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Le monde de la mer

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CHAPITRE XXV
LES CÉPHALOPODES.

Monstrum horrendum, informe, ingens.....

(Virgile.)

I

Qu’on se figure un sac épais et coriace, ovoïde ou cylindrique, lisse, visqueux, offrant à une extrémité une grosse tête arrondie, avec des yeux latéraux énormes, aplatis, et vers le sommet, une bouche, ou, pour mieux dire, un bec de corne, dur et tranchant comme celui d’un Perroquet; qu’on ajoute autour de ce bec huit ou dix bras vigoureux, dont deux souvent très-longs et comme pédiculés, et l’on aura l’idée de ces Mollusques bizarres et redoutables désignés par Cuvier sous le nom de Céphalopodes[135].

On les distingue en trois groupes principaux: 1o les Sèches, dont le sac est bordé d’une nageoire dans toute sa longueur; 2o les Calmars, qui ont deux nageoires distinctes vers l’extrémité du corps; 3o les Poulpes, qui n’en possèdent nulle part. Cette division a été indiquée par Aristote. Ce grand naturaliste paraît avoir connu l’histoire de ces animaux, et même leur anatomie, à un degré vraiment étonnant. (Cuvier.)

Les Céphalopodes occupent le premier rang parmi les Mollusques. Ce sont les princes de cet embranchement.

CALMAR VULGAIRE CALMARET VERMICULAIRE
(Loligo vulgaris Lamarck).      (Loligopsis vermicularis Ruppel).

Ces animaux pullulent dans l’Océan et dans la Méditerranée. Les uns ne s’éloignent pas des côtes, les autres se réfugient dans les eaux les plus profondes. Tous se nourrissent de coquillages, de crabes, de poissons.....

Ils sont rusés. Ils se blottissent dans des trous, étendant leurs membres au dehors. Ils guettent leur proie comme des voleurs de grand chemin. Ils la flagellent, l’enlacent, l’étouffent avec leurs bras, la déchirent avec leur bec, et la dévorent sans pitié.

Ils détruisent souvent pour le seul plaisir de détruire. Alcide d’Orbigny a vu un de ces animaux, de petite taille, laissé par la marée au milieu d’une troupe de petits Poissons, désappointés comme lui, en faire un massacre épouvantable sans les manger, et cela par délassement.

C’est ainsi que s’entretient le cercle continuel des destructions et des renouvellements, qui sont une des conditions de l’harmonie générale de l’univers.....

Les Céphalopodes expulsent le résidu de leur digestion par un orifice situé en avant du cou, près de la bouche. Singulière place! Leurs organes respiratoires se trouvent dans le sac, et ressemblent à des feuilles de Fougère. Curieuse organisation!

Ils ont trois cœurs, ou, pour mieux dire, un cœur divisé en trois parties. (Cuvier.)

Les Céphalopodes sont nocturnes et crépusculaires. Ils se cramponnent aux rochers pendant les tempêtes, avec leurs bras les plus longs, qui fonctionnent comme deux ancres, les autres restant libres et prêts à saisir quelque victime.

Ces bras sont armés de deux ou trois rangées de ventouses ou suçoirs, petites coupes circulaires avec une ouverture au centre, laquelle conduit à une cavité.

A cet orifice s’adapte une sorte de piston. Ces ventouses s’appliquent et adhèrent avec une force surprenante au corps glissant des Poissons, des Mollusques et des autres habitants de la mer. On a calculé que, dans une Sèche, il y a neuf cents de ces ventouses.

Quelquefois les suçoirs des extrémités présentent, au centre de chaque coupe, une griffe acérée et recourbée. On comprend, d’après cette organisation, que la victime la plus lisse et la plus visqueuse ne puisse pas échapper au vorace destructeur.

Dans le Cirroteuthis de Müller, les bras sont réunis par une expansion membraneuse, couleur lilas clair, en forme de cloche légèrement lobée, semblable à la corolle d’un Solanum ou d’un Convolvulus.

Les Céphalopodes marchent la tête en bas et le corps presque vertical. Les bras leur servent alors de pieds.

CIRROTEUTHIS DE MULLER
(Cirroteuthis Mülleri Eschricht).

Une espèce de l’océan Pacifique peut faire des bonds considérables. On a vu un de ces Mollusques s’élancer hors de l’eau, et tomber sur le pont d’un navire, où il fut pris (J. Franklin). James Ross rapporte qu’un certain nombre de Sèches bondirent sur son vaisseau, élevé de 16 pieds anglais. On en recueillit plus de cinquante. Quelques-unes passèrent par-dessus le pont et retombèrent dans la mer.

