus, crispés, frangés..... Au premier abord, on serait tenté de les prendre pour des espèces de racines.
Les bords de l’ombrelle sont entiers ou denticulés, quelquefois découpés, souvent ciliés, ou bien pourvus de longs appendices filiformes qui descendent verticalement dans l’eau.
Tantôt l’animal est incolore et d’une limpidité presque égale à celle du cristal; tantôt il paraît légèrement opalin, d’un bleu tendre ou d’un rose affaibli. D’autres fois il présente les teintes les plus vives et les reflets les plus brillants.
MÉDUSE AUX BEAUX CHEVEUX
(Cyanæa euplocamia Lesson).
Dans certaines espèces, les parties centrales seulement sont colorées; elles se montrent rouges ou jaunes, bleues ou violettes. Le reste est sans couleur.
Dans d’autres, la masse centrale semble vêtue d’un voile extrêmement mince, diaphane et irisé, semblable à la lame légère et fugace d’une bulle de savon, ou bien à la cloche transparente qui recouvre un bouquet de fleurs artificielles.
Les Acalèphes sont des animaux sans consistance, pénétrés de beaucoup d’eau. On a de la peine à comprendre comment leur trame délicate peut résister à l’agitation des flots et à la force des courants. La vague les balance sans les meurtrir; la tempête les disperse sans les tuer. Quand on retire de la mer ces favoris de la Nature et qu’on les jette sur la plage, leur substance se dissout; l’animal se décompose, il se réduit à presque rien. Si le soleil est bien ardent, cette désorganisation s’opère en un clin d’œil.
Les vagues, en se retirant, déposent souvent sur la grève des amas de pauvres Méduses, qui s’y fondent comme des glaçons.
On dit que certaines espèces très-grandes, du poids de 5 à 6 kilogrammes, ne contiennent que 10 à 12 grammes de matière solide.
M. Telfair vit, en 1819, sur le rivage de Bombay, une Méduse énorme abandonnée; elle pesait plusieurs tonneaux. Trois jours après, l’animal commençait à se putréfier. M. Telfair fit surveiller cette décomposition par les pêcheurs du voisinage, afin de recueillir les os ou les cartilages de cette grosse bête, si par hasard elle en avait. Mais elle se pourrit tout entière et ne laissa aucun reste. Il fallut pourtant neuf mois pour qu’elle disparût complétement.
Les Acalèphes de nos côtes sont loin d’avoir une taille aussi monstrueuse; beaucoup peuvent passer pour de petits animaux. Un des plus délicats est la Turris négligée[58], qu’on a décrite comme une clochette de verre rouge ornée de quatre raies transversales et de quatre appendices blancs disposés en croix. Aux bords de la clochette règne une frange neigeuse du plus joli effet.
Les Acalèphes sont quelquefois réunis en nombre considérable. Les barques qui traversent l’étang de Thau rencontrent, à certaines époques de l’année, des colonies nombreuses d’une espèce de la taille d’un petit melon, presque transparente, blanchâtre comme de l’eau troublée par un nuage d’anisette. On serait tenté de prendre ces animaux pour une collection flottante de bonnets grecs de mousseline.
LIZZIA DE KÖLLIKER (TRÈS-GROSSIE)
(Lizzia Kœllikeri Gegenbauer).
La Lizzia de Kölliker est si petite, qu’on la distingue à peine dans la transparence de l’eau.
Sur les côtes du Groenland, on remarque souvent de grands espaces colorés en brun foncé par la jolie Méduse brune tachetée. Un centimètre cube d’eau en contient, dit-on, plus de 3000, et un de leurs bancs, qui présente une étendue insignifiante par rapport à l’Océan, se compose au moins de 1600 milliards de ces animalcules (Schleiden). Quelle source de réflexions philosophiques et de poétiques rêveries!
Les Méduses étant flottantes et légères, les courants et les autres mouvements de la mer les entraînent souvent à de très-grandes distances de leur pays natal. Les myriades d’individus que mangent les Baleines sont transportés des côtes du Mexique jusqu’aux îles Hébrides, l’une des principales stations de ces énormes Cétacés.
