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Le Témoin: 1914-1916
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III
Un vieil usage veut, au pays de mes pères,
Que, le soir, quand les loups sortent de leurs repaires,
On souhaite la paix aux passants inconnus.
Donc, lorsque je joignis ce vieillard aux pieds nus,
Je formulai le vœu qu’un salut accompagne,
Puis j’ajoutai : — « L’orage assombrit la campagne ;
Allez-vous loin, par ces chemins très écartés ?
Je puis — le voulez-vous ? — marcher à vos côtés. »
— « Soyez remercié, bon passant, mais j’ignore,
Chaque soir, en quel lieu me trouvera l’aurore :
Marcher ce soir, demain, toujours, c’est mon destin ;
Et j’arrive du fond d’un passé si lointain
Que ma lassitude est sans mesure ; je porte
Tous les maux et l’espoir de l’humanité morte. »
— « Vous ne m’étonnez point, car moi-même, ô passant,
Je me plains comme vous parfois ; en vieillissant,
On croit porter en soi l’âme même du monde ;
On sent partout la noire éternité profonde ;
On a tout vu, tout lu, tout souffert, on est las,
Et le vœu de mourir alourdit tous nos pas. »
Je dis, et regardai mon compagnon de route ;
Son dos, quoique bombé comme l’arc d’une voûte,
Maintenant semblait jeune et ses pas résolus,
Et je ne sais pourquoi je ne le plaignais plus :
On l’eût dit plein de force, et que son âme seule
Portât l’expérience et l’âge d’une aïeule,
Quand son corps résistait sans peine au poids des temps.
A chaque pas, ses pieds, tout à l’heure hésitants,
Plus raffermis, semblaient prendre, par un mystère,
Un élan de jeunesse au contact de la terre.
Il me dit : — « De quel droit un dégoût si profond ?
L’œuvre lente et sans fin que de longs siècles font,
Aucun siècle n’en voit au loin toute la trame :
Un instant, joie ou peine, occupe seul votre âme,
Comme le site étroit, dans un bois spacieux,
Fourré sombre ou clairière, occupe seul nos yeux. »
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