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Le Témoin: 1914-1916

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XIII

— « L’aube avait ébloui de ses plus douces flammes,
M’écriai-je, nos yeux trompés comme nos âmes.
Tantôt, quand sa candeur argentait les sommets,
Les orages semblaient vaincus à tout jamais ;
Et maintenant, voyez, le chaos recommence :
Une nuit matinale emplit le ciel immense ;
J’entends d’ici souffler les chevaux de la mer
Qui se cabrent, montés par les démons de l’air,
Et déjà la forêt, cette autre mer mouvante,
Paraît s’enfuir, courbée et criant d’épouvante.
Que de vaisseaux, par un tel vent, vont naufrager !
Venez sur la hauteur, où, loin de tout danger,
Nous jouirons de voir, selon le vieux Lucrèce,
Les gestes éperdus des marins en détresse… »
Il comprit le sarcasme, et dit, sans plus : « Venez. »
Un très grand crucifix, à mes yeux étonnés,
Surgit. Nous arrivions sur un plateau sévère
Que ce haut Christ de bois transformait en Calvaire.
L’orage assombrissait deux tristes horizons :
La plaine vers le nord, cultures et maisons,
Qui, sans trop en souffrir, subissaient la tourmente,
Et, dans le sud, la mer qui toujours se lamente,
Qui fait, d’un seul soupir, osciller sur son dos
Les cuirassés de fer comme d’humbles fardeaux,
Et qui peut, s’il lui plaît, en rugissant de joie,
Dévorer ces volcans comme une faible proie.
La mer ! Combien a-t-elle englouti d’armadas !
Or, sur les flots grondants, j’aperçus, tout là-bas,
Au bout d’un mât penchant, secoué par les lames,
Un pauvre être ! — Et, de tous nos yeux, nous regardâmes.
Le navire englouti vibrait à tous les chocs
Des lourds ressacs, dont la fureur brise des rocs.
Seul, le mât, émergeant du formidable abîme,
Secouait, comme un fruit perdu, l’homme à sa cime.
Je songeais : — « En effet, cet homme est bien perdu !
Par qui son cri lointain serait-il entendu ?
Et, le fût-il, qui donc quitterait le rivage
Pour arracher sa proie à cette mer sauvage ?
Un bon Samaritain qui descend de cheval
Pour panser un blessé, fait un acte banal,
Facile, mais devant ce gouffre épouvantable,
Il faut être un héros pour être charitable ! »
Et voici qu’apparut, au large, en plein danger,
Un canot ! — S’élevant, comme pour mieux plonger,
Sur l’écumeux sommet d’une lame puissante,
Il tomba vers les fonds par la pente glissante,
Pour remonter sans fin sur les monstrueux flancs
De ces montagnes d’eau, sombres, aux sommets blancs.
Et douze hommes — ce nombre est cher à l’Évangile —
Attaquaient l’ouragan dans cet esquif fragile.
— « Ce spectacle est divin ! me dit alors le Juif ;
Si tu cherches la vérité, sois attentif,
Encore plus qu’à ma parole, à ce spectacle.
L’action de ces gens est un humain miracle.
Pour sauver un seul homme ils vont douze à la mort.
Rester dans leur logis leur serait un remord ;
Même, ils ont pris conseil de leur femme attendrie ;
Connaissent-ils du moins cet homme, ou sa patrie ?
Non. Fût-il ennemi, qu’ils lui tendraient la main.
Ils sont les sauveteurs, gloires du genre humain !
Et ces simples pêcheurs, si pauvres et si braves,
Sont les fils, rachetés, de ces pilleurs d’épaves
Qui, traîtres, allumaient, la nuit, par mauvais temps,
A terre, çà et là, de grands feux éclatants,
Pour attirer, — c’était la coutume barbare —
Sur des rocs, un vaisseau que la lumière égare,
Et qui, trahi d’abord, était enfin pillé…
« Depuis ce temps, un siècle à peine est écoulé !
« Et, devant ce canot qui s’abaisse et remonte,
Sans cesse, sur des monts écroulés qu’il affronte,
Je vois, plus lumineux que l’aveuglant éclair,
Le spectre de Jésus qui marche sur la mer. »
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