Dans l’intérieur des Céphalopodes se trouve une poche qui renferme une liqueur noire comme de l’encre, brune comme du bistre, ou d’un violet foncé. Cette poche communique avec l’extérieur, au moyen d’un petit canal. Lorsqu’ils sont poursuivis ou menacés, ils lâchent une partie de leur liqueur, qui trouble l’eau, et ils profitent du brouillard artificiel qu’elle a produit pour se sauver au plus vite.

Un écrivain anglais compare le stratagème de nos Mollusques à la vieille tactique de certains hommes politiques ou théologiens, qui, pour échapper aux raisons qu’on leur oppose, ne trouvent rien de mieux que de répandre du noir dans la discussion. «L’obscurité devient leur force et leur triomphe. Ils troublent la vue des esprits faibles ou peureux, se dérobent à l’examen, et passent pour invulnérables à travers les siècles, comme les Céphalopodes à travers les eaux noircies de l’Océan.» (J. Franklin.)

SÈCHE ÉLÉGANTE
(Sepia elegans Blainville).

Avec l’encre des Sèches, pour le rappeler en passant, on prépare la sépia de Rome, employée dans la peinture à l’aquarelle. Les beaux dessins qui accompagnent une partie des mémoires de l’illustre Cuvier sur l’anatomie des Mollusques ont été exécutés avec l’humeur fournie par plusieurs des individus qu’il disséquait (Duvernoy).

On a prétendu pendant longtemps que les Chinois composaient l’encre de Chine avec la liqueur d’un Céphalopode voisin de nos Sèches (Bosc). Il paraît presque certain que cette encre est préparée surtout avec du noir de fumée.

Dans le dos des Sèches existe ce corps plat, léger et friable, appelé os de Sèche, dont se servent les orfévres et qu’on donne à becqueter aux Canaris. Dans celui des Calmars, on trouve, à la place de ce corps, une lame cartilagineuse, demi-transparente, qui ressemble à une plume.

OS DE CALMAR.  OS DE SÈCHE.

Les Céphalopodes ont un regard fixe singulièrement désagréable. Leur iris est doré. L’ouverture de leur pupille représente un rectangle allongé. Leurs yeux brillent la nuit, comme ceux des chats. (Cuvier.)

Ces animaux sont ovipares. Ils pondent des œufs agglomérés en grappes rameuses, que les pêcheurs désignent sous le nom de raisins de mer. Ces œufs sont ovoïdes, lisses, un peu mous et transparents. Au moment de la ponte, ils sont recouverts d’une matière gluante qui, en se durcissant, les attache à l’herbier par une sorte de boucle, et leur forme une enveloppe protectrice d’un brun obscur. La marée les apporte souvent sur le rivage. M. Lacaze-Duthiers en a vu que la sonde avait retirés de plus de 1600 mètres de profondeur.

ŒUFS DE CÉPHALOPODE (RAISINS DE MER).

Plusieurs Sèches jouissent de la merveilleuse faculté de changer de couleur. Elles passent du blanc purpurin au gris livide, et du gris livide au brun rougeâtre. Leurs teintes disparaissent et reparaissent tour à tour, se mélangent, se confondent ou se séparent de la manière la plus fantastique. Quand l’animal est effrayé ou irrité, ses taches grandissent ou se déplacent avec une rapidité bien supérieure aux changements du Caméléon. Quelques naturalistes supposent que ces curieuses transformations ont pour but d’épouvanter les ennemis.

Quand on entre dans les bas-fonds habités par de grands Céphalopodes, par exemple par des Poulpes, il faut se méfier de leur voisinage. Avec leurs bras gluants, ces vilains Mollusques enlacent les membres des nageurs d’une manière si serrée, qu’on a souvent beaucoup de peine à s’en débarrasser.

ŒUF DE SÈCHE.
(Son enveloppe déchirée et sa boucle.)        (Dépourvu de son enveloppe.)

Le docteur J. Franklin a vu des Sèches se cramponner ainsi fort indiscrètement aux jambes des baigneurs..... et des baigneuses. Il se souviendra toujours de la frayeur d’une jeune femme qu’une de ces méchantes bêtes avait saisie un peu plus haut que la jambe..... L’animal ne lâcha prise que lorsqu’on lui eut versé quelques gouttes de vinaigre sur le dos. Il trouva le procédé extrêmement désagréable.

