Le monde de la mer
CHAPITRE XX
L’HUITRE.
«Mensarum palma et gloria!»
(Pline.)
I
Les sociétés protectrices des animaux accordent des récompenses aux personnes sensibles qui ont entouré de soins affectueux la vieillesse des chiens et des chevaux; elles recommandent les bons traitements et la douceur envers tous les quadrupèdes, voire même envers les oiseaux, et blâment sévèrement les hommes endurcis qui les frappent, les blessent, les torturent[97]. Dans leur excès de zèle, elles voudraient même décider l’autorité à défendre aux professeurs, dans les écoles vétérinaires et dans les facultés, de faire des opérations et des expériences sur les animaux vivants.
On sait que le fidèle ami de l’homme était déjà, du temps de Linné, une des principales victimes des expérimentateurs (anatomicorum victima!).
D’un autre côté, la loi Gramont punit les charretiers et les cochers qui traitent leurs solipèdes un peu trop brutalement.
Eh bien! les sociétés protectrices et la loi Gramont n’ont jamais rien dit sur la conduite barbare des hommes..... envers les pauvres Huîtres!
Essayons de combler cette lacune.
On commence par pêcher les Huîtres, c’est-à-dire par les tirer de leur élément. On les place ensuite dans des parcs d’eau plus ou moins saumâtre, malpropre, remplie d’une vilaine matière verte, qui s’introduit peu à peu dans leur appareil respiratoire, l’imprègne, l’obstrue et le colore. L’Huître se gonfle, engraisse, et arrive bientôt à un état d’obésité voisine de la maladie.
Quand la misérable n’en peut plus et que son séjour dans un pareil milieu l’a rendue d’un vert livide, on la pêche une seconde fois. Hélas! elle ne doit plus revoir ni la mer, ni son parc, ni son rocher natal! Elle n’aura d’autre eau à sa disposition que la petite quantité de liquide retenue entre ses deux coquilles, quantité à peine suffisante pour l’empêcher d’être asphyxiée.
Bientôt les Huîtres sont enfermées dans une bourriche étroite et obscure (prison ignoble, sans porte ni fenêtre!). On oublie que ce sont des animaux; on les empile comme une marchandise inerte, on les entasse comme des pavés...
La bourriche est emportée et secouée par un chemin de fer. Elle s’arrête devant un restaurant.
Nous voici au moment le plus critique pour les malheureuses bêtes. Une femme sans pitié les saisit l’une après l’autre; avec un gros couteau ébréché, elle ampute brutalement la partie de leur corps adhérente à la coquille plate, et détache violemment cette coquille, après avoir rompu la charnière[98].
Cette cruelle opération terminée, l’animal est exposé aux courants d’air, sans aucune précaution. On l’apporte tout souffrant sur une table. Là un gastronome impitoyable jette du poivre pulvérisé ou du jus de citron (c’est-à-dire des acides citrique et malique) sur le corps de l’infortunée et sur la blessure encore saignante. Eheu! Puis avec un petit couteau d’argent, qui ne coupe jamais, on incise une seconde fois la reine des Mollusques, ou, pour mieux dire, on la scie, on la déchire, on l’arrache de son battant concave. On la saisit avec deux crocs pointus qu’on enfonce dans son foie et dans son estomac, et on la précipite dans la bouche. Les dents la pressent, l’écrasent, la broient toute vivante et toute palpitante, réduisant à une masse informe ses organes d’abord meurtris, puis triturés, imbibés de son sang, de sa graisse et de sa bile!!!
On dira peut-être que les Huîtres n’ont ni tête, ni jambes, ni bras; qu’elles sont sans yeux, sans oreilles et sans nez; qu’elles ne bougent pas, qu’elles ne crient pas!.....
D’accord! parfaitement d’accord! mais tous ces caractères négatifs ne les empêchent pas d’être sensibles. Deux célèbres Allemands, MM. Brandt et Ratzeburg, ont montré qu’elles possèdent un système nerveux assez développé. Or, si elles sont sensibles, elles peuvent souffrir. Ce qu’il fallait démontrer[99]!
Hâtons-nous toutefois de tranquilliser les pêcheurs, les éducateurs, les vendeurs, les ouvreuses et les consommateurs! On excuse l’indifférence des sociétés protectrices et le mutisme de la loi Gramont, par l’énorme différence qui existe entre ces Mollusques imparfaits et les animaux supérieurs, différence si grande, que leur physionomie ne rappelle pas l’idée que les gens du monde se font d’un animal. Ce sont des citoyens d’un autre élément que le nôtre, vivant dans un milieu où nous ne vivons pas, offrant une structure dégradée, une vitalité obscure, des mouvements indécis et des mœurs insaisissables..... On peut donc les voir mutiler, les mutiler soi-même, les mâcher et les avaler sans émotion et sans remords!
