Le monde de la mer
CHAPITRE XVIII
LES MOLLUSQUES AGRÉGÉS.
Par un je ne sais quoi qu’on ne peut expliquer.
(Corneille.)
I
Comme leur nom l’indique, les Mollusques sont des animaux essentiellement mous ou mollasses, comme disait Cuvier. Ils offrent pour caractère constant de n’être jamais articulés.
Leur chair est froide, humide, visqueuse, souvent grisâtre. Leur peau présente généralement un repli plus ou moins ample, souple, qui cède et qui résiste, désigné sous le nom de manteau.
Quelques-uns sont nus, c’est-à-dire sans organe solide de défense, du moins apparent, semblables aux Limaces de nos jardins. Ils ont alors, ou une peau épaisse et coriace, un véritable cuir protecteur, ou une enveloppe mince et délicate, dans laquelle s’épanouit au-dessus du cœur et du poumon une lame cornée ou crétacée (Limacelle), plus ou moins épaisse et plus ou moins dure, sorte de bouclier rudimentaire destiné à garantir les viscères les plus nobles.
Mais ordinairement ces animaux sont protégés, contre les flots et contre leurs ennemis, par une véritable cuirasse calcaire (coquille), double ou simple, dans laquelle ils s’enferment plus ou moins complétement, quand un danger les menace. On les appelle alors testacés, ou plus vulgairement, coquillages.
Chez les Vertébrés, ce sont les parties molles qui recouvrent la charpente calcaire. Chez les Mollusques, c’est la charpente calcaire qui recouvre les parties molles. L’idée de considérer le test comme un squelette extérieur est loin d’être nouvelle. Charles Bonnet disait, il y a longtemps: «On pourrait regarder la coquille comme l’os de l’animal qui l’occupe.»
Pour les gens du monde, la distinction des Mollusques en nus et en testacés est une distinction parfaite. Pour les naturalistes, l’absence ou la présence de la coquille est un caractère à peu près sans valeur. En effet, on trouve dans la mer toutes les nuances intermédiaires possibles entre les Mollusques nus et les Mollusques testacés. La nature ne passe jamais brusquement d’une forme à une autre.
Il existe des Mollusques, de vrais Mollusques, avec une demi-coquille, d’autres avec un quart de coquille, d’autres avec un cinquième, un dixième, un vingtième de coquille.....
On a même constaté que beaucoup d’espèces, tout à fait nues, sont couvertes, dans la première période de leur vie, par une coquille parfaitement caractérisée, quelquefois même pourvue d’un couvercle, qui disparaît pendant leur accroissement. (Sars.)
Pour quiconque aime à surprendre les secrets de l’organisme, l’étude de la formation et du développement de la coquille est une source très-féconde d’instruction.
Les Mollusques sont Agrégés ou solitaires. Nous parlerons d’abord des premiers, dont la constitution est la plus simple, et qui sont les plus rapprochés des Polypiers et des Bryozoaires.
Les Mollusques Agrégés sont agglomérés, comme les grappes de certains fruits, ou enchaînés, comme les grains d’un chapelet.
II
Les Mollusques agglomérés présentent des associations assez curieuses. Les principaux sont peut-être les Ascidies dites sociales, masses de gelée translucide, tantôt d’une teinte uniforme, verte, brune, rouge, violacée, souvent très-pâle; tantôt, au contraire, multicolores et splendidement pointillées, rayées ou panachées.
ASCIDIES SOCIALES
(Perophora Listeri Wiegmann).
Les Mollusques agglomérés sont attachés aux rochers, étalés à leur surface, comme des plaques de Lichens, ou suspendus à leurs arêtes, comme des groupes de glaçons. Les Varecs à larges feuilles abandonnés sur le sable après une tempête paraissent presque toujours couverts de ces animaux bizarres, protégés par leur manteau glaireux. Ces ensembles figurent quelquefois une pléiade de gracieuses étoiles, un bouquet, une rosette. Leurs individus élémentaires sont allongés ou arrondis, et souvent anguleux ou découpés.