II

A diverses époques, on a parlé de Calmars ou de Poulpes gigantesques, hors de proportion avec les espèces les plus grosses de nos côtes.

Des naturalistes ou des marins ont signalé des individus d’une taille tellement grande, qu’ils n’ont pas craint de les comparer à des Baleines.

Pline parle d’un monstre qui avait l’habitude d’aborder à Castria, sur la côte d’Espagne, pour dévaster les étangs. Il en dévorait tous les poissons. Cet animal pesait 350 kilogrammes. Ses bras gluants étaient longs de 10 mètres. Sa tête était grosse comme un tonneau; elle offrait la capacité de quinze amphores, et fut envoyée au proconsul L. Lucullus.

Olaüs Magnus raconte les hauts faits d’un Céphalopode colossal, qui avait au moins un mille de longueur, et dont l’apparition au sein des eaux ressemblait plus à une île qu’à un animal[136] (similiorem insulæ quàm bestiæ). Ce terrible Mollusque avait été nommé Kraken.

L’évêque de Nidaros découvrit un de ces animaux gigantesques, qui dormait tranquillement au soleil, et le prit pour un immense rocher. Il fit dresser un autel sur son dos, et y célébra la messe. Le Kraken demeura immobile tout le temps de la cérémonie. Mais à peine l’évêque eut-il regagné le rivage, que le monstre replongea dans la mer. (Bartholin.)

Les excréments de cette affreuse bête répandaient un parfum si suave, que les Poissons d’alentour accouraient en toute hâte pour s’en repaître. Alors l’impitoyable Gargantua ouvrait son effroyable gueule, semblable à un golfe ou à un détroit (instar sinûs aut freti), et engloutissait tous les malheureux petits ou grands qui se trouvaient à sa portée. (Bartholin.)

Pontoppidan, évêque de Bergen, regarde comme très-authentique l’histoire de ce fameux Kraken. Il assure qu’un régiment pourrait manœuvrer à l’aise sur son dos!

Linné, dans la première édition de son Système de la nature, admet l’existence de ce monstre imaginaire, et le désigne sous le nom de Sepia microcosmus. Plus tard, mieux instruit, il l’effaça de la liste des animaux vivants.

Sonnini n’a pas suivi l’exemple du grand naturaliste suédois. Il a représenté, dans ses Suites à Buffon, ce géant des Céphalopodes étreignant dans ses bras démesurés un vaisseau de haut bord, et cherchant à l’engloutir. Inutile de dire que son dessin n’est pas d’après nature!

Pernetti parle d’un monstre du même genre et de la même taille, qui réussit à faire sombrer un autre vaisseau.

L’existence du Kraken est regardée comme une fable. La science la repousse comme les récits exagérés, analogues, de Pline et d’Élien. Nous ne sommes plus au temps où l’on croyait à des animaux marins tellement volumineux, qu’il leur eût été impossible de passer par le détroit de Gibraltar!

Cependant il est bien reconnu aujourd’hui qu’il se trouve, dans la Méditerranée et dans l’Océan, des Céphalopodes réellement énormes, non pas, toutefois, de la grandeur d’un vaisseau, d’une Baleine, d’une île....., ou plus larges qu’un détroit....., mais d’une taille assez extraordinaire pour mériter le nom de gigantesques.

Aristote parle d’un grand Calmar (Τεῦθος) de la Méditerranée, long de cinq coudées (3m,10).

Le fameux plongeur Piscinola, qui descendit dans le détroit de Messine, à la prière de l’empereur Frédéric II, y vit avec effroi d’énormes Poulpes attachés aux rochers, et dont les membres, de plusieurs aunes de long, étaient plus que suffisants pour étouffer un homme. Ce témoignage n’a pas assez fixé l’attention des naturalistes de notre âge.

Nous en dirons autant de l’ex-voto suspendu dans une église de Saint-Malo, lequel représente une embarcation arrêtée, sur la côte d’Angole, par les longs bras d’un Céphalopode colossal. C’est très-probablement ce fait, exagéré par l’imagination de Sonnini, qui a servi de modèle ou de prétexte à la figure dont nous avons parlé.

Les naturalistes modernes ont signalé, dans nos mers, des Céphalopodes d’une assez belle taille. M. Verany parle d’un Calmar qui avait 1m,655 de longueur, et qui pesait 12 kilogrammes. On a pêché près de Nice un autre individu qui pesait 15 kilogrammes. On possède au musée de Trieste le corps d’un animal analogue, trouvé en Dalmatie, sur les bords de la mer.