Un savant des bords de la mer se fit un jour apporter une douzaine d’Huîtres. Il voulait étudier leur organisation. Il les tourna, les retourna, examina leurs diverses parties en dehors et en dedans, les dessina et les décrivit. Après son travail, ces intéressants Mollusques n’avaient rien perdu de leurs excellentes qualités, et leur étude ne porta aucun préjudice à la consommation.
Cette histoire nous paraît apocryphe; parce que généralement, quand on a disséqué une bête, bien ou mal, on n’est guère tenté de la manger. Il y a plus: les zoologistes, qui connaissent ex professo l’organisation des Huîtres, cherchent ordinairement à ne pas penser à leurs dissections passées, ou à s’étourdir sur leur savoir, quand ils veulent savourer sans répugnance ces très-estimables animaux.
C’est pourquoi nous avons hésité quelque temps à placer dans cet ouvrage un exposé plus ou moins anatomique de ce qu’on a écrit sur les organes de nos illustres et malheureux bivalves.....
Du reste, nous supplions le lecteur, s’il est au moment de déjeuner avec des Huîtres, de ne pas lire les détails que nous allons donner. Nous ne voulons dégoûter personne.
II
Supposons devant nos yeux une Huître bien grasse, bien fraîche, bien ouverte, bien épanouie dans son battant concave.
Nous voyons d’abord un animal très-aplati, compacte, mou, demi-transparent, grisâtre ou gris verdâtre. Sa figure ressemble grossièrement à celle d’un ovale dont on aurait tronqué le petit bout. La partie tronquée répond à la charnière des battants et représente le sommet du coquillage. La ligne courbe qui naît à gauche forme sa partie antérieure; celle qui naît à droite, et qui est moins arrondie, représente sa région postérieure ou son dos, et le gros bout de l’ovale représente sa partie inférieure. Au sommet de l’animal, on aperçoit un corps semblable à un petit coussin irrégulièrement quadrilatère et légèrement renflé.
L’Huître est revêtue d’un manteau très-ample, mince, lisse, contractile, plié sur lui-même, offrant deux lobes séparés dans la plus grande partie de sa circonférence, c’est-à-dire en avant, au gros bout de l’ovale, et en arrière, vers la partie inférieure. Ce manteau peut être comparé à une sorte de capuchon fortement comprimé, dont le sommet serait tourné vers la charnière. Les bords de cette tunique sont légèrement épaissis; on y remarque une multitude de petits corps ciliés, disposés sur un rang du côté intérieur, qui est comme frangé, et sur trois ou quatre rangs du côté extérieur, qui est comme plissé et festonné. Ces corps paraissent doués d’une sensibilité assez vive. L’animal peut les allonger et les raccourcir à volonté.
Si l’on écarte les lobes du manteau en avant, on observe à l’endroit de leur réunion, dans l’intérieur du repli, quatre pièces irrégulièrement triangulaires, plates, appliquées les unes contre les autres. Ce sont les parties de l’animal chargées de choisir sa nourriture et de l’introduire dans la bouche. On les appelle tentacules ou palpes labiaux. La bouche est située au milieu; elle paraît grande et dilatable; elle s’ouvre immédiatement dans l’estomac. Celui-ci a la forme d’une poche cylindrique; il est caché dans l’intérieur du coussinet quadrilatère. De la partie postérieure de l’estomac part un intestin grêle, sinueux, qui se dirige obliquement vers le côté antérieur, descend un peu, puis remonte, passe derrière la cavité stomacale, se boucle en haut d’arrière en avant, descend vers le dos, et se termine à sa partie moyenne par un canal flottant, dont l’extrémité est à peu près en forme d’entonnoir. Là on trouve l’ouverture par où sont expulsés les excréments.
L’estomac et l’intestin sont entourés de tous côtés et pressés par une matière épaisse, noirâtre, abondante, pénétrée d’une liqueur d’un jaune foncé. Cette matière n’est autre chose que le foie; la liqueur jaune, c’est la bile.
Ainsi, en résumant, on peut dire que les Huîtres ont l’estomac et l’intestin dans le foie, l’ouverture de la bouche sur l’estomac et l’ouverture de l’intestin dans le dos.