II
Pendant longtemps, les Acalèphes ont été négligés par les naturalistes, qui les prenaient, comme l’avait fait Réaumur, pour des masses de gelée ou pour une eau gélatinée. On ignorait que c’étaient de véritables animaux. Constant Duméril eut l’idée d’injecter leurs cavités avec du lait. Il vit ce liquide se distribuer dans des canaux nombreux, d’une grande régularité. On découvrit bientôt les organes de la digestion et ceux de la circulation..... M. Ehrenberg montra, dans une espèce d’Aurélie, une complication des plus inattendues. Enfin, la science réussit à pénétrer tout à fait dans les mystères de leur structure intérieure.....
Quoi qu’il en soit de ces études de plus en plus merveilleuses, les gélatines vivantes dont il s’agit sont toujours des ébauches de la vie, et, comme on l’a dit très-justement, elles fondent et refondent des millions de fois avant que la Nature élabore avec leur substance une portion quelconque d’un animal solidement constitué!
III
Les Méduses se nourrissent de petits animaux marins, principalement de Vers et de Mollusques. Leur bouche est placée au milieu de leur pédicule; quelques-unes possèdent plusieurs bouches.
Ces singulières bêtes sont très-gloutonnes et avalent leur proie sans la mâcher, voire même sans la diviser. Quand celle-ci résiste, l’Acalèphe tient bon, jusqu’à ce que la malheureuse victime soit épuisée de fatigue. On a vu une Méduse ne pas lâcher un animal qu’elle avait saisi par la tête, quoique celui-ci, par ses efforts énergiques, lui eût complétement tourné l’estomac à l’envers.
Des Méduses emprisonnées dans un vase avec des Crustacés ou des Poissons de petite taille les dévorent fréquemment. Et cependant ces derniers, plus compliqués en organisation, sont doués d’une intelligence plus que suffisante pour apercevoir le danger. Apparemment, dit M. Forbes, les Méduses trouvent des jouissances toutes démocratiques dans la destruction des animaux des classes élevées! O rivalité des castes et des conditions! Il y a donc partout de la démocratie et de l’aristocratie!
IV
Le corps des Méduses se dilate et se contracte alternativement. Ce double mouvement est un des principaux éléments de leur progression. Il avait été observé par les anciens, et comparé par eux à ceux de la poitrine humaine pendant la respiration. C’est pourquoi ils appelaient nos animaux, Poumons de mer.
Quand les Méduses voyagent, leur partie convexe est toujours en avant, de manière que la petite calotte devient un peu oblique. Si, pendant qu’elles naviguent, on les touche, même légèrement, elles replient leurs tentacules, contractent leur ombrelle, et s’enfoncent dans la mer.
Une étude attentive des parties marginales des Acalèphes a fait découvrir, chez un certain nombre, des organes visuels et auditifs. M. Kölliker avait constaté l’existence des premiers dans une Océanie. M. Gegenbauer les a retrouvés dans plusieurs autres genres (Rhizostomes, Pélagies); il a reconnu en même temps la présence des seconds. Les yeux consistent en de petites masses hémisphériques, celluleuses, colorées, dans lesquelles sont enfoncés à moitié de petits cristallins globuleux, dont la partie libre est parfaitement à nu.
Les appareils auditifs se trouvent accolés à ces organes; ce sont de petites vésicules remplies de liquide. Il existe donc des yeux sans paupières et sans cornée, et des oreilles sans ouverture et sans pavillon!...
V
Mais c’est la reproduction de ces êtres fugitifs, parfaitement étudiée de nos jours, qui a présenté de merveilleux phénomènes.
A une époque de l’année, les Méduses sont chargées d’œufs ornés des couleurs les plus vives, suspendus en larges festons à leurs corps flottants. Ces œufs sont très-petits.
Dans certaines espèces, ils se développent greffés au corps de la Méduse, et ne se détachent qu’après leur complet développement.
Dans d’autres, les larves qu’ils produisent ne ressemblent nullement à leur mère. Elles sont allongées, vermiformes, un peu élargies à leur extrémité: on dirait des Sangsues microscopiques. Elles possèdent des cils vibratiles à peine perceptibles, qui exécutent des mouvements assez vifs. Au bout d’un certain temps, elles se transforment en Polypes pourvus de huit tentacules.
NAISSANCE DE MÉDUSES
(D’après un dessin de M. Lacaze-Duthiers).
Cette sorte d’animal préparatoire, créature vraiment surprenante, jouit de la faculté de se reproduire par des tubercules ou bourgeons, qui naissent à la surface de son corps, et aussi par des filaments qui en surgissent çà et là. Un seul individu peut devenir ainsi la source d’une nombreuse colonie.