Un Calmar de très-grande taille (1m,820) a été pris non loin de Cette, il y a une vingtaine d’années; il fait partie en ce moment des collections de la Faculté des sciences de Montpellier[137]. (P. Gervais.)

Le voyageur Péron a rencontré près de la terre de Van-Diemen une Sèche aussi grosse qu’un baril, roulant pesamment sur les vagues, dont les bras avaient jusqu’à 2m,33 de longueur et une vingtaine de centimètres de diamètre à leur base. Ces bras se tordaient comme de hideux Serpents.

Quoy et Gaimard ont recueilli dans l’océan Atlantique, près de l’équateur, pendant un temps parfaitement calme, les débris d’un énorme Mollusque de la même famille, dont ils ont évalué le poids à plus de 50 kilogrammes. Il n’y avait que la moitié du corps, sans les bras.

Rang a découvert dans les mêmes eaux un Céphalopode, de couleur rouge, dont le corps offrait le volume d’un tonneau.

Pennant donne les mesures d’une Sèche dont le corps avait 12 pieds anglais de diamètre; ses bras en présentaient 54.

Swediaur rapporte que des baleiniers ont retiré de la gueule d’un Cachalot des fragments d’une autre Sèche qui avaient 25 pieds de longueur.

On conserve au Collége des chirurgiens de Londres une mandibule de Céphalopode, qui paraît venir des mers du Nord. Elle est plus grande que la main.

M. Steenstrup (de Copenhague) a publié des observations très-intéressantes sur un Céphalopode gigantesque[138] rejeté en 1853 sur le rivage du Jutland. Le corps de cet animal, dépecé par les pêcheurs, fournit la charge de plusieurs brouettes. Son arrière-bouche était grande comme la tête d’un enfant.

Le même naturaliste a fait connaître un autre Mollusque colossal[139], qu’on suppose rapporté de Saint-Thomas. Il a montré à M. le professeur Auguste Duméril un tronçon de bras d’une autre espèce, de la grosseur de la cuisse.

Enfin, M. Harting a décrit et figuré diverses parties plus ou moins volumineuses d’un individu du même groupe, qui se trouvent dans le musée d’Utrecht.

Toutes ces observations s’appliquent évidemment à plusieurs espèces de Céphalopodes voisines des Sèches, des Calmars ou des Poulpes, dont la taille dépasse de beaucoup celle de tous les Invertébrés connus. (M. Edwards.)

III

Quoi qu’il en soit, voici un exemple authentique d’un de ces énormes animaux, observé entier et vivant, à quarante lieues N. E. de Ténériffe, par l’aviso à vapeur l’Alecton.

L’histoire de cette découverte est extraite du rapport officiel du commandant Bouyer, lieutenant de vaisseau, et d’une relation de M. Sabin Berthelot, consul de France aux îles Canaries.

Le 30 novembre 1861, l’aviso à vapeur l’Alecton, se rendant à Cayenne, rencontra, entre Madère et les îles Canaries, un Céphalopode monstrueux qui nageait à la surface de l’eau. Cet animal mesurait 5 à 6 mètres de longueur, sans compter les huit bras formidables couverts de ventouses qui couronnaient sa tête. Ses yeux, à fleur de tête, avaient un développement prodigieux, une teinte glauque et une effrayante fixité. Sa bouche, en bec de perroquet, pouvait offrir 50 centimètres d’ouverture. Son corps, fusiforme, mais très-renflé vers le milieu, présentait une énorme masse, dont le poids a été estimé à plus de 2000 kilogrammes. Ses nageoires, situées à l’extrémité postérieure, étaient arrondies en deux lobes charnus d’un très-grand volume.

Ce fut à deux heures de l’après-midi que l’équipage de l’Alecton aperçut ce terrible Céphalopode.

«Commandant! la vigie signale un débris flottant par bâbord devant.

—C’est rougeâtre, on dirait un bout de mât.

—C’est un paquet d’herbes.

—C’est une barrique.

—C’est un animal, on voit les pattes.»

Cependant l’Alecton approchait du grand Mollusque de toute la vitesse de sa machine. Le commandant fit stopper, et, malgré les dimensions de l’animal, il manœuvra pour s’en emparer. Malheureusement, une forte houle prenait l’Alecton en travers, lui imprimait des roulis désordonnés et gênait ses évolutions; tandis que, de son côté, le Mollusque, quoique toujours à fleur d’eau, se déplaçait avec intelligence, et semblait vouloir éviter le navire.