Depuis longtemps, les gastronomes ont constaté que le coussinet quadrilatère était, dans nos coquillages, la partie la plus savoureuse et la plus excitante. Aussi, aux environs de Cette, où les Huîtres sont fort grandes, certains amateurs, très-distingués, adoptent et proclament le principe de diviser transversalement le corps du Mollusque et de manger seulement le coussinet. L’histoire naturelle a expliqué cette petite découverte de la gastronomie. Elle a reconnu que c’est la bile sécrétée par le foie et contenue dans sa substance, qui active, qui effrite chez nous la surface gustative de la langue et du palais, et qui vient encore en aide aux fonctions de l’estomac.
Au-dessous du foie paraît le cœur (car les Huîtres ont un cœur), composé de deux cavités distinctes, une oreillette et un ventricule: la première presque carrée, à parois épaisses et d’un brun noir; la seconde en forme de petite poire, à parois minces et comme grise. Les deux angles antérieurs de l’oreillette reçoivent chacun un gros vaisseau, dans lequel s’ouvrent trois autres conduits formés par la réunion de plusieurs veines déliées. La pointe du ventricule donne naissance à un canal qui se sépare, à sa sortie, en trois branches divergentes: l’une qui se dirige vers la bouche et les tentacules; la seconde, qui se rend au foie; la troisième, qui fournit aux parties inférieures et postérieures du Mollusque.
Le cœur entoure étroitement, embrasse, si l’on veut, la partie terminale de l’intestin, le rectum; de telle sorte que celui-ci semble passer sans façon au milieu du noble organe, pour arriver plus vite à sa porte de sortie. Quand le cœur se contracte, il pousse le sang, mais il pousse aussi bien autre chose!... O bizarrerie des bizarreries!
Le sang est incolore. Il arrive vivifié dans la cavité de l’oreillette. Celle-ci se contracte et le verse dans le ventricule. Cette poche se contracte à son tour, le précipite dans le gros vaisseau qui en naît, et le répand dans tout le corps.
Les Huîtres respirent au sein de l’eau. La nature leur a donné des organes pour séparer de ce liquide la petite quantité d’air qui s’y trouve mêlée. C’est l’oxygène de cet air qui vivifie le sang et qui le renouvelle. Les parties respiratoires sont deux paires de feuillets, ou branchies, courbes comme des arcs, formés d’une double série de canaux très-fins et très-serrés, attachés transversalement et disposés avec beaucoup de symétrie: on dirait les dents d’un joli peigne. Ils sont cachés sous les bords libres du manteau. Ils naissent près des tentacules, et se terminent vers le milieu de la partie postérieure. Les externes sont plus courts que les internes.
Les Huîtres, étant sans tête, ne devaient pas offrir de cerveau. Il est remplacé par un petit corps blanchâtre, bilobé, situé près de la bouche. De ce corps naissent deux nerfs déliés qui embrassent le foie et l’estomac, et vont aboutir à un autre renflement, de même nature et de même forme, placé au-dessous de ces organes.
Le premier renflement fournit des nerfs à la bouche et aux tentacules; le second en donne aux feuillets de la respiration.
Les Huîtres n’ont point d’organes pour voir, ni pour entendre, ni pour flairer. Le toucher réside, chez elles, dans les quatre tentacules de la bouche. Le goût a son siége autour de ce dernier orifice, et peut-être à la surface interne des tentacules intérieurs. Il semble fort obscur.
Les Huîtres sont peut-être, de tous les coquillages, ceux dont les facultés paraissent le plus bornées. En les rendant à peu près immobiles dans leur station, en les emprisonnant à perpétuité dans leur coquille, et en leur refusant des sexes séparés, ainsi qu’on le verra plus loin, la Providence ne pouvait guère leur donner des besoins et des désirs bien nombreux, bien variés et surtout bien ardents; elle en fait des animaux presque apathiques, vivant et digérant dans une douce quiétude voisine de l’indifférence. Toutefois, comme ces Mollusques sont essentiellement sociaux et composent ordinairement des agglomérations extrêmement considérables, il ne serait pas impossible que, malgré leur faible intelligence, il n’y ait chez les Huîtres des sympathies et des répulsions..... nous n’osons pas dire des rivalités et des tracasseries!
GROUPE D’HUÎTRES.