Ce Polype subit une transformation des plus remarquables. Sa structure se complique; son corps s’articule, et paraît composé d’une douzaine de disques empilés les uns sur les autres, comme les rondelles d’une pile de Volta.
LARVES DE MÉDUSES.
Le disque supérieur est bombé; il se sépare de la colonne après des efforts convulsifs: il devient libre. Il en résulte une Méduse excessivement petite, assez semblable à une étoile[59].
Tous les disques, c’est-à-dire tous les individus, s’isolent les uns après les autres et de la même manière.
Ainsi, des Zoophytes sexués se propagent suivant les lois ordinaires; mais ils engendrent des enfants qui ne leur ressemblent pas, et qui sont neutres, c’est-à-dire non sexués (agames). Ceux-ci produisent, par bourgeonnement et par fissiparité, des individus semblables à eux. Ils peuvent donner aussi des individus sexués; mais, avant l’apparition de ceux-ci, l’animal, qui était simple, se transforme en animal composé, et c’est de la désagrégation des éléments de ce dernier que naissent des individus pourvus de sexe, c’est-à-dire les animaux les plus complets.
Ces deux modes de propagation si différents (la sexuelle et la non sexuelle) se succèdent d’une manière régulière. Ils constituent ainsi une combinaison qui a reçu le nom de génération alternante, génération dans laquelle, ainsi que nous venons de le dire, les enfants ne ressemblent jamais à leur mère, mais bien à leur grand’mère.
On appelle nourrices (dénomination assez mal choisie) les individus neutres qui produisent les individus sexués.
Ces transformations successives qui ont lieu dans le même animal paraissent, au premier abord, bien extraordinaires. Cependant il se passe autour de nous, et chaque jour, des phénomènes analogues auxquels nous n’accordons qu’une assez mince attention, probablement parce qu’ils sont très-communs et que nous y sommes très-habitués. Par exemple, les Papillons les plus brillants et les plus vagabonds pondent des œufs immobiles, arrondis et sans aucune espèce d’élégance. Ces œufs produisent des chenilles destinées à ramper avec peine, vêtues le plus souvent avec simplicité. Ces chenilles, à leur tour, se changent en chrysalides condamnées à un repos léthargique, ovoïdes, couleur de corne, et ressemblant à des momies. Enfin, celles-ci se transforment en riches, légers et pétulants Papillons. Supposons ces insectes excessivement rares et cachés dans les profondeurs de l’Océan, n’est-il pas vrai qu’il aurait fallu beaucoup de temps pour reconnaître que l’œuf, la chenille, la chrysalide et le Papillon ne sont qu’un même animal? Si cet insecte avait une organisation moins compliquée, il est probable que sa chenille ou sa chrysalide (et peut-être même son œuf!) pourraient se reproduire gemmiparement ou fissiparement, c’est-à-dire par bourgeons et par scissions, et nous aurions des phénomènes exactement semblables à ceux qui se présentent dans l’évolution d’une Méduse.
Tous les médecins savent aujourd’hui que les Ténias, vers parasites rubanés et articulés, ont des larves (Cysticerques) très-différentes de l’état parfait, qui possèdent la faculté de produire d’autres larves. Chose étonnante! ces curieux animaux sont simples à une époque de leur vie, composés à une seconde époque, et redeviennent simples à une troisième.
Nous ne saurions trop le répéter, tout change et rechange dans la Nature. Dieu seul ne change pas!
Ce qui est digne de remarque chez les Papillons, c’est cette alternance de vitalité exaltée et de vitalité latente, de mouvement et de repos, qu’on observe dans la succession de leurs métamorphoses. L’œuf est immobile, la chenille rampe, la chrysalide dort, et le Papillon s’élance dans les airs. Chaque temps d’évolution est précédé par un temps d’arrêt. C’est là une des grandes lois de la physiologie. Voyez le modeste Ver à soie: toutes les fois qu’il se dispose à changer de vêtement, il demeure quelque temps dans une sorte de torpeur. Il se prépare, par un simulacre de la mort, aux mouvements d’une nouvelle vie.
«La tendance aux métamorphoses, dans le règne animal, considérée dans son ensemble, devient de plus en plus prononcée, à mesure qu’on s’éloigne davantage des types les plus élevés de l’organisation.» (Quatrefages.)
