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Le Témoin: 1914-1916

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XIV

La mer, bouleversée encor, n’était plus noire ;
Les vents changeaient, chassant une nuit provisoire.
… Tout l’azur reparut dans sa sérénité.
— « Oui, me dit le vieillard, le monde est racheté.
Le Christ a, dans nos cœurs, jeté le grain qui lève.
Lentement, des héros réalisent son rêve,
Et son amour en eux resplendit, tout pareil
(Si ton cœur sait le voir) au radieux soleil. »
— « Vous triomphez ! je suis convaincu, répondis-je ;
Ce triomphe à lui seul me paraît un prodige ;
J’abjure devant vous mon scepticisme vain :
Des héros m’ont prouvé l’héroïsme divin ! »
Or, juste à ce moment, où le vieillard étrange
Me montrait l’idéal, fixe lorsque tout change,
Et sous le faux réel, qui seul nous apparaît,
Dieu rayonnant en nous comme un soleil secret,
Dans cet instant de joie et d’extase féconde,
Où la paix nous semblait l’espoir certain du monde,
Un cri troubla la terre, et, déchirant les airs,
De nouveau souleva la profondeur des mers :
— « Aux armes ! » —
Des clairons stridaient, sonnant la charge,
Et la terre troublait les mers jusqu’au grand large :
Un peuple épouvantable, armé de fer, de feu,
De gaz mortels, et se disant l’élu de Dieu,
N’étant, esprit et chair, qu’appétit d’ogre immonde,
Marchait, organisé, contre l’ordre du monde !
Tout le génie humain dompteur de l’élément,
Ce peuple élémental, sauvage savamment,
Le tournait contre l’homme en outil de torture ;
Lui-même il s’était fait monstre, par la culture !
Méthodiquement serf d’un prince carnassier,
Le Teuton, formidable automate d’acier,
Ou chair amalgamée au corps des mitrailleuses,
Colosse lourd de force et de haine orgueilleuses,
Proclamait, — espérant figer ses ennemis
Dans l’horreur, — que tout crime, à la guerre, est permis !
Ses plus graves savants, et ses poètes même,
Contresignaient d’un cœur tranquille un tel blasphème !
Et ce peuple, avili par un si haut conseil,
Ce peuple, tel qu’on n’en vit pas sous le soleil,
Traînait captifs au loin femmes, enfants en larmes,
Des êtres impuissants à manier les armes,
Les grands-pères, craintifs et muets, consternés…
Ces Allemands, parfois, en lâches forcenés,
Faisaient de leurs captifs, sur leur front de bataille,
Un rempart défenseur, pitoyable muraille,
Où, frémissants d’amour, de haine, — de douleurs,
Les soldats ennemis, reconnaissant les leurs,
Vaincus par leur pitié, reculaient d’épouvante,
Tremblant de mutiler la muraille vivante !
Nietzsche, spectre dément, planait sur tout cela,
Et, non moins fou, Guillaume, invoquant Attila,
Criait : « Viole ! tue ! égorge enfants et femmes ! »
Des prêtres, torturés par les reîtres infâmes,
Les yeux vers le ciel vide, y cherchaient Dieu, l’Absent !
Tout nageait dans le sang ; partout du sang ! du sang !
Les rivières étaient de sang et coulaient pleines !
Et des fuyards, au flanc des monts ou dans les plaines,
Couraient, se retournant pour regarder au loin
Leur ville en flamme ; et Dieu, leur juge et leur témoin,
Laissait faire ! et, dans sa fureur démoniaque,
L’agresseur, prétendant que c’est lui qu’on attaque,
Coupait des mains, des cous d’enfant, brûlait vivants
Des vieillards ; tout fuyait, comme l’eau sous les vents ;
Et le viol hideux, à face simiesque,
Prenait — détail horrible en l’horreur gigantesque —
Des vierges, qui fuyaient la vie éperdument
Parce que c’était fuir l’affreux enfantement !
Criminels au hasard, sur l’enfant, sur les mères,
Du haut du ciel, les zeppelins, sombres chimères,
Lâchaient leur bombe ! et quand l’avion surgissant
Les attaquait, alors le ciel pleurait du sang !
Plus d’asile ! Et sur les grands steamers d’Angleterre,
Qui semblaient à l’abri des fureurs de la terre,
Des passagers (toujours des faibles, et toujours
Des femmes, des enfants, sans armes, sans secours !)
Voyaient surgir, dans les houles des mers d’Europe,
Le dos du sous-marin ou l’œil du périscope…
La torpille frappait le grand navire au flanc ;
Et, colosse blessé, chancelant et soufflant,
Il entraînait, dans les fonds glauques des abîmes,
Avec lui, des milliers d’innocentes victimes
Qui priaient, qui voulaient la vie éperdument…
Et, terre et mer, le monde entier criait : « Maman ! »
Comme pour réveiller, dans son ombre éternelle,
L’amour, le Dieu muet, la Cause maternelle !
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