Lorsqu’on introduit une de ces masses dans un aquarium, elle a l’air aussi apathique qu’une Éponge, et ne donne d’autre signe de vie apparent qu’un léger resserrement au pourtour des orifices. Mais, en l’examinant de près, on découvre qu’elle n’est pas aussi inanimée qu’on l’avait d’abord supposé, et que, par les mêmes ouvertures, entrent et sortent des courants d’eau extrêmement rapides, faisant parfois l’effet de tourbillons. (Rymer Jones.)
Les larves de ces animaux multiples sont isolées et libres. Alternance continuelle d’esclavage et de liberté!
A une époque de leur vie, ces larves se fixent. Quand l’animal a perdu la faculté de se mouvoir et qu’il a suffisamment grandi, on voit naître à la surface de son corps un certain nombre de petits tubercules qui s’allongent, se creusent et forment autant de nouveaux individus. Ceux-ci restent adhérents au corps de la mère, laquelle devient le fondateur d’une nouvelle colonie.
Il existe une très-grande diversité dans l’arrangement des membres de chaque association. Mais tous ces arrangements, quels qu’ils soient, présentent toujours un ordre rigoureux et une régularité géométrique.
Les habitants de ces brillantes compagnies sont plus ou moins nombreux, suivant les espèces; ils reçoivent en famille les mêmes rayons du soleil, les mêmes caresses de la vague, les mêmes coups de la tempête!... Tous remplissent leurs devoirs particuliers avec exactitude et zèle, sans trouble et sans humeur. L’accord le plus parfait règne entre eux, comme entre les animalcules des Polypiers et des Bryozoaires. Admirables communautés, dont les citoyens sont plus intimes et plus unis que beaucoup d’autres! N’est-ce pas là le beau idéal de l’association républicaine? E pluribus unum.
III
Un des genres les plus intéressants, parmi ces animaux, a été désigné sous le nom de Botrylle.
BOTRYLLE DORÉ
(Botryllus gemmeus Savigny).
Les individus de chaque corporation sont au nombre de dix, de quinze, de vingt, ovoïdes, oblongs ou piriformes, et disposés comme les rayons symétriques d’une roue.
Quand on irrite une des branches de l’ensemble, un seul Mollusque se contracte. Quand on tourmente le centre, ils se contractent tous. (Cuvier.)
Les orifices buccaux se trouvent aux extrémités extérieures des rayons; mais les terminaisons intestinales aboutissent à une cavité commune, qui est au moyeu de la roue.
Voilà donc des animaux qui mangent séparément et qui remplissent ensemble une singulière fonction! Ce genre d’union et de communauté nous rappelle ce qui se passait dans Ritta-Christina. Mais, chez nos Mollusques, au lieu de deux individus soudés, nous en avons une quinzaine!
On peut considérer l’étoile entière comme une seule bête à plusieurs bouches! Mais alors il y a, chez elle, luxe d’organes pour la fonction intelligente, qui cherche et qui choisit, et parcimonie pour la fonction stupide, qui ne cherche pas et qui ne choisit pas!
Chez les Pyrosomes, la colonie n’est plus adhérente. Elle constitue une masse brillamment colorée, cylindrique, creuse, ouverte à une extrémité, fermée à l’autre. Cette masse flotte et se balance sur les eaux comme la Plume de mer.
L’espèce surnommée atlantique[89] varie singulièrement dans ses nuances. Elle passe avec rapidité du rouge vif à l’aurore, à l’orangé, au verdâtre, au bleu d’azur, d’une manière vraiment admirable (Lamarck). Elle est, de plus, phosphorescente.
Le nom de Pyrosome signifie littéralement corps de feu. Humboldt a vu une troupe de ces splendides Mollusques côtoyer son vaisseau comme une bande de globes enflammés vivants, projetant des cercles de lumière de cinquante centimètres de diamètre, qui lui faisaient apercevoir à une profondeur de cinq mètres, et pendant plusieurs semaines, des Thons et d’autres poissons qui suivaient le navire.
Bibra, dans son voyage au Brésil, prit une fois sept ou huit Pyrosomes atlantiques et les porta dans sa cabine. A l’aide de leur lumière, il put lire, à l’un de ses amis, la description qu’il en avait faite sur son carnet[90].