VI
Quelques Méduses donnent naissance, quand on les touche, à une sensation brûlante qui rappelle celle des Orties. De là les noms d’Orties de mer et d’Acalèphes sous lesquels on a désigné ces animaux.
Une des plus redoutables, parmi ces espèces remarquables, c’est la Méduse chevelue[60], la terreur des baigneurs et des baigneuses. L’animal représente une jolie ombrelle brune, découpée et festonnée, avec un gros pédicule et des bras nombreux, longs et rubanés, qui forment après elle une chevelure flottante, d’autant plus dangereuse qu’elle est presque diaphane. Quand on s’embarrasse imprudemment au milieu de ces filaments empoisonnés, on sent bientôt des douleurs aiguës insupportables. La Méduse, en fuyant, abandonne souvent ses cheveux, qui se détachent. Ces derniers, quoique isolés, agissent toujours, comme si l’animal était présent et comme s’il voulait se venger de leur séparation.
Les organes urticants des Méduses sont des coques très-petites disséminées dans leur peau, sur laquelle elles forment des saillies plus ou moins tuberculeuses. On les observe surtout à l’extrémité ou le long des tentacules. Ces coques sont dures, diaphanes et doublées d’une membrane mince et flexible. Au fond de leur cavité se trouve un fil long et ténu, enroulé sur lui-même pendant le repos. Ce fil peut sortir de la bourse, et l’on voit alors à sa base une ou plusieurs pointes aiguës en forme de dards. Ces poignards microscopiques, probablement creusés d’un petit canal, sont portés par une glande qui sécrète une sorte de venin. C’est avec ces petits appareils que les Méduses, dont le tissu est si faible, si délicat, et l’intelligence si obtuse, si bornée, peuvent se défendre et même attaquer. La sensation brûlante qu’elles déterminent, quand on a l’imprudence de les toucher, est si forte, qu’elle peut produire l’effet d’un vésicatoire, et donner naissance à une affection qui dure quelques jours.
La Méduse d’Aldrovande[61], qui vit dans la Méditerranée, et la Méduse de Cuvier[62], qui se trouve dans la Manche, sécrètent une bave qui offre des propriétés assez irritantes. On assure qu’une seule goutte suffit pour déterminer une inflammation de la conjonctive et même des paupières. Cette bave fait naître sur la main de très-petites élevures, accompagnées d’une vive démangeaison.
VII
C’est dans la classe des Acalèphes que les naturalistes ont placé les Béroés et les Vélelles.
BÉROÉ
(Beroe pileus Gmelin).
Les Béroés ont un corps ovoïde ou globuleux, garni de côtes plus ou moins saillantes ornées de dentelles et hérissées de filaments. Ces côtes forment quelquefois des sortes d’ailes. Certains Béroés ressemblent à de petits barils sans fond; leurs couleurs sont éclatantes: on dirait des émaux vivants.
L’espèce des côtes de l’Irlande, appelée pomiforme[63], est une petite sphère du plus pur cristal, nuancée des couleurs de l’iris. Quand elle mange, on distingue sa proie à travers son tissu. Ses côtes sont frangées; on y remarque des cils diaphanes très-mobiles, à l’aide desquels le délicieux ballon glisse et avance dans les eaux, comme un petit météore. Les mouvements des cils ont lieu avec alternance, c’est-à-dire que ceux d’une rangée s’agitent avec vivacité pendant que ceux de la rangée voisine se reposent, et que ces derniers, à leur tour, se mettent en mouvement quand les premiers sont en repos. Ce Béroé semble capricieux dans ses évolutions: quelquefois il monte à la surface de la mer, lentement, comme une bulle qui s’élève, et redescend avec la même lenteur; d’autres fois il opère une ascension d’une excessive rapidité et une descente comme la chute d’une pierre. D’autres fois encore, sans s’élever ni descendre, il pirouette sur son axe vertical, et décrit une suite de cercles transversaux, comme un gracieux valseur. (Rymer Jones.)
Cette jolie espèce possède deux tentacules six fois plus longs que son corps, très-fins, très-délicats, composés d’un axe capillaire flexueux, donnant des branches latérales courtes et arborisées. Ces tentacules descendent en divergeant de la partie inférieure du corps; ils sont très-onduleux et ressemblent à des fils d’Araignée. On assure que leur surface est couverte de vésicules microscopiques étroites et piquantes, qui servent probablement à étourdir ou à tuer la proie (Strethill Wright). L’organe le plus faible a toujours quelque moyen de perfection; il peut même devenir, comme on voit, un instrument très-dangereux.
