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Le Témoin: 1914-1916

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XII

Nous restâmes longtemps plongés dans ce silence
Où l’esprit, comme dans un abîme, s’élance
Jusqu’à des profondeurs où les mots ne vont pas.
Enfin le grand vieillard reprit d’un ton plus bas :
— « Oui, vingt siècles auront suffi pour sa victoire.
Vous la mesurez lente au compas de l’histoire ?
Je l’estime autrement. Vous, c’est par millions
Que vous comptez les morts des générations,
Depuis le soir où, sur la croix, Jésus expire ;
Et vous répétez : « Comme il tarde, son empire ! »
Tandis que je me vois seulement séparé
Par vingt hommes au plus, de son siècle sacré.
« A l’heure où Christ, mourant, rentrait dans la lumière
Un enfant m’appela de sa plainte première.
Cet enfant, je le vis s’éteindre après cent ans,
Juste à l’heure où, près d’un berceau, ses fils, contents,
Accueillaient leur enfant à sa première plainte.
Ce fils, le soir de sa centième année atteinte,
Mourut. Et j’en ai vu vingt ainsi, tour à tour,
Lorsqu’un enfant de ses enfants venait au jour,
Expirer ; et je vois que, du siècle où nous sommes,
Si je retourne au Christ par cette chaîne d’hommes,
Vingt hommes seulement, enlacés par la main,
Sont entre nous et le sauveur du genre humain. »
Le grand vieillard se tut. J’avais l’âme étonnée.
A remonter les temps, non d’année en année,
Mais par ces vingt chaînons d’hommes vivant très vieux,
Les uns mourant quand les autres ouvraient les yeux,
Il semblait qu’un esprit divinement agile
M’emportât dans la crèche où naissait l’Évangile.
— « Jésus, qu’on croit si loin de nous, est donc tout près ?
Oh ! comme j’aimerais le voir ! J’arrêterais
Un peu, rien qu’en baisant le bas de sa tunique,
L’homme si merveilleux qu’il reste l’homme unique,
L’exemple, le modèle incomparable et pur,
Le maître maternel, le conseil calme et sûr,
L’être si beau, si calme et si pur, que nous, hommes,
Montrant par là que nous jugeons ce que nous sommes,
Nous n’avons pas admis qu’il fût un d’entre nous,
Et nous ne le nommons qu’en pliant les genoux ! »
Le vieillard souriait :
— « Dans le temps et l’espace,
Dès que l’homme, plus grand que l’homme, se dépasse,
Beau des vertus dont nous n’avons qu’un désir vain,
Nos cœurs, en le suivant, entrent dans le divin.
Et le divin, c’est nous meilleurs, nous bons et justes ;
Le sens en est vivant dans les cœurs les plus frustes ;
C’est le sens de l’amour, et rien n’est au-dessus,
Sinon l’amour lui-même, et l’amour c’est Jésus.
L’homme y va lentement, et par toutes les voies ;
Par les pires douleurs, il marche vers ses joies ;
Vous, vous désespérez du triomphe d’amour ?
Moi, deux mille ans de nuit m’en présagent le jour. »
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