En toute hâte on chargea des fusils; on prépara des harpons et l’on disposa des nœuds coulants. Mais, aux premières balles qu’il reçut, le monstre plongea et passa sous le navire. Il ne tarda pas à reparaître à l’autre bord. Attaqué avec les harpons et blessé par de nouvelles décharges, il disparut deux ou trois fois, et chaque fois il se montrait, quelques instants après, à fleur d’eau. Il agitait ses longs bras dans tous les sens. Mais le navire le suivait toujours, ou bien arrêtait sa marche, selon les mouvements de l’animal. Cette chasse dura plus de trois heures.....

Le commandant de l’Alecton voulait en finir, à tout prix, avec cet ennemi d’un nouveau genre. Néanmoins il n’osa pas risquer la vie de ses marins en faisant armer une embarcation. Il pensa, avec raison, que le monstre aurait pu la faire chavirer, en la saisissant avec un de ses formidables bras. Les harpons qu’on lançait s’enfonçaient dans un tissu mollasse, sans consistance, et en sortaient sans succès. Plusieurs balles (au moins une vingtaine) avaient traversé inutilement divers endroits de son corps. Cependant il en reçut une qui parut le blesser grièvement; car il vomit une grande quantité d’écume et de sang mêlés à des matières gluantes qui répandirent une forte odeur de musc. Ce fut dans cet instant qu’on parvint à le saisir avec un harpon et avec un nœud coulant. Mais la corde glissa le long du corps élastique, et ne s’arrêta que vers l’extrémité, à l’endroit des deux nageoires.

On tenta de le hisser à bord. Déjà la plus grande partie du Mollusque se trouvait hors de l’eau, quand un violent mouvement fit déraper le harpon. L’énorme poids de la masse agit sur le nœud coulant, qui pénétra dans les chairs, les déchira, et sépara la partie postérieure du reste de l’animal. Alors le monstre, dégagé de cette étreinte, retomba lourdement dans la mer, et disparut.

Le morceau détaché pesait une vingtaine de kilogrammes. On l’a porté à Sainte-Croix de Ténériffe.

Il est probable que ce Mollusque colossal était malade ou épuisé par une lutte récente, soit avec un Céphalopode de sa taille, soit avec quelque autre monstre de la mer. On expliquerait ainsi pourquoi il avait quitté les profondeurs de l’Océan et les rochers qui lui servent de repaire, pourquoi il présentait une sorte de lenteur et, pour ainsi dire, de gêne dans ses mouvements, et pourquoi enfin il n’a pas obscurci les flots avec son encre. A en juger par sa taille, il aurait dû lâcher au moins un baril de liqueur noire, s’il avait été bien portant et qu’il n’eût pas épuisé ce moyen de défense dans un récent combat.

M. Berthelot a interrogé de vieux pêcheurs canariens, qui lui ont assuré avoir vu plusieurs fois, vers la haute mer, de grands Céphalopodes rougeâtres, de 2 mètres et plus de longueur, dont ils n’avaient pas osé s’emparer. Aujourd’hui, ce n’est pas sans une certaine émotion qu’ils ont appris l’existence, dans leurs parages, d’un voisin aussi redoutable, quoique

..... Il ait perdu la queue à la bataille.

Très-probablement ce monstre n’est pas le seul de son espèce, ni peut-être de sa taille, aux environs de Ténériffe.

Ce Mollusque est-il un Calmar ou un Céphalopode voisin des Calmars, ainsi que plusieurs journaux ont paru le décider? Si nous en jugeons par la figure que M. S. Berthelot a bien voulu nous communiquer (cette figure a été dessinée, pendant la lutte, par un des officiers de l’Alecton), l’animal possède deux nageoires terminales, comme les Calmars; mais il a huit bras égaux entre eux, comme les Poulpes. On sait que les Calmars, comme les Sèches, ont dix bras, dont deux très-longs. Est-ce une espèce intermédiaire entre les Calmars et les Poulpes? Faut-il admettre, avec MM. Crosse et Fischer, que le Mollusque avait probablement perdu ses grands bras dans quelque lutte antérieure?

Les deux savants malacologistes que nous venons de citer, proposent de désigner le nouveau monstre sous le nom de Calmar de Bouyer[140].

IV

De même que les autres Mollusques, les Céphalopodes sont tantôt nus, tantôt pourvus d’une coquille. Les premiers sont plus nombreux que les seconds. C’est l’inverse, comme on l’a déjà vu, chez les Acéphales et les Céphalés.