Il n’existe, chez nos bivalves, qu’un appareil très-simple et très-imparfait pour la locomotion. Il ne faut pas s’étonner si ces coquillages demeurent à peu près toute leur vie sur le rocher où ils ont pris naissance. L’organe des mouvements est immédiatement au-dessous du cœur. C’est un corps charnu, épais, moitié grisâtre, moitié blanc, qui traverse le manteau des deux côtés et va s’attacher vers le milieu des valves. L’écaillère coupe en travers ce corps charnu, quand elle veut ouvrir une Huître et la dépouiller d’un battant. Nous incisons ce muscle une seconde fois, quand nous voulons manger le malheureux Mollusque.
C’est en contractant fortement le corps dont il s’agit, que l’Huître se tient hermétiquement enfermée dans son habitation. Lorsqu’elle relâche son muscle, un ligament élastique, placé à la charnière, agit sur les volets et les écarte l’un de l’autre. On assure qu’en ouvrant et en fermant plusieurs fois et brusquement ces deux battants, l’animal réussit à changer sa position, et parvient même à se traîner un peu sur son rocher; mais je n’ose y croire.
Voltaire écrivait en 1767: «Je suis toujours embarrassé de savoir comment les Huîtres font l’amour[100].»
Les Huîtres possèdent les deux sexes. Elles remplissent donc à la fois les rôles paternel et maternel. Ce qui paraîtra tout aussi singulier, c’est que les organes de la fécondité n’apparaissent, chez nos Mollusques, comme les fleurs dans les végétaux, qu’à l’époque déterminée où leur fonction doit s’accomplir. Passé ce temps, ils se flétrissent et disparaissent.
Les œufs sont logés entre les lobes du manteau et entre les feuillets respiratoires. Leur nombre est très-considérable. Suivant Baster, un seul individu peut en porter 100 000. Suivant Poli, il en produirait jusqu’à 1 million 200 000, et suivant Leuwenhoeck, jusqu’à 10 millions. D’après les naturalistes modernes, le nombre est d’environ 2 millions. Ce qui paraît très-raisonnable.
Ces œufs sont jaunâtres.
Ils éclosent dans le sein du Mollusque, qui met au monde ses petits en respirant.
Les jeunes Huîtres forment un nuage blanchâtre vivant, plus ou moins épais, qui trouble un moment la transparence du liquide, s’éloigne du foyer dont il émane, et que les mouvements de l’eau dispersent. (Coste.)
Ces larves sont pourvues d’un appareil transitoire de natation qui leur permet de se répandre au loin, et d’aller à la recherche d’un corps solide où elles puissent s’attacher. Cet appareil se compose d’une sorte de bourrelet sinueux, couvert de cils nombreux et serrés; il sort des valves et y rentre à volonté. Il est muni de muscles puissants destinés à le mouvoir (Davaine).
A l’aide de cet appareil, les jeunes Huîtres peuvent nager avec facilité. Quand elles ont quitté leur mère, elles flottent autour de celle-ci. On assure que dans les commencements, au moindre danger, elles se réfugient entre les valves maternelles.
JEUNES HUÎTRES AVEC LEURS CILS NATATOIRES.
Bientôt les larves se fixent à quelque corps résistant. Elles s’y accroissent, y prospèrent et arrivent à l’état adulte. Il faut environ trois ans pour que le Mollusque ait acquis une taille ordinaire. (Coste.)
III
Les Huîtres aiment à vivre sur les côtes, à une faible profondeur et dans une eau peu agitée. Elles se développent quelquefois en masses considérables. C’est ce qu’on appelle bancs d’Huîtres.
Il est de ces bancs qui ont plusieurs kilomètres d’étendue et qui semblent inépuisables. On en découvrit un, en 1819, près d’une des îles de la Zélande, qui alimenta les Pays-Bas pendant un an en si grande abondance, que le prix de ces Mollusques était tombé à un franc le cent. Mais, comme ce banc était placé presque au niveau de la basse mer, l’hiver étant rigoureux, il fut entièrement détruit. (Deshayes.)
Les espèces d’Huîtres qu’on mange en France sont:
Sur les côtes de l’Océan, l’Huître commune[101] et le Pied-de-cheval[102].
Sur les côtes de la Méditerranée, l’Huître rosacée[103] et le Pelocestiou[104].
Et en Corse, l’Huître lamelleuse[105].
On trouve encore dans la Méditerranée, l’Huître en crête[106] et l’Huître plissée[107]. Mais ces dernières sont petites et peu recherchées.