On connaît un Béroé phosphorescent[64]. Quand il tourbillonne, il produit l’effet d’un petit corps lumineux en forme de colonne torse, qui change constamment de place en tournant sur lui-même.
VÉLELLE
(Velella limbosa Lamarck).
Les Vélelles ont un cartilage intérieur, ovale et transparent, qui soutient la substance gélatineuse de leur corps. Celui-ci est une ombrelle d’un bleu foncé, garnie en dessous de nombreux suçoirs. Une crête verticale, en forme de voile, est implantée sur son cartilage et croise obliquement son dos.
Les Vélelles flottent souvent en grand nombre à la surface des vagues, maintenues à fleur d’eau par l’air qui les leste et poussées par le zéphyr qui frappe sur leur voile.
VIII
On a nommé Hydrostatiques ou Hydroméduses, les animaux de la même classe, essentiellement nageurs, qui possèdent une ou plusieurs vessies ordinairement remplies d’air, ou bien des cloches natatoires de forme variée. Ces élégants animaux flottent souvent sur les ondes, au milieu des plus grandes agitations de la mer, comme de faibles nacelles surprises par la tempête; mais ils sont insubmersibles, et, quoi qu’il arrive, ils restent toujours à la surface.
HYDROMÉDUSE
(Vogtia).
Ces autres Acalèphes présentent généralement des tentacules grêles ou fils pêcheurs, plus ou moins longs, souvent nombreux et de la plus grande délicatesse.
Leurs vessies ou leurs cloches les soutiennent dans la mer; leurs tentacules les dirigent dans leur marche, et leurs fils pêcheurs leur servent à la fois d’organes de défense, d’organes de préhension et d’organes de succion.
Les Hydroméduses sont des animaux composés, des sortes de Polypiers voyageurs. Leurs colonies forment des franges, des guirlandes, des grappes d’une légèreté remarquable. Ces colonies peuvent offrir trois sortes d’animalcules élémentaires: des individus nourriciers stériles, des individus prolifères sans bouche, et des individus à la fois nourriciers et fertiles. Les premiers ne manquent à aucun genre; les seconds et les troisièmes n’existent pas toujours. On rencontre encore, chez les Hydroméduses, des bourgeons reproducteurs, soit isolés, soit agglomérés. (C. Vogt.)
Ces curieux animaux présentent, ou bien une grande ampoule qui domine toute leur organisation, ou bien des cloches natatoires égales ou inégales, simplement rapprochées ou diversement emboîtées.
Les organes natatoires sont passifs dans les Physalies.
Voyez, sur la mer calme, cette grande vessie oblongue, relevée en dessus d’une crête saillante, oblique et ridée, qui ressemble à une petite voile de pourpre et d’azur tendue sur une nacelle de nacre. Ce brillant Zoophyte est désigné par les marins sous les noms de Vessie de mer, de petite Galère, de Vaisseau de guerre portugais..... Les savants l’appellent Physalie pélagique[65]. En dessous de la vessie, naissent un grand nombre de tentacules charnus, cylindriques, tordus, rayés, qui descendent perpendiculairement comme des sondes de soie bleue. Ceux du milieu portent des groupes de petits filaments; les latéraux se divisent en deux branches grêles, souvent très-inégales. Ces longs filaments sont semés de gouttelettes chatoyantes ou de perles étoilées couleur indigo, qui dessinent des bordures, des zigzags ou des spirales d’une élégance peu commune.
PHYSALIE
(Physalia antarctica Lesson).
«Les Galères, dit Lesson, cheminent parées des plus riches couleurs. La partie vésiculeuse et la crête, remplies d’air, sont d’un blanc nacré argentin, auquel s’unissent les teintes les mieux fondues de bleu, de violet et de pourpre. Un carmin vif colore les bouillonnements du biseau de la crête, et le bleu d’outremer le plus suave teint les divers tentacules.»
Gardez-vous de toucher à ce petit vaisseau vivant: une cuisson plus brûlante que celle de la piqûre des Orties punirait la main téméraire qui oserait le saisir. Cette sensation est produite par un liquide corrosif bleu, de consistance légèrement sirupeuse (Lesson). Le mal dure assez longtemps. Il entraîne quelquefois une tendance syncopale (Dutertre, Leblond). Mais, en général, il ne s’étend pas au delà de la main.
«La Vessie de mer, dit le père Feuillée, m’occasionna, en la touchant, des douleurs si vives, que j’en eus des convulsions.»
Le père Dutertre, étant aux Antilles, dans une petite embarcation, vit un jour une Galère; il essaya de la saisir: «Je ne l’eus pas plutôt prise, que toutes ses fibres m’engluèrent la main, et à peine en eus-je senti la fraischeur (car elles sont froides au toucher), qu’il me sembla avoir plongé mon bras, jusqu’à l’épaule, dans une chaudière d’huile bouillante, et cela avec de si estranges douleurs, que quelque violence que je pusse faire pour me contenir, de peur qu’on ne se moquast de moy, je ne pus m’empescher de crier par plusieurs fois à pleine teste: Miséricorde, mon Dieu! je brusle! je brusle!...»
Leblond, dans son Voyage aux Antilles, donne une figure de la Physalie pélagique, et dit: «Un jour, je me baignais avec quelques amis dans une grande anse, devant mon habitation. Pendant qu’on pêchait de la Sardine pour le déjeuner, je m’amusais à plonger à la manière des Caraïbes, dans la lame près de se déployer... Cette prouesse faillit me coûter la vie. Une Galère (il y en avait plusieurs d’échouées sur le sable) se fixa sur mon épaule gauche, au moment où la mer me rapportait à terre; je la détachai promptement, mais plusieurs de ses filaments restèrent collés à ma peau, jusqu’au bras. Bientôt je sentis à l’aisselle une douleur si vive, que, près de m’évanouir, je saisis un flacon d’huile qui était là, et j’en avalai la moitié pendant qu’on me frottait avec l’autre; mais la douleur s’étendant au cœur, j’eus un évanouissement. Revenu à moi, je me sentis assez bien pour retourner à la maison, où deux heures de repos me rétablirent, à la cuisson près, qui se dissipa dans la nuit.»
Meyen, pendant le premier voyage de la Princesse-Louise autour du monde, remarqua une magnifique Physalie qui passait près du navire. Un jeune matelot, hardi et courageux, sauta nu dans la mer pour s’emparer de l’animal, nagea vers lui et le saisit. Celui-ci entoura son ravisseur avec ses nombreux filaments (ils avaient près d’un mètre de longueur); le jeune homme, épouvanté et sentant une douleur brûlante, cria au secours... Il eut à peine la force d’atteindre le vaisseau et de se faire hisser à bord; mais la douleur et l’inflammation furent si violentes, qu’une fièvre cérébrale se déclara, et l’on fut très-inquiet sur sa santé.
Les organes natatoires sont actifs dans les Diphyes de Cuvier, les Physophores de Forskäl, les Apolémies de Lesson.
Chez les Diphyes, deux cloches inégales ou deux individus différents sont toujours ensemble, mais bien autrement unis que Philémon et Baucis. Un des individus s’emboîte dans une cavité de l’autre. L’emboîtant produit une sorte de chapelet qui traverse un demi-canal de l’emboîté!
Ces animaux sont gélatineux, pyramidaux, ovoïdes, quelquefois en forme de Campanule ou de sabot. On peut les séparer sans mutilation, et les conserver vivants. Mais quand un individu est isolé, on reconnaît sans peine qu’il s’ennuie, qu’il souffre, qu’il dépérit..... Il lui manque quelque chose!
DIPHYE
(Diphyes Bory Guoy et Gaimard).
Quelques auteurs regardent chaque paire d’individus comme un mâle et une femelle, comme deux époux étroitement unis. Singulière destinée qu’une vie d’embrassements continus, sans trêve ni repos! L’amour n’est qu’un épisode dans la vie des trois quarts des animaux; c’est la vie entière dans les Diphyes.