IV
Les Salpes ou Biphores offrent un groupement qui ressemble beaucoup moins à celui des Polypiers. Ces animaux ne sont plus agglomérés, mais disposés en séries. Ils font le passage des Mollusques que nous venons d’étudier aux Mollusques solitaires.
CHAÎNES DE SALPES PHOSPHORESCENTES ENTRAÎNÉES PAR LES COURANTS.
On trouve les Salpes réunies en longues files transparentes, d’une grande délicatesse de tissu: cordons composés d’individus placés côte à côte et greffés transversalement; rubans dans lesquels chaque bestiole est greffée bout à bout avec ses sœurs; doubles chaînes parallèles de créatures sociales, tantôt alternes, tantôt opposées..... Merveilleuse symétrie qui ne déroge jamais aux lois qui la régissent! Chapelets vivants dont chaque perle est un individu!
Ces sociétés voyageuses occupent jusqu’à 30 ou 40 milles d’étendue.....
Leurs Mollusques élémentaires ont un corps oblong, à peu près cylindrique; irrégulier, contractile, souvent irisé, quelquefois phosphorescent, ouvert à chaque extrémité; d’une transparence cristalline, avec une teinte rosée ou rougeâtre à l’intérieur.
Les colonnes de Salpes glissent dans les eaux tranquilles par des ondulations régulières. Les petites nageuses de chaque file se contractent et se dilatent simultanément. Elles manœuvrent de concert comme une compagnie de soldats bien disciplinés; chaque série ne semble offrir qu’un seul individu qui flotte en serpentant. Les matelots ont donné à la chaîne le nom de Serpent de mer. (Rymer Jones.)
Ces animaux nagent habituellement le dos en bas: ils font la planche. Ils se meuvent surtout en aspirant une certaine quantité d’eau par l’ouverture postérieure (qui est munie d’une valvule) et en la rejetant par l’orifice antérieur. En sorte que leur corps est toujours poussé en arrière, et qu’il chemine à reculons (Cuvier). Bizarre locomotion, qui ne ressemble en rien à celle des autres animaux!
Lorsqu’on retire de l’eau ces chaînes animées, leurs anneaux se séparent, et leurs individus se désagrégent. La compagnie est licenciée. Les Salpes perdent la faculté d’adhérer ensemble; les soldats ne peuvent plus s’aligner.....
On rencontre quelquefois, dans la mer, des Salpes solitaires. On serait tenté de les regarder comme d’un genre différent, si de récentes découvertes n’avaient prouvé que ce sont les mères ou les filles des Salpes enchaînées. On a constaté, en effet, que ces petites Salpes solitaires s’unissent ensemble en longs rubans à une époque de leur vie, et que ceux-ci engendrent des Salpes isolées. En un mot, les Salpes enchaînées ne produisent pas des Salpes enchaînées, mais des Salpes solitaires, et celles-ci, à leur tour, donnent naissance non à des individus distincts comme elles, mais à des Salpes enchaînées. Par conséquent, une Salpe n’est pas organisée comme sa mère, ni comme sa fille, mais elle ressemble à sa sœur, à sa grand’mère et à sa petite-fille. (Chamisso, Krohn, Milne Edwards.)
SALPE SOLITAIRE
(Salpa democratica Forskål).
Que de recherches ne faut-il pas, que de patience et que de temps, pour arracher à la nature un admirable secret, que l’on apprend souvent en trois minutes!
Malgré leur organisation si limitée et leurs fonctions si réduites, les Salpes vivent et se reproduisent aussi certainement et aussi heureusement que les autres animaux. Elles s’élancent après leur proie ou l’attendent à l’affût. Elles ont des appétits, des instincts, peut-être même des caprices..... Véritables sybarites, elles passent leur vie à manger et à dormir; elles se promènent toujours en compagnie, sans trouble et sans fatigue; elles sont balancées constamment, doucement et mollement..... Ces associations enrégimentées ne révèlent-elles pas tout un monde nouveau de conditions particulières, de phénomènes collectifs et de sentiments confondus?