Dans les ports de mer, on distingue ces Mollusques suivant les endroits de la mer où ils ont été récoltés. Il y a les Huîtres arrachées des lits profonds (ce sont les moins estimées), celles des bancs rapprochés de la côte et celles des parcs artificiels.
L’Huître commune présente en France deux variétés principales, qui diffèrent par la taille et par la délicatesse. Ce sont l’Huître de Cancale et l’Huître d’Ostende. Quand la première a séjourné quelque temps dans un parc, et qu’elle a pris une couleur verdâtre, on la désigne sous le nom d’Huître de Marennes. Nous parlerons tout à l’heure de la nature et de la source de sa coloration.
IV
L’Huître ordinaire est la palme et la gloire de la table. «Elle peut être considérée comme l’aliment digestible par excellence; c’est la base de toutes les substances capables de nourrir et de guérir sans effort l’estomac; c’est le premier degré de l’échelle des plaisirs de la table réservés par la Providence aux estomacs délicats, aux malades et aux convalescents[108].
«L’expérience, d’ailleurs, a si bien démontré ces vérités gastronomiques, qu’il n’est pas de festin, de repas digne des connaisseurs, où l’Huître ne figure honorablement et en première ligne. C’est elle, en effet, qui ouvre les voies, qui les excite doucement, qui semble commander à l’estomac à se préparer aux sublimes fonctions de la digestion; en un mot, l’Huître est la clef de ce paradis qu’on nomme l’appétit.
«Il n’est point de substance alimentaire, sans même en excepter le pain, qui ne produise des indigestions dans une circonstance donnée; les Huîtres, jamais! C’est un hommage qui leur est dû. On peut en manger aujourd’hui, demain, toujours, en manger à profusion, l’indigestion n’est point à redouter.» (Reveillé-Parise.)
On a vu des personnes engloutir sans inconvénient des quantités énormes de ces Mollusques. On assure que le docteur Gastaldi (il fut frappé d’apoplexie à table, devant un pâté de foie gras) avalait impunément trente à quarante douzaines d’Huîtres. Tout un banc y aurait passé[109].
Montaigne a dit: «Être sujet à la colique ou se priver de manger des Huîtres, ce sont deux maux pour un; puisqu’il faut choisir entre les deux, hasardons quelque chose à la suite du plaisir.»
D’après M. Payen, seize douzaines d’Huîtres représentent les 315 grammes de substance azotée sèche nécessaires à la nourriture journalière d’un homme de moyenne taille. Par conséquent, pour alimenter cent personnes pendant un jour, uniquement avec ces Mollusques, il en faudrait dix-neuf mille deux cents!
V
On pêche les Huîtres de différentes manières. Autour de Minorque, des plongeurs intrépides, armés d’un marteau attaché à leur main droite, descendent jusqu’à douze brasses de profondeur, et chargent leur bras gauche d’un certain nombre de bivalves. Deux marins s’associent d’ordinaire pour cette récolte. Ils plongent alternativement et remplissent souvent leur bateau.
Sur les côtes de France et sur les côtes d’Angleterre, la pêche dont il s’agit s’effectue avec la drague. Chaque embarcation est montée par deux hommes et pourvue de deux engins pesant 9 kilogrammes en moyenne. Ces dragues sont attachées au bout d’une corde. On les descend dans la mer; elles sillonnent les fonds, raclent, détachent et ramassent les Huîtres qui s’y trouvent.
On divise les bancs naturels en plusieurs zones qu’on exploite successivement et qu’on laisse reposer pendant un temps déterminé, de manière que les zones puissent se repeupler facilement et régulièrement.
Sur la côte de Campêche, au Mexique, les Huîtres s’établissent entre les racines submergées des Mangliers, et s’y développent en quantités considérables. Les Indiens coupent les branches radicales de ces arbres, sans en détacher les grappes de bivalves, et portent au marché de véritables régimes d’Huîtres. (Jourdanet.)
VI
A différentes époques on a eu l’idée de cultiver les Huîtres. Sergius Orata, suivant Pline, est le premier qui imagina de les parquer dans les environs de Baies, au temps de l’orateur L. Crassus, avant la guerre des Marses. Ce fut le même Sergius qui fit la réputation des Huîtres du lac Lucrin, en leur attribuant le premier une saveur exquise. Alors, comme aujourd’hui, remarque Reveillé-Parise, les industriels spéculaient sur les faiblesses et sur la gourmandise humaines.....
Sergius avait réellement créé une industrie, dont les pratiques sont encore suivies à quelques milles du lieu où il l’avait exercée, ainsi que M. Coste l’a démontré tout récemment. Pour exprimer le degré de perfection où Sergius avait porté cette industrie, ses contemporains disaient de lui, par allusion aux bancs suspendus dont il était l’inventeur, que si on l’empêchait d’élever des Huîtres dans le lac Lucrin, il saurait en faire pousser sur les toits.
Qu’est devenu ce fameux lac? Hélas! il n’existe plus; tout a disparu. Le président des Brosses, ce spirituel et malin voyageur, gourmand achevé, voulut voir ce lac célèbre. Voici ce qu’il en dit: «Ce n’est plus qu’un mauvais margouillis bourbeux. Ces Huîtres précieuses du grand-père de Catilina, qui adoucissent à nos yeux l’horreur des forfaits de son petit-fils, sont métamorphosées en malheureuses anguilles qui sautent dans la vase. Une vilaine montagne de cendres, de charbon et de pierres ponces, qui, en 1538, s’avisa de sortir de terre, tout en une nuit, comme un champignon, a réduit ce pauvre lac dans le triste état que je vous raconte.»
Rondelet parle d’un pêcheur qui connaissait l’art de semer les Huîtres.
On sait aujourd’hui que le terrible Achéron des poëtes, le lac Fusaro des Napolitains, est une grande, une très-grande huîtrière, où l’industrie aide la nature dans la multiplication de ses produits.
BANC D’HUÎTRES ARTIFICIEL ENTOURÉ DE SES PIEUX.
Son pourtour est occupé par des fragments de rochers en forme de blocs arrondis. Sur ces blocs on apporte des Huîtres de Tarente, et l’on transforme chacun d’eux en un petit banc artificiel; on place, tout autour, des pieux enfoncés et rapprochés. Ces pieux s’élèvent un peu au-dessus de la surface de l’eau, afin qu’on puisse facilement les saisir avec la main et les ôter, quand cela devient utile. D’autres pieux, disposés par rangées, sont unis ensemble avec des cordes, d’où pendent d’autres cordes portant des paquets de fascines plongées dans l’eau. Ces dernières ont pour but de recueillir la poussière (larves microscopiques) répandue, chaque année, dans la mer. A une époque déterminée, on enlève les fascines et l’on récolte les Huîtres. (Coste.)
Dans le siècle dernier, le marquis de Pombal, ayant fait jeter quelques cargaisons d’Huîtres sur les côtes de son pays, qui n’en produisait pas, ces Mollusques s’y multiplièrent tellement, qu’ils y sont aujourd’hui très-communs.
FASCINES SUSPENDUES POUR RECEVOIR LES JEUNES HUITRES.
Vers la même époque, en Angleterre, un propriétaire, M. de Carnarvon, ayant disséminé une certaine quantité de ces Mollusques dans le détroit de Menai, ils s’y propagèrent rapidement, et furent pour lui, pendant longtemps, une source considérable de revenu. Excité par cet exemple, le gouvernement anglais fit porter des chargements d’Huîtres sur divers points des côtes de l’Angleterre, où elles prospérèrent également.
La création des bancs artificiels d’Huîtres a multiplié et régularisé la production de ces Mollusques. Sur les côtes des comtés d’Essex et de Kent, l’ostréiculture est pratiquée avec méthode. Ce qui se fait dans le lac Fusaro a servi d’exemple dans beaucoup de pays.
En France, l’ostréiculture n’a pas été négligée. Mais c’est surtout depuis quelques années que, grâce à l’impulsion donnée par M. Coste, cette industrie produit des résultats de plus en plus satisfaisants.
Sur toutes nos côtes, des industriels se sont mis à l’œuvre. La marine a fourni ses navires et ses matelots, et des huîtrières artificielles ont surgi sur un grand nombre de points.
Les premières tentatives sérieuses ont été faites dans la baie de Saint-Brieuc, pendant les mois de mars et d’avril 1858, à la suite d’un rapport de M. Coste à Sa Majesté l’Empereur. On opéra, à de grandes profondeurs, une sorte de semis d’Huîtres près de pondre (environ 3 millions), autour et au-dessus desquelles furent déposés, comme collecteurs des nourrissons qu’elles allaient émettre, des fascines, des tuiles, des fragments de poteries, des valves de coquillages... Au bout de huit mois, on vérifia le degré de développement de l’huîtrière. La drague, promenée pendant quelques minutes, amena chaque fois plus de deux mille Huîtres comestibles; et trois fascines prises au hasard en contenaient près de 20 000 du diamètre de 3 à 5 centimètres. Deux de ces fascines, exposées à Binic et à Portrieux, ont excité pendant plusieurs jours l’étonnement de toutes les populations du littoral. Ces fascines ressemblaient à des branches très-rameuses dont chaque feuille était un coquillage vivant.
Des savants distingués, parmi lesquels on doit citer M. Van Beneden, professeur à Louvain, et M. Eschricht, professeur à Copenhague, envoyés par leurs gouvernements respectifs, sont venus étudier le procédé d’ostréiculture mis en usage dans nos mers, pour en faire l’application sur les côtes de la Belgique et du Danemark.
M. Coste a montré, de plus, que l’industrie huîtrière pouvait être fixée sur les terrains à marée basse. Par suite de ses conseils, le bassin d’Arcachon est aujourd’hui transformé en un vaste champ de production qui s’accroît chaque jour, et fait présager des récoltes très-abondantes.
Déjà cent douze capitalistes, associés à cent douze marins, y exploitent une surface de 400 hectares de terrains émergents. Pour donner l’exemple, l’État y a organisé deux fermes modèles, destinées à faire l’essai des divers appareils propres à fixer la semence et à favoriser la récolte.
Des toits collecteurs formés par des tuiles adossées ou imbriquées, des planchers mobiles, les uns servant de couvert à des fascines, les autres ayant une de leurs faces enduite d’une couche de mastic hérissée de Bucardes, y sont alignés sur des chemins d’exploitation, comme les maisons d’une rue. En dehors des appareils, de vastes surfaces de terrain ont été recouvertes de coquilles d’Huîtres et de Bucardes, afin de recevoir les très-jeunes individus non fixés. Ces divers corps étrangers sont tellement chargés de petites Huîtres, que sur une tuile on en a compté jusqu’à 1 000.
Ce genre d’éducation à marée basse permet de voir régulièrement l’état des coquillages, et de soigner l’huîtrière comme on soigne les fruits dans un espalier, si l’on veut permettre cette comparaison.
Dans le rapport (octobre 1865) de M. Chaumel, commandant le garde-pêche d’Arcachon, on trouve les chiffres suivants pour le parc de 4 hectares de Lahillon, établi sur une plage détestable.
Les frais du parc, tout garni, installé et entretenu, ont été de 28 500 francs, ainsi répartis:
Défrichement, 2 800 francs; achat d’outils, 200 francs; achat d’Huîtres, 20 000 francs; achat de ponton, 1 000 francs; gardiennage, 2 600 francs; corvées, 1500 francs; achat de tuiles, 400 francs.
HUITRES D’ENVIRON DIX-HUIT MOIS SUR UNE TUILE RECOUVERTE DE CIMENT
(BAIE DE LA FORÊT).
Aujourd’hui, la population actuelle du parc est évaluée à 1 259 248 jeunes Huîtres fixées aux tuiles, 2 680 000 jeunes Huîtres attachées aux Huîtres mères, 1 246 000 jeunes Huîtres collées aux coquillages et aux pieux collecteurs: soit un total de 5 185 248. Leur valeur en argent peut être estimée, au plus bas, à 200 000 francs. Si l’on tient compte des pertes probables, le bénéfice sera au moins de 100 000 francs.
Dans l’île de Ré, sur une longueur de près de quatre lieues, plusieurs milliers d’hommes venus de l’intérieur des terres ont pris possession d’une immense et stérile vasière, et l’ont transformée, depuis deux ans seulement, en un riche domaine. Quinze cents parcs y sont dans ce moment en pleine activité, et deux mille autres en voie de construction. Ces établissements formeront bientôt une ceinture autour de l’île. L’industrie a réussi à écouler les vasières en pratiquant des empierrements composés de fragments de rochers. Les Huîtres se développent avec une facilité étonnante au milieu de ces fragments. Les agents de l’administration ont pu en compter, en moyenne, 600 par mètre carré, la plupart ayant déjà une taille marchande. Or, la surface en exploitation étant aujourd’hui de 630 000 mètres carrés, il en résulte que le nombre d’élèves fixés sur cette plage, jadis inculte et dépeuplée, est déjà de 378 millions; ce qui représente une valeur de 6 à 8 millions de francs.
L’Océan n’a pas été le seul théâtre des essais de M. Coste. Près de 500 000 Huîtres ont été portées dans la rade de Toulon et dans l’étang de Thau. Un fragment de clayonnage pris au milieu de l’huîtrière artificielle de Toulon, au bout de huit mois, a été trouvé très-riche en coquillages.
La culture des fruits de la mer est une branche d’industrie extrêmement féconde, que tous les gouvernements devraient encourager.
VII
A l’exemple des Romains, on dépose les Huîtres dans de grands réservoirs pour les faire grossir et verdir. Cela s’appelle parquer les Huîtres.
A Marennes, ces réservoirs portent le nom de claires. Ce sont comme autant de champs inondés, çà et là, sur les deux rives de l’anse de la Seudre. Ces claires diffèrent des viviers et des parcs en ce qu’elles ne sont pas submergées à chaque marée (Coste). Il faut deux ans de séjour pour qu’une Huître âgée de six à huit mois atteigne la grandeur et la perfection convenables. Mais la plupart de celles qu’on livre à la consommation sont loin d’offrir les qualités requises. Placées adultes dans les réservoirs, elles verdissent en quelques jours. (Coste.)
On sait que la coloration des Huîtres vertes n’est pas générale. Elle se montre particulièrement sur les quatre feuillets respiratoires. On en trouve aussi des traces à la face interne de la première paire de palpes labiaux, à la face externe de la seconde, et dans une partie du tube digestif.
On a cru pendant longtemps que la viridité des Huîtres était due au sol même des réservoirs, ou bien à la décomposition des Ulves et des autres hydrophytes, ou bien encore à une maladie du foie, à une sorte de jaunisse (plutôt verdisse) qui teindrait en vert le parenchyme de l’appareil respiratoire. Gaillon a prétendu qu’elle venait d’une espèce d’animalcule infusoire en forme de navette, qui pénétrait dans la substance du Mollusque. Bory de Saint-Vincent a prouvé que l’infusoire en question n’était pas normalement vert, mais coloré, dans certaines circonstances, comme l’Huître, et par la même cause. Suivant ce naturaliste, la source de la viridité est une substance moléculaire (matière verte de Priestley) qui se développe dans toutes les eaux par l’effet de la lumière. Suivant M. Valenciennes, cette couleur est formée par une production animale distincte de toutes les substances organiques déjà étudiées. M. Berthelot a analysé cette matière, et a reconnu qu’elle présente en effet des caractères particuliers. Elle ne ressemble ni à l’élément colorant de la bile, ni à celui du sang, ni à la plupart des matières colorantes organiques.
Les molécules vertes dont il s’agit, pénètrent dans les branchies par l’effet du mouvement respiratoire, s’y arrêtent, les gorgent, les obstruent et les colorent. En même temps, le pauvre animal, gêné dans une de ses fonctions essentielles, s’infiltre, se dilate, et subit une sorte d’anasarque qui rend son tissu..... plus tendre et plus délicat!
VIII
En 1828, nos bancs d’Huîtres ne fournissaient que 52 millions d’individus. Déjà, en 1847, le petit port de Granville, seulement, occupait depuis le mois d’octobre jusqu’au mois d’avril, soixante et douze bateaux qui ne faisaient pas autre chose que pêcher des Huîtres.
Vers 1840, la vente des Huîtres d’Arcachon n’atteignait guère qu’un millier de francs. En 1861, la pêche libre, faite en dehors des parcs réservés, a valu aux marins 280 000 francs. (Mouls.)
Le prix des Huîtres était, à Paris, il y a cent cinquante ans, de 1 franc 50 centimes le mille. Il s’élevait, au commencement de ce siècle, de 12 à 14 francs. Il a été porté plus tard à 20, à 25 et à 30. Il est aujourd’hui à 40 francs.
En 1861, on a vendu à Paris 55 131 100 Huîtres au prix moyen de 4 francs 2 centimes le cent; ce qui donne un prix total de 2 216 270 francs.
Pendant la saison de 1848 à 1849, on a vendu à Londres 130 000 bourriches d’Huîtres. A cent Huîtres par bourriche, cela fait 13 millions d’individus.
Un journal racontait, en 1845, qu’à Varsovie, un général s’était fait une belle réputation d’amphitryon, principalement par les Huîtres. Il en servait à ses convives des quantités considérables. Chacune lui revenait à 75 centimes; ce qui faisait 75 francs le cent et 750 francs le mille. On n’est pas plus magnifique!
N’oublions pas de dire, en terminant ce chapitre, que, pendant son dernier voyage en Zélande, le roi des Pays-Bas a été reçu, dans un village de la côte, sous un arc de triomphe construit en coquilles d’Huîtres... et sans odeur!