Si l’on fait naître entre les deux cloches d’une Diphye un long filament capillaire, plus ou moins transparent, avec de nombreuses branches unilatérales parallèles, descendant verticalement dans l’eau et portant de petits corps piriformes colorés, on aura la Galéolaire orangée[66], merveilleuse colonie hydrostatique découverte par M. Vogt aux environs de Nice. Ici les deux cloches n’ont pas de sexe; on les considère comme des vessies natatoires communes aux individus, et destinées à les soutenir dans l’eau. Ceux-ci sont les corps piriformes dont nous venons de parler. Il y en a de mâles et de femelles, les premiers orangés, et les seconds jaunâtres; ils ne vivent pas ensemble, ils forment des associations unisexuées. Il est probable que plusieurs Diphyes sont des animaux mutilés, c’est-à-dire privés de leurs filaments, et par conséquent incomplets.
PHYSOPHORE
(Physophora hydrostatica Forskål).
Les Physophores, ou Porte-vessies, ont des cloches nombreuses.
PHYSOPHORE DISTIQUE
(Physophora disticha Lesson).
La Physophore distique est une des espèces les plus délicates et les plus jolies de ce groupe. A l’extrémité supérieure d’un axe grêle et flexueux s’élève une petite vessie oblongue et transparente, mamelonnée en dessus. A droite et à gauche de cet axe naissent trois appendices opposés, d’un jaune de soufre, trilobés, c’est-à-dire composés d’une sorte de clochette courte, pourvue de chaque côté d’une ampoule ovoïde. En dessous, l’axe supporte une trentaine de tentacules composant un bouquet renversé, cylindriques, atténués à leur naissance et à leur terminaison, par conséquent légèrement fusiformes, demi-transparents, d’un rose pourpre, plus pâle vers l’extrémité inférieure, se terminant chacun par un petit suçoir. Ils sont traversés par un filament capillaire d’un pourpre vif, tordu en zigzag. Cette association est-elle complète? N’avait-elle pas des filaments capillaires, comme la Galéolaire dont nous venons de parler?
Dans les Apolémies, les cloches sont encore plus nombreuses.
La contournée[67] réunit la forme la plus gracieuse à une délicatesse de tissu et une transparence étonnantes (Vogt). Elle ressemble, en nageant, à un plumet formé de petites floques très-déliées, d’une couleur rouge ardente. Cette charmante espèce a été décrite avec une rare exactitude par MM. Milne Edwards et C. Vogt. Ce dernier savant en a publié une excellente figure que nous reproduisons.
Les cloches natatoires de cette espèce composent une masse ayant la forme d’un œuf allongé, coupé par le milieu, au sommet duquel s’élève une vésicule aérienne très-petite, portée par un col court. Dans cette masse, on compte une douzaine de séries verticales de cloches de cristal, emboîtées mutuellement par les bords et attachées symétriquement à un axe commun, tordu en spirale. Chacune d’elles présente une tache jaune. L’axe commun est un ruban rose garni dans toute sa longueur d’aspérités creuses. Les longs filaments capillaires qui en naissent sont onduleux, transparents et à peine visibles à l’œil nu; ils portent de petits corps oblongs, suspendus comme des boucles d’oreilles.
Les individus nourriciers sont très-petits et remarquables au premier coup d’œil par la teinte pourpre de leur cavité digestive. Ils sont fixés sur le tronc commun, à des distances assez égales, et presque toujours en quinconce, au moyen de pédicules allongés.
La partie antérieure de l’animalcule est armée de capsules urticantes. Sur sa partie moyenne existent douze bourrelets longitudinaux (cellules biliaires) qu’on est tenté de prendre pour des ovules. A la base de la tige naît le fil pêcheur, qui est extrêmement délié et garni d’une multitude de vrilles urticantes rouges attachées à des fils secondaires dépendant du fil pêcheur. Les organes urticants sont de deux sortes: de petits sabres serrés verticalement les uns contre les autres, et des fèves, un peu plus grandes, posées sur les bords du cordon rouge. La vrille se termine par un fil incolore tordu en spirale et couvert de lentilles urticantes. (C. Vogt.)
Les individus reproducteurs sont placés entre les individus nourriciers. On les a comparés à des boyaux allongés et dilatables; ils n’ont pas de bouche et sont toujours disposés par paire sur un pédoncule bifide. A leur base se voit souvent un fil pêcheur rabougri, court, hérissé sur toute sa surface de capsules urticantes. (C. Vogt.)
Quelle complication, quelle variété et quel développement dans ces petits appareils d’attaque et de défense! Mais aussi les élégantes Apolémies, si légères et si fragiles, n’ont guère plus de consistance qu’un amas de bulles de savon.