Les Céphalopodes testacés sont l’Argonaute et le Nautile.

L’Argonaute papyracé[141] est un mollusque bien connu des anciens, de Pline, par exemple.

L’animal se fait remarquer par ses huit tentacules, assez grands, couverts de deux rangées de suçoirs, dont six étroits, amincis vers l’extrémité et pointus, et deux terminés par une large dilatation membraneuse.

Sa coquille est mince, fragile, roulée en spirale et cannelée onduleusement et symétriquement. Son dernier tour est si grand, proportionnellement, qu’elle a l’air d’une élégante chaloupe dont la spire serait la poupe. (Cuvier.)

Comme le corps de l’Argonaute ne pénètre pas jusqu’au fond de la spire de la coquille, et qu’il n’y adhère point, plusieurs auteurs ont pensé que cette enveloppe n’est pas produite par l’animal, mais qu’il l’habite en parasite après en avoir tué le propriétaire (Rafinesque). Cependant, comme on a toujours trouvé le Mollusque dans la même coquille et jamais dans une autre, et qu’enfin on a constaté déjà dans l’œuf le rudiment de cette même enveloppe (Poli), il faut rejeter cette opinion.

L’Argonaute se sert de sa coquille comme d’un bateau léger, employant ses tentacules étroits, comme des rames qui frappent l’eau de chaque côté, et, d’après Pline, relevant ses tentacules dilatés, comme des voiles. Cette coquille serait un navire dont le matelot se trouverait à la fois le gouvernail, le mât, les rames et la voile (Ch. Bonnet). On a peut-être un peu poétisé l’industrie nautique de ce joli navigateur. Cependant il est très-vrai que, pendant les temps calmes, on voit des troupes d’Argonautes flotter et se promener à la surface de la mer.

Au moindre danger, ces Mollusques plient leurs voiles, rentrent leurs bras, contractent leur corps, et descendent dans la mer.

Le Nautile commun est peut-être plus curieux que l’Argonaute papyracé.

Celui-ci ressemble davantage aux Céphalopodes sans coquille. Il a, comme ces derniers, un sac viscéral, des yeux énormes et un bec de perroquet. Mais sa tête, au lieu de porter de grands tentacules, est entourée de plusieurs cercles de petits bras nombreux, fins, contractiles et privés de suçoirs. (Rumph.)

La coquille du Nautile est grande, épaisse, ornée en dehors de bandes et de flammes d’un fauve rougeâtre. Son intérieur paraît nacré d’une manière assez brillante. Cette coquille est contournée en spirale. Les tours croissent très-rapidement, de telle sorte que les derniers enveloppent les premiers. Mais ce qui la distingue essentiellement, c’est sa distribution en chambres symétriques, séparées par des cloisons transversales et concaves. Vers le milieu de ces dernières, se trouve un trou assez petit, répondant à un entonnoir étroit, lequel produit un siphon qui va d’une chambre dans une autre.

COQUILLE DU NAUTILE COMMUN
(Nautilus Pompilius Linné).

L’animal demeure principalement dans la dernière chambre, qui est la plus spacieuse et la seule largement ouverte. Une sorte de cordon, qui paraît à la fois un tube et un ligament, naît de sa région dorsale, parcourt tous les siphons, et relie ensemble les différentes parties de son corps logées dans les diverses chambres.

Ce Céphalopode polythalame représente jusqu’à un certain point, dans nos mers actuelles, ces coquilles si nombreuses de l’ancien monde, connues sous le nom de Cornes d’Ammon (Ammonites).

On sait que ces fossiles sont divisés aussi en plusieurs chambres; mais leur dernière loge est relativement petite, et non très-vaste. Leurs cloisons sont anguleuses, tantôt ondulées, tantôt déchiquetées. Certaines ressemblent à des feuilles d’Acanthe. Il existe des Cornes d’Ammon depuis la taille d’une lentille jusqu’à celle d’une roue de carrosse. (Cuvier.)

Quelques naturalistes ont cru que ces dépouilles étaient des coquilles intérieures. On trouve encore, aujourd’hui vivant, un petit Céphalopode testacé, appelé Cornet de postillon[142], qui renferme dans la partie postérieure de son corps une coquille blanche, qu’on ne saurait mieux comparer qu’à un cône très-allongé, tordu sur lui-même dans un seul plan, et divisé transversalement en une série de cellules par des lames très-